Amour de Dieu 30-33 — Abbaye de Tamié

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Abbaye de Tamié
Navigation

Amour de Dieu 30-33

Traité de saint Bernard

Traité de l'Amour de Dieu
Par saint Bernard (Extrait n° 30-33)

L'amour parfait ne sera le partage des saints qu'après la résurrection générale

30. Mais que faut-il penser des âmes actuellement délivrées de leur corps ? Je les crois plongées tout entières dans l'océan sans fond de la lumière éternelle et de l'éternité lumineuse. Mais si elles aspirent encore, ce qu'on ne saurait nier, à se réunir au corps qu'elles ont animé, si elles en nourrissent le désir et l’espérance, il est évident qu'elles ne sont pas entièrement différentes de ce qu'elles étaient et qu'il leur reste encore quelque chose en propre, qui attire bien peu sans doute, mais néanmoins qui attire leur attention. Aussi tant que la mort ne sera pas absorbée dans sa victoire, que la lumière éternelle n'aura pas envahi de toutes parts le domaine de la nuit et que la gloire céleste n’éclatera pas aussi dans nos corps, les âmes ne peuvent se jeter et passer tout entières en Dieu, les liens du corps les retiennent toujours enchaînées, sinon par la vie et le sentiment, du moins par une certaine affection naturelle qui ne leur laisse ni la volonté ni le pouvoir d'atteindre à la consommation. Aussi jusqu'à ce que leurs corps leur soient rendus, les âmes n'éprouveront pas cette défaillance en Dieu qui est pour elles la suprême perfection, elles ne rechercheraient pas cette union si, pour elles, tout était consommé, sans l'avoir obtenue; mais si c'est un progrès pour l'âme de quitter son corps, c'est une perfection de le reprendre. Enfin, la mort des justes est précieuse aux yeux de Dieu (Ps 115,15). Si on peut parler ainsi de la mort, que ne peut-on dire de la vie et surtout de cette vie-là ? Il n'y a rien d'étonnant que l'âme croie pouvoir retirer quelque gloire de son corps en songeant que, tout mortel et infirme qu'il soit, il a contribué beaucoup à ses mérites. Comme il disait vrai celui qui s'écriait : « Ceux qui aiment Dieu font tout concourir au bien » (Rm 8,28) ! Ainsi l'âme qui aime Dieu tire avantage de son corps faible et infirme, qu'il soit vivant, mort ou ressuscité; pendant la vie il produit avec elle des fruits de pénitence; dans la mort il lui sert pour son repos et après la résurrection il concourt à la consommation de son bonheur. Elle a donc raison de ne pas se trouver parfaite sans lui, puisqu'elle le voit concourir avec elle au bien dans chacun de ces trois états.

31. Le corps est donc pour l'âme un bon et fidèle compagnon : s'il est pour elle un fardeau, il est en même temps un aide ; quand il cesse de l'aider il cesse également de peser sur elle ; enfin il lui revient en aide et n'est plus un fardeau pour elle. Le premier état est laborieux, mais utile; le second inoccupé, mais en aucune façon ennuyeux, et le troisième est glorieux. Écoutez comment l'Époux du Cantique invite l'âme à cette triple succession : «Mes amis, mangez et buvez, enivrez-vous mes bien chers amis » (Ct 5,1). Les âmes qu'il invite à manger sont celles qui travaillent dans leur corps; l'ont-elles quitté pour se reposer dans la mort, il les convie à boire, il les presse de s'enivrer quand elles l'ont repris et s'il les appelle ses bien chères amies, c'est pour indiquer qu'elles sont toutes remplies de charité ; car aux premières il dit seulement : « Mes amies » attendu que celles qui gémissent encore sous le poids de leur corps ne lui sont chères qu'à proportion de l'amour qu'elles éprouvent elles-mêmes. Quant à celles qui sont délivrées des entraves du corps, elles lui sont d'autant plus chères qu'elles ont acquis plus d'indépendance et de facilité pour l'aimer. Mais, en comparaison des âmes placées dans l'une ou dans l'autre de ces conditions, il tient pour très-chères comme elles le lui sont en effet, celles qui ont revêtu leur seconde robe reprenant leur corps dans la gloire et se sentent portées à aimer Dieu avec d'autant plus de liberté et de joie qu'il ne reste plus rien derrière elles qui les rappelle et retarde leur élan. Or il n'en est ainsi dans aucun des deux premiers cas; en effet, le corps dans l'un fait sentir son poids et sa fatigue à l'âme et dans l'autre, il est pour elle l'objet d'une espérance où se mêle quelque désir personnel.

