Humilité et relation — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Humilité et relation

Par dom Victor - 10 sept 06

L’Échelle de l’Humilité
un chemin vers la relation.


Dimanche 27 août 2006


On peut relire l'Échelle de l'Humilité du chapitre 7 de la Règle de saint Benoît comme un apprentissage de la relation à l’autre. Saint Bernard a eu cette intuition très heureuse de la relire dans son texte L'Échelle de l'orgueil comme une échelle de la vérité. Cette relecture se situe bien dans la ligne du charisme de Cîteaux en quête d’authenticité et de vérité. La vérité pour Bernard, c’est le Christ lui-même qui s’est dit la voie, la vérité et la vie. Cette connaissance de la vérité que procure l’humilité permet d’entrer dans la connaissance du mystère tel que le Père le révèle aux petits et aux humbles. Mais, avant de gravir les échelons de cette échelle, Bernard distingue trois degrés de vérité : le premier degré de vérité est la connaissance de soi ; il conduit à la miséricorde pour autrui, qui est le deuxième degré de vérité ; le troisième degré de vérité est la contemplation de Dieu lui-même. Pour accéder à cette vérité Bernard propose de reprendre le chemin que nous avons suivi en nous laissant conduire par l’orgueil. Il va donc commencer par le 1er degré d’orgueil qui correspond au 12e degré de l’humilité pour finir par le 12e degré d’orgueil qui correspond au 1er degré d’humilité. Plutôt que de monter l’échelle il nous invite donc à la descendre. Cette liberté que prend st Bernard nous autorise, dans la culture d’aujourd’hui, à relire ce chapitre 7 de la Règle comme une montée vers la relation. J’organise cette lecture en six étapes. J’éclaire tout d’abord le début de ce chapitre par sa conclusion et je rapproche ensuite les premiers degrés des derniers.
      Que l’échelle dressée par Benoît soit une échelle de la relation, les anges qui montent et descendent le long de l’échelle le montrent à l’évidence. Quant aux échelons, ils ont été disposés par Dieu et c’est Dieu lui-même qui nous invite à les monter (v.9).

1re étape.
Se souvenir de Dieu, vivre en présence de Dieu (1er degré) pour parvenir à l’amour parfait du Christ (sommet)
      Au premier degré le moine, et même tout chrétien, prend conscience de la présence de Dieu et il s’efforce de vivre en cette présence, d’en garder sans cesse le souvenir. C’est la relation la plus fondamentale, celle qui nous relie à Dieu. Sans cette relation, sans cette ouverture à Dieu, l’homme demeure enfermé dans son univers. Cette échelle nous montre que, pour atteindre à la relation parfaite qu’est l’amour, il faut passer par ces échelons qui nous mettront, à chaque étape, en relation avec les autres. Vivre sous le regard de Dieu fait naître en notre cœur le désir que sa volonté se réalise en nous (v.20). On cherche pour cela le chemin qui sera le plus sûr et qui ne nous conduira pas loin de Dieu pour toujours [en enfer] (v.21). Quand les désirs me tentent, la présence de Dieu à mes côtés me permet d’y résister et je dis avec le psalmiste : tout mon désir est devant Toi (Ps 37,10) (v.25).
      Parvenu au sommet de l’échelle, le moine en vient à aimer Dieu d’un amour parfait et non plus à vivre sous son regard dans la crainte. Il n’a plus peur de souffrir loin de Dieu pour toujours [en enfer] mais il agit parce qu’il aime le Christ (v.69). Comment grandir ainsi dans l’amour sans grandir en même temps dans la relation ?Découvrir que Dieu est amour et garder sans cesse devant les yeux cette certitude nous fait prendre le chemin de la vraie relation aux autres. Ainsi les fruits récoltés par celui qui a gravi tous ces échelons montrent le but à celui qui commence l’ascension.
Mais avançons par étapes.

2e étape.
Fuir sa volonté égoïste fait entrer dans le mouvement de kénose du Christ (2e degré) ; y correspond, au 12e degré, l’attitude du publicain que la parabole oppose au pharisien refermé sur lui-même.
      Le 2e degré d’humilité consiste à détester sa volonté propre et à ne pas se complaire dans l’accomplissement de ses désirs (v.31). Le premier obstacle à toute relation n’est-il pas cette volonté égoïste ? Le moine ou le chrétien ne veut plus suivre ses désirs et renonce à lui-même pour s’ouvrir à l’Autre, pour faire la volonté de l’Autre. Il entre par là dans le mouvement de kénose et d’abaissement dans lequel est entré Jésus dès le début de sa mission. Lors de son séjour au désert, Jésus ayant faim est tenté de satisfaire ses désirs ; il en triomphe en se nourrissant de la seule parole de son Père. Cette étape décisive le conduira jusqu’à l’agonie de Gethsémani : non pas ma volonté mais la tienne !
      Au 12e degré, le moine est parvenu à cette disposition. Il ne s’agit plus d’une simple conviction de l’esprit mais tout son être est devenu soumission à Dieu. Il fait sienne l’attitude du publicain que Jésus lui-même déclare être devenu juste aux yeux de Dieu. A l’opposé se trouve le pharisien qui cultive son moi et transforme son ascèse et toute sa religion en un enfermement sur lui-même. Plus aucune relation aux autres n’est possible puisqu’il les juge et les méprise. Il pense prier Dieu en se croyant au-dessus des autres. En fait le Dieu auquel il s’adresse n’est autre que sa propre image que lui renvoie son orgueil. Ne voyant que sa justice il est complètement aveugle sur son péché. Le moine humble de ce 12e degré, lui, est conscient de sa faiblesse, aussi est-il tout entier ouvert à la grâce et à la miséricorde de Dieu. Le 12e degré, c’est le sommet de la petite voie de Thérèse, déclarée docteur de l’Église !

3e étape.
Le 3e degré demande de se soumettre à un supérieur parce qu’on aime Dieu ; le moine arrivé aux 9e – 10e - 11e degré évite de parler et de se mettre en avant
      Le 3e degré est déterminant, il marque l’engagement dans la voie monastique : c’est la décision, le choix libre d’obéir à un supérieur pour être sûr d’obéir à Dieu. Le chemin de l’obéissance devient le « sacrement » du moine comme l’est le mariage pour les gens mariés. En choisissant librement, délibérément, cette voie, nous sommes sûrs de ne plus faire notre volonté et donc d’être suffisamment libres pour obéir à Dieu. Mais ce chemin passe par cette relation particulière qu’est l’obéissance à l’abbé ainsi qu’à tous ceux qui partagent son autorité et ils sont nombreux dans la communauté. De toute façon quand on a vraiment décidé d’obéir, que l’on veut obéir, peu importe à qui on obéit ; aussi la conséquence toute naturelle sera l’obéissance mutuelle, sachant que par cette voie de l’obéissance ils iront à Dieu (71, 2).
      Face à cette attitude j’ai groupé les degrés 9,10 et 11 qui se ressemblent beaucoup et qui décrivent le comportement extérieur du moine qui évite de se mettre en avant. Il attend qu’on l’interroge avant de parler (9e degré). Il n’est pas dissipé, ne se fait pas sans cesse remarquer par des rires et des plaisanteries (10e degré). Quand il s’exprime, il le fait en peu de mots, avec des paroles de bon sens, avec cette sagesse des humbles qui ont appris non seulement à obéir mais surtout à écouter (11e degré). Qui sait obéir sait écouter. Au contraire, celui qui parle beaucoup, qui plaisante de tout et de rien est incapable de vraie relation, personne ne lui fait confiance. Il vit à la superficie de lui-même et il serait étonnant qu’il cherche vraiment à obéir.

4e étape.
Accueillir l’autre dans sa vie, même dans des situations d’injustice (4e degré) et se couler dans la vie commune (8e degré)
      Le 4e degré est certainement le plus difficile et le plus décisif dans cette relation aux autres. Il décrit des situations où nous nous trouvons face au scandale de l’injustice, de la contradiction. St Benoît le développe sur tout une page. Il envisage tous les cas d’une obéissance en crise. On n’en sort vainqueur que par une patience à toute épreuve et surtout par une relation à Dieu qui est déjà bien avancée dans l’amour. A cause de Toi on nous condamne à mort tous les jours… Et pleins de joie ils ajoutent : dans toutes ces souffrances, nous remportons la victoire à cause de Celui qui nous a aimés (Rm 8,37) (v.38-39). St Benoît ne craint pas de nous dire que ces épreuves sont dans la logique de l’obéissance que nous avons choisie : Tu as placé des hommes sur nos têtes (Ps 65,12) (v.41). Comme toute crise, si nous la surmontons, elle approfondit et affermit notre relation à Dieu. Mais ce combat, ce sont les frères qui nous le font subir. On les frappe sur une joue, ils présentent l’autre ; on prend leur vêtement, ils donnent celui qui leur reste encore. On leur demande de faire un kilomètre, ils en font deux (Mt 5,39-41). Avec l’apôtre Paul, ils supportent les faux frères (2 Cor 11, 26) (v.42-43). Être éprouvé par ses propres frères est sans doute ce qui est le plus douloureux. Personne ne doit être responsable d’une telle situation mais elle s’est rencontrée dans la vie de plusieurs saints et souvent entre deux saints !
      Le 8e degré peut se lire en parallèle puisqu’il nous demande de se couler dans la vie commune en tout. Après de telles épreuves, si nous sommes demeurés fidèles, c’est que vraiment nous aimons la communauté, que nous l’avons comme épousée. Si nous avons su obéir dans de telles contradictions et injustices, comment ne le ferions-nous pas spontanément dans les petits détails de nos journées sans chercher à nous singulariser ni à paraître différent et donc meilleur et plus intelligent que les autres. C’est le degré de la grande souplesse pour se couler dans le comportement de l’autre. A l’opposé de ce 8e degré se trouve l’attitude de celui qui se croit généreux en choisissant un travail qu’il juge méprisé par les autres mais se dispense de la vaisselle avec tout le monde, il fait sa lectio pendant que les autres travaillent et va à son emploi aux heures de la lectio… Le 4e degré joint au 8e constitue déjà à mes yeux un sommet. Il y a plusieurs sommets, ou plusieurs croix, dans cette ascension !

5e étape.
5e degré : avouer ses pensées grâce à une totale confiance en l’autre et une profonde défiance de soi ; 7e degré : non seulement se dire le dernier mais le croire du fond du cœur
      Le 5e degré peut paraître relever de la dévotion privée. Il suppose une grande confiance en l’autre, qu’il s’agisse de son confesseur, de son père spirituel ou d’un ami. Mais cette confiance repose sur la foi, car c’est à Dieu que je m’adresse à travers ce frère, et sur une défiance de soi. Nous savons tous par expérience combien nous sommes lucides sur les autres et aveugles sur nous-mêmes ; nous le constatons chez les autres mais nous acceptons difficilement de reconnaître que nous agissons de même. Cette confiance en l’autre suppose que l’on a banni toute crainte, tout respect humain. En avouant non seulement ses fautes mais ses pensées secrètes on fait preuve d’un profond désir de vérité, de clarté, pour chasser de son cœur tout faux-semblant, toute hypocrisie. Nous tenons à être dans la vérité afin de vivre des relations vraies.
      Je trouve en parfaite concordance avec cette attitude le 7e degré qui nous présente le moine ne se contentant pas de se déclarer avec la bouche le dernier et le plus misérable de tous mais qui le croit du fond du cœur (v.51). Quand les autres l’abaissent il s’en trouve même heureux. Il est parvenu à une relation heureuse avec tous, avec ceux qui le louent comme avec ceux qui le méprisent. Pensons à Jésus et à l’opinion qu’on se faisait de lui : de Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? Au sujet de cette humilité désarmante du Christ, le P. Rondet fait remarquer précisément qu’elle « se reconnaît à ce qu’elle ouvre à des relations humaines fraternelles avec tous, sans barrières, ni gêne pour personne». (Michel Rondet, Laissez-vous guider par l'Esprit, Petit traité de théologie spirituelle ; Bayard, 2005, p. 109)

6e et dernière étape.
Du 6e degré d’humilité je retiens ces deux expressions : Être content de tout et je suis toujours avec toi
      Ce 6e degré qui n’a l’air de rien, un peu comme le 8e, est fondamental. Il est le critère de l’homme vraiment humble et obéissant et surtout de l’homme qui aime vraiment ses frères et sa communauté. C’est l’homme toujours heureux et qui rend les autres heureux. Il ne s’agit pas simplement d’un tempérament heureux et optimiste mais d’une joie proprement mystique, d’une joie provenant d’une relation profonde et d’une intimité avec Dieu. Il dit avec le psalmiste : Je ne suis plus rien du tout et je ne sais rien. Je suis comme une bête devant toi. Pourtant, moi, je suis toujours avec toi. (Ps 72, 22-23) (v.50). C’est la grâce à demander pour soi et pour chacun de nous. Être content de Dieu, être content de ses frères, c’est le secret de la joie parfaite, telle que la présente saint François d’Assise et le critère de la vraie relation, une relation qui fait naître la joie dans tous les cœurs.