La confiance, un chemin de liberté et de joie — Abbaye de Tamié

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La confiance, un chemin de liberté et de joie

Par dom Victor


La confiance, un chemin de liberté et de joie

Par dom Victor - Abbé de Tamié
Dimanche 14. 01. 07

 

       Pour vivre en frères et sœurs, dit le document romain sur la vie fraternelle, il faut parcourir un vrai chemin de libération intérieure[i]; j’ajouterai que l’on avance sur ce chemin par la confiance. Mais le texte reconnaît que ce chemin de conversion, du vieil homme qui tend à se fermer sur soi à l’homme nouveau qui se donne aux autres, est long et pénible. Il est bon, en début d’année, de s’examiner sur la qualité de notre vie fraternelle. Elle est le lieu de notre véritable combat en même temps que la vérification de la qualité de notre prière. Si notre prière est une relation avec Dieu, si elle procède d’une vraie charité elle se traduira en accueil de l’autre et en cette écoute qui est obéissance à Dieu comme à l’autre. Le Cal Daniélou nous disait que le critère d’une civilisation était sa capacité de passer de la peur de l’autre à l’hospitalité. Tous les conflits actuels proviennent d’une peur de l’autre. Et cette méfiance qui s’insinue partout met en danger notre civilisation même. Pour qu’elle ne mette pas en danger notre vie communautaire, il faut, comme me disait Philippe l’autre jour, monter sur le toit pendant qu’il fait beau. Quand il fera mauvais temps ce sera trop tard.

       Aussi, demandons-nous, en ce début d’année où en est notre confiance mutuelle par rapport à l’année passée et comment augmenter, approfondir, faire davantage rayonner cette confiance. Nous le souhaitons tous car tous nous avons besoin de confiance pour vivre heureux, pour goûter la joie du cœur. Alors, pourquoi nous laissons-nous surprendre parfois à être agressifs, violents, intolérants, irrités ou tout simplement critiques vis-à-vis des autres ?  

1) Aux sources de la confiance

       Le document romain que je citais dit que  chez les contemplatifs la vie fraternelle prend des dimensions très vastes et très profondes, qui dérivent de l’exigence fondamentale de leur vocation spéciale, c’est-à-dire la recherche de Dieu seul dans le silence et la prière. Leur attention prolongée à Dieu rend particulièrement délicate et respectueuse leur attention aux autres membres de la communauté, et la contemplation devient une force libératrice de toute forme d’égoïsme (n.10). Je le souhaite mais en est-il toujours ainsi ? Correspondons-nous à ce portrait qui peut paraître idéalisé ? Le texte a soin d’ajouter : Quand on oublie cette dimension mystique et théologale, liée au mystère de la communion divine présente et communiquée à la communauté, on en vient irrémédiablement à oublier aussi les raisons profondes de vivre en communauté, de construire patiemment la vie fraternelle (n.12).

       La grâce de Noël renouvelle chaque année notre regard sur l’humanité : la nôtre et celle du prochain. Nous sommes invités à voir en toute réalité humaine une dimension sacramentelle qui nous manifeste Dieu. Cette dimension sacramentelle, c’est précisément ce mystère de la communion divine présente et communiquée à la communauté.  

       Un texte du père Liégé sur le vrai sens du péché disait ceci : Celui qui pèche n’a ni vu ni connu Jésus Christ. C’est donc par rapport à l’intimité de vie avec Jésus Christ qu’intervient, comme une infidélité personnelle, le péché…Être enfant de Dieu, pratiquer la sainteté, imiter Jésus Christ le Saint, aimer ses frères : c’est tout cela que contredit le péché. Et pas seulement des lois, fussent-elle divines. Et pas seulement un idéal, fut-il des plus généreux. Il faut avoir entrevu que Dieu est Saint, que le Christ est Saint, que le chrétien est appelé à être saint comme Dieu en imitant son chef Jésus Christ, pour comprendre la vraie réalité du péché. Ainsi, quand je pèche, je contredis en moi l’emprise de l’Esprit du Christ et la loi intérieure d’imitation du Christ qui doit animer toute mon existence.

       Être enfant de Dieu, pratiquer la sainteté, imiter Jésus Christ le Saint, aimer ses frères, tout cela se tient, tout cela ne fait qu’un.

2) Une exigence pour notre Ordre aujourd’hui

Experts en communion, les religieux sont appelés à être, dans la communauté ecclésiale et dans le monde, témoins et artisans de ce projet de communion qui se trouve au sommet de l’histoire de l’homme selon Dieu.[ii] Ce projet, Dieu le réalise avec nous par la présence de sa communion trinitaire dans notre humanité.