32. L'âme fidèle commence donc par manger son pain, mais hélas ! à la sueur de son front (Gn 3,19) ; en effet tant qu'elle demeure dans le corps elle ne marche que par la foi qui doit agir par la charité, car sans les oeuvres la foi est morte. Or ce sont ces oeuvres qui sont sa nourriture selon ce que dit le Seigneur : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père » (Jn 4,34). Quand elle a quitté sa dépouille mortelle, elle cesse de manger le pain de la douleur, et comme à la fin du repas, elle commence à boire à longs traits le vin de l'amour; mais ce breuvage n'est pas tout à fait sans mélange, selon l'Époux du Cantique, qui dit : « J'ai bu mon vin avec mon lait » (Ct 5,1) parce qu'au vin de l'amour de Dieu, l'âme qui désire se réunir à son corps, mais à son corps devenu glorieux, mêle le lait plein de douceur d'une affection naturelle; elle ressent bien déjà l'influence des fumées du vin de la charité divine qu'elle boit, mais cela ne va pas encore jusqu'à l'ivresse; le lait mêlé au vin en tempère la force; l'ivresse trouble l'esprit et lui fait perdre jusqu'au souvenir de lui-même et l'âme qui songe à la résurrection future du corps qui lui a appartenu, n'a pas encore entièrement perdu le souvenir d'elle-même. Mais après avoir obtenu la seule chose qui lui manquait encore, qu'est-ce qui peut désormais l'empêcher de se quitter en quelque sorte elle-même pour se plonger tout entière en Dieu et de se ressembler d'autant moins qu'il lui est donné de devenir plus semblable à Dieu? Pouvant alors approcher ses lèvres de la coupe de la sagesse dont il est dit : « Que mon calice qui porte l'ivresse est beau » (Ps 22,5) il ne faut pas s'étonner si elle s'enivre de l'abondance qui est dans la maison de Dieu ; libre de tout souci en ce qui la concerne, elle boit à longs traits et tranquillement, dans le royaume du Père, le vin pur et nouveau du Fils.

33. Or c'est la sagesse qui donne ce triple festin où elle ne sert que les mets de la charité; elle donne du pain à manger à ceux qui travaillent encore, du vin à boire à ceux qui déjà goûtent le repos et elle verse l'ivresse à ceux qui sont entrés dans le royaume du ciel; ce qu'on fait aux tables ordinaires elle le fait à la sienne et ne sert à boire qu'après que ses convives ont pris de la nourriture. Tant que nous sommes dans cette vie revêtus d'un corps mortel, nous ne faisons encore que manger le pain que nos bras ont gagné et nous ne l'avalons qu'après l'avoir péniblement broyé sous la dent; à peine avons-nous rendu le dernier soupir que nous commençons à boire dans la vie spirituelle, où nous nous versons, avec un laisser-aller plein de douceur, le breuvage qui nous est donné; puis quand nous avons recouvré notre corps rendu à la vie nous buvons l'ivresse à pleins bords dans une vie qui ne doit pas finir. Voilà le sens de ces paroles de l'Époux : « Mes amis, mangez et buvez; enivrez-vous, mes bien-aimés! » (Ct 5,1) Mangez pendant cette vie, buvez après votre mort, enivrez-vous après la résurrection, vous qu'alors j'appelle avec raison mes bien-aimés, puisque vous êtes ivres d'amour. Comment ne le seraient-ils pas quand ils sont admis aux noces de l'Agneau, assis à sa table, buvant et mangeant dans son royaume, alors qu'il fait paraître devant lui son Église pleine de gloire, sans tache, ni rides, ni rien de semblable (Ep 5,27)? C'est alors qu'il enivre ses plus chers amis en leur versant un torrent de voluptés (Ps 35,9) car pendant les vives et chastes étreintes de l’Époux et de l'Épouse, un torrent de bonheur arrose et réjouit la cité de Dieu (Ps 45,5) ce qui selon moi ne désigne pas autre chose que le Fils même de Dieu qui passe comme s'il servait des convives (Luc 12,37) ainsi qu'il l'a promis, afin que les justes mangent et se réjouissent en présence de Dieu et se livrent à des transports d'allégresse (Ps 67,4). Voilà d'où vient cette satiété, que le dégoût ne suit pas; cette ardeur insatiable et pourtant calme et paisible de voir; cet éternel et incomparable désir d'avoir qui n'a pas sa source dans la privation, enfin cette ivresse sans excès qui se plonge et se noie, non dans le vin, mais en Dieu et dans la Vérité. L'âme est donc arrivée pour toujours au quatrième degré de l'amour, quand elle n'aime plus que Dieu et qu'elle l'aime souverainement; car, en ce cas, nous ne nous aimons plus pour nous, mais pour lui, eu sorte qu'il est la récompense, mais la récompense éternelle de ceux qui l’aiment et