Homélie - St Benoît — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Homélie - St Benoît

Par Fr. Bruno
Écoute mon fils !

 Fête de saint Benoît
Père des moines d'Occident
Patron de l'Europe

Mt 19, 27-29 : Alors Pierre prit la parole et dit à Jésus : « Voilà que nous avons tout quitté pour te suivre : alors, qu’est-ce qu’il y aura pour nous ? ». Jésus leur déclara : « Amen, je vous le dis : quand viendra le monde nouveau [lit. la nouvelle genèse], et que le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous-mêmes sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Et tout homme qui aura quitté à cause de mon nom des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou une terre, recevra beaucoup plus, et il aura en héritage la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers, beaucoup de derniers seront premiers.

Qui est saint Benoît, celui que nous fêtons aujourd’hui ?

A cette question, chacun d’entre nous répondra sans hésiter « il est notre père ».

Mais cela ne ferme pas les discussions parce que ce père-là garde quelque chose de mystérieux : nous avons une règle non signée et un portrait fait une génération plus tard[1]. Fait par un grand pape, semble-t-il, mais un portrait suffisamment différent de la règle pour qu’on ait pu se demander si on parlait bien du même homme.

Alors, les jésuites ont leur saint Ignace ; Alors, les jésuites ont leur saint Ignace, les frères prêcheurs un fondateur bien identifié qui s’appellerait saint Dominique et les frères mineurs un saint François. Et nous, est-ce que nous aurions un père inconnu ?

Puisque je n’ai aucune compétence en histoire ou en patrologie pour trancher dans ce débat, je m’en tiens à la question, d’ailleurs elle nous invite à réfléchir à la façon dont un tout petit enfant découvre son père.

Pour un enfant, son père c’est l’homme auquel sa mère est attachée. Et quand les choses sont faciles, les yeux de la mère et l’état-civil disent la même chose en désignant une seule personne. Parfois, on le sait, les choses sont moins simples mais des ouvertures inattendues peuvent justement surgir dans les situations hors norme, et l’Ecriture nous montre abondamment que Dieu sait très bien s’en servir pour faire surgir un surcroît de fécondité.

Or, la communauté qui nous a reçu, qui nous a façonné dans notre identité fraternelle et qui a donc été pour nous une figure très concrète de la mère Eglise a orienté nos regards vers ce saint mystérieux. Et justement, permettre à l’enfant d’entendre la parole du père, c’est un rôle de la mère, tout autant que de lui donner le sein. Depuis Freud, on ne cesse de nous redire toute l’importance de ces jeux de relations entre parents et enfants, nous l’avons entendu mille et mille fois.

Notre situation n’est donc pas nécessairement un malheur, elle nous appelle à faire confiance à une tradition qui nous donne une voix à écouter. La parole de saint Benoît, justement, est vraiment paternelle parce qu’elle ne nous renvoie qu’à ce qu’il a lui même reçu et qui l’a fait vivre, dont il a fait notre règle de vie. Ce fameux biographe le dit lui aussi, « en aucune façon, le saint homme n’aurait pu enseigner autre chose que ce qu’il vivait »[2].

Par conséquent, si nous voulons suivre l’enseignement de notre législateur, il nous faut faire ce qu’il dit et remonter avec lui à l’Evangile comme à ce lieu fondateur et régénérateur où nos vies trouveront toujours un sens. Lire l’Evangile, nous venons de le faire et pour nous qui serons vraiment moines en travaillant nous-mêmes aux récoltes[3], la parole que nous venons d’entendre a quelque chose de familier. Elle rappelle ces allégories paysannes qui résonnent ailleurs dans l’Ecriture, celle de la vigne, celle du grain tombé en terre : il y est question de laisser tomber quelque chose en vue de recevoir beaucoup plus, tout comme on taille sa vigne et ses pommiers dans l’espoir d’une récolte plus abondante.

De fait, Jésus nous promet un surcroît de tout ce que nous avons à abandonner et avec la vie éternelle en plus. C’est pour cela qu’il invite ses disciples à se poser des questions sur leurs attaches réelles et sur leur véritable désir.

Plus précisément, le chapitre d’où est extrait ce que nous venons d’entendre commençait par les relations conjugales ; et puis, avec le célèbre jeune homme riche, il a été question de l’ambition d’ajouter des biens spirituels aux biens matériels, comme si ça pouvait s’additionner.