       Le Chapitre général de 1974 a su discerner cette exigence de l’Esprit pour nos communautés : On note parmi les moines de l’Ordre le besoin de passer d’une attitude ascétique s’exprimant dans une fidélité personnelle aux observances à une autre attitude ascétique s’exprimant dans un effort de charité fraternelle authentique. L’ouverture des frères dans l’écoute, le dialogue, l’obéissance mutuelle et l’amitié sera le trait principal de ce changement.  

       Ce programme ne reste-t-il pas trop souvent un souhait, un idéal ? On a besoin d’entretenir en soi un certain idéal mais il doit se traduire en actes concrets. Cassien dirait : si tu veux atteindre la fin que tu te proposes, l’idéal, fixe-toi un but et ne lâche pas du regard ce but. C’est ainsi qu’il nous invite à observer comment l’agriculteur, l’artisan ou le commerçant se fixent un but immédiat en vue de la fin à atteindre. L’idéal a une force d’entraînement mais peut devenir une simple projection de soi, une évasion. Il doit se traduire en actes concrets, des gestes qui nous obligent à sortir de nous-mêmes. On rêve de solitude, d’amour fraternel, de contemplation, tout cela est bien. Mais le but est de sortir de soi pour imiter le Christ et aimer ses frères. C’est ce qu’exprime le document romain : Leur attention prolongée à Dieu rend particulièrement délicate et respectueuse leur attention aux autres membres de la communauté, et la contemplation devient une force libératrice de toute forme d’égoïsme.         

3) Apprendre à collaborer

       C’est la première attitude à cultiver. Je dois reconnaître qu’il existe un réel effort en ce sens dans notre communauté. Mais on peut toujours faire des progrès. Il est parfois plus facile, semble-t-il, de collaborer avec quelqu’un de l’extérieur qu’avec un frère. Collaborer c’est se mettre sous le même joug comme deux bœufs, et pour nous ce joug, c’est celui du Christ. Collaborer c’est recevoir et apprendre de l’autre, c’est partager sa responsabilité, ses connaissances, c’est accepter que l’autre prenne des initiatives, des décisions…C’est le respecter, c’est lui faire confiance …

       Ce n’est pas aussi simple qu’il paraît. Certains tempéraments sont incapables de collaborer : ou c’est toi qui le fais ou c’est moi ! A la limite on peut se demander si leur célibat n’est pas davantage fruit de leur tempérament que signe d’une préférence d’amour.

       Collaborer, c’est avoir cette inclination du cœur qui accepte que l’autre entre dans ma vie. Là débute la vraie confiance. A partir de là on s’ouvre à cette obéissance mutuelle décrite aux chapitres 71 et 72 de st Benoît. Toute critique devient alors impossible puisque je suis heureux de faire la volonté de l’autre, puisque j’ai accepté cette volonté de l’autre avec ses conséquences. J’ai donné à mon frère une clef qui lui permet d’entrer dans ma vie, que ce soit dans mon emploi du temps, ma façon de voir, mon organisation…

       Bien sûr dans un emploi géré à deux il est bon de préciser les tâches de chacun : que ce soit à l’hôtellerie, à la cuisine, à la fromagerie… Mais on ne se comporte pas de la même façon avec un frère qui nous est donné comme collaborateur qu’avec celui qui est envoyé pour une tâche précise, par exemple pour nettoyer les vitres. Cette collaboration dans la confiance construit la communauté. Nous connaissons tous des communautés où le manque de collaboration est à la racine de bien des difficultés, y compris parfois le manque de persévérance des vocations.

            Dépendre ainsi de l’autre, c’est donner sa vie, mais c’est aussi recevoir le don de l’autre, c’est devenir capables d’aider et d’être aidés, de remplacer et d’être remplacés. C’est en même temps contribuer à la croissance de l’autre. Nous lisions dans la constitution sur la filiation que paternité et filiation se concrétisent en aide et soutien mutuel. A plus forte raison entre nous. J’insiste pour dire qu’il s’agit avant tout d’une attitude du cœur : être heureux de dépendre de l’autre, y trouver sa joie. Si on commence à discuter pour chaque cas, c’est que le cœur  n’y est pas. Par le combat de la soumission nous rendons témoignage que Jésus est le Fils de Dieu, disait Syméon Studite. Cette pensée est très forte.  Elle nous sort d’un idéal qui en resterait au niveau des idées ; elle nous met dans le concret de notre humanité, dans le mystère même de Noël. Ou si vous préférez la phrase de Guerric : J’aimerais passer autant de temps dans la soumission que Jésus en a vécu soumis à Joseph et Marie. Peut-être que le mot ‘soumis’ sonne mal, il peut donner l’impression d’une certaine passivité. C’est pourtant le sens du mot ‘musulman’ je crois. Personnellement je préfère parler de dépendance. La dépendance peut être ou filiale ou fraternelle. C’est toute la démarche du chapitre 7 de la Règle sur l’humilité. J’ai essayé de montrer dans une autre conférence comment cette ascension de l’humilité décrite par st Benoît est une véritable école de la relation.