Et maintenant il y a ces relations familiales qui nous sont pourtant si naturelle.

Mais ça commence à faire beaucoup tous ces abandons, d’où la question de Pierre. Passe encore qu’on demande à un homme de ne pas renvoyer sa femme. Mais si on lui retire tout ce qui lui permet de vivre matériellement, et puis ensuite toutes ces attaches familiales qui l’ancrent dans la société de ses semblables, est-ce qu’on n’est pas exposé à des risques disproportionnés, au risque, justement de devenir inhumain ?

Or, Jésus ne nous dit pas que ces relations soient mauvaises ou qu’elles sont dangereuses pour nous. Il nous parle d’une nouvelle genèse, d’une refondation. Et dans ce processus, ce qui va être décisif, c’est l’attachement à son nom à lui.

Pour être dans le mouvement de cette nouvelle genèse, il faut accepter de nous détacher, de le suivre, d’être libres avec lui, d’être en chemin avec lui. C’est-à-dire de nous orienter vers ce qui n’est pas encore là. D’ailleurs, c’est déjà la condition nécessaire pour entendre sa parole : "En vérité je vous le dis, à vous qui m’avez suivi".

Et la similitude qui commence là, avec le détachement, avec la marche à sa suite, à cause de son nom se poursuivra jusqu’à un jugement définitif où tout sera repris, remis en ordre autrement. Car qu’est-ce que c’est qu’un jugement, sinon un moment où on pèse les paroles des gens, leurs actes et les événements dans lesquels ils sont impliqués pour les remettre dans le bon ordre et en faire sortir la vérité. Un procès, ce n’est pas une petite affaire, on sait bien qu’on ne l’entame que lorsqu’il y a quelque chose de grave, quelque chose qu’on ne peut pas laisser aller comme ça. Par conséquent, tout y passe, on ne laisse rien dans l’ombre parce qu’on ne doit retenir que la vérité. On ne la connaît pas encore mais on ne peut pas s’en passer et on la cherche à tout prix.

C’est bien ce que nous avons à faire : entrer en familiarité, en relation étroite avec Jésus pour que la vérité vraie, la quintessence de la vérité de ce que nous sommes puisse apparaître.

Le jugement de Jésus, ce sera une nouvelle genèse d’où sortira une vie éternelle. Et nous ne savons pas ce que c’est la vie éternelle, nous n’avons pas d’autre horizon à voir que celui de nos existences, le reste nous sera dévoilé par la suite, mais nous sommes appelés à le croire, lui, quand il nous en parle. Et d’ores et déjà, il faut donc accepter de tout faire passer au crible avec lui.

Pas d’installation. Et pas d’autre assurance que celle qui nous est donné : étant mes compagnons aujourd’hui, vous le resterez.

Je ne vais pas jouer au jeu de la vérification dans la règle pour vous prouver que le propos de saint Benoît est exactement celui-là. Vous connaissez aussi bien que moi ses impératifs : désirer la vie éternelle de toute l’ardeur de l’esprit[4], retrancher du monastère jusqu’à la racine le vice de la propriété[5] etc. Alors, dès maintenant, courons et faisons ce qui nous sera utile pour toujours[6]. Et attachons nous au Christ n’ayons rien de plus cher que lui comme on nous y invite[7].

Et j’en reviens à notre question du départ : est-ce que nous aurions un père inconnu ? A vrai dire, je crois qu’il y a une chance à saisir dans l’incertitude sur son identité. Car Benoît, en restant dans l’ombre ne nous encombre pas avec son ego, il nous livre des clefs pour vivre. Un père, c’est fait pour s’effacer, pour préparer ses fils à ne plus avoir besoin de lui. C’est très exactement de cette façon-là que saint Benoît s’est montré un père, en nous renvoyant à l’attachement à Jésus et c’est pour cela qu’il ne faut pas non plus cesser de revenir à sa règle : entre les mots, au milieu des phrases, nous pourrons trouver le visage du Père premier, celui qui s’est révélé à travers son Fils. Et c’est en lui qu’est notre origine mais aussi notre destinée éternelle. Il faut donc nous laisser régénérer avec le Christ.

C’est comme cela que saint Benoît nous reconnaîtra comme ses fils.

Fr. Bruno, N.-D. de Tamié, 11 juillet 2011.



[1] Grégoire le Grand, Dialogues, Livre II.

[2] Dialogues LII, c 36.

[3] Règle de saint Benoît, (RB) 48, 7.