4) Créer un climat de confiance mutuelle

       Un climat de confiance mutuelle est en même temps un climat de liberté et de joie. La confiance est quelque chose de progressif, c’est une croissance. On ne peut demander une confiance totale immédiate. Ce serait naïveté, inconscience, irresponsabilité. La confiance se mérite mais surtout elle se donne. Elle ne vient pas toute seule. Elle suppose un cœur qui se donne, un cœur qui s’ouvre à l’autre, qui accueille, qui est heureux de recevoir et de dépendre…Surtout, la confiance fait grandir, fait naître la confiance en retour et elle peut remettre quelqu’un debout. Mais c’est un combat difficile. Pourquoi ? Là encore à cause de la peur : on doute de l’autre, alors on a peur de donner sa confiance. Les grands apôtres de l’éducation ou de la charité, dom Bosco, Monsieur Vincent, sont des hommes qui ont su faire confiance, qui ont su donner leur confiance.et faire grandir les autres dans la confiance.  

       Jésus est un homme qui fait confiance. Personne ne t’a condamnée ? Moi, non plus, je ne te condamne pas, va et ne pêche plus ! (Jn 8,10-12) A l’intolérance de Simon le pharisien Jésus répond : Simon, j’ai quelque chose à te dire…tu vois cette femme…ses péchés si nombreux ont été pardonnés parce qu’elle a montré beaucoup d’amour (Lc 7, 47). A Pierre qui l’a renié il manifeste un surcroît de confiance, un surcroît d’amitié. Cette confiance sans limite de Jésus relève Pierre et l’ouvre à un amour sans limite.

       C’est ainsi que la communauté devient une ‘schola Amoris’, …une école où l’on apprend à aimer Dieu, à aimer les frères avec lesquels on vit, à aimer l’humanité qui a besoin de la miséricorde de Dieu et de la solidarité fraternelle (n.25). Rappelez-vous cette citation de st Isaac : Vois, mon frère, un commandement que je te donne : que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance jusqu’au moment où tu sentiras en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve envers toi et le monde.

            L’idéal communautaire ne doit pas faire oublier que toute réalité chrétienne s’édifie sur la faiblesse humaine. La communauté idéale et parfaite n’existe pas encore : c’est dans la Jérusalem céleste que se réalisera la parfaite communion des saints. (n.26) Aussi la plus pernicieuse de toutes les imperfections, nous disait le Bx Paul Giustiniani, est de trop ressentir les imperfections des autres et de ne pouvoir les supporter d’une âme toujours égale, puisque l’on est soi-même très imparfait au moins sur ce point-là, même si l’on a par ailleurs de grandes vertus.

       Sachons plutôt voir les progrès, la bonne intention et ne pas rester fixés sur le geste ou la parole malheureuse que l’on garde et que l’on fait macérer dans le cœur tout l’hiver avec une pierre par-dessus comme lorsqu’on faisait de la choucroute ! Je termine par une dernière citation que je vous ai déjà lue, tirée toujours du même document :

       Il ne faut pas oublier que la paix et le plaisir d’être ensemble demeurent l’un des signes du Royaume de Dieu. La joie de vivre, même au milieu de difficultés…fait déjà partie du Royaume. Cette joie est fruit de l’Esprit…une fraternité sans joie est une fraternité qui s’éteint…Une communauté riche de joie est un véritable don du Très Haut, accordé aux frères et sœurs qui savent le demander, et qui s’acceptent mutuellement en s’engageant dans la vie fraternelle avec confiance en l’action de l’Esprit (n.28).

       Cette transformation de notre vie communautaire en confiance et en joie, ne serait-ce pas le signe de Cana que l’on peut confier à Marie pour que son fils le réalise ?


[i] Congregavit nos in unum Christi amor, La vie fraternelle en communauté (Rome, 1994) n. 21.

[ii] La vie fraternelle en communauté, n. 10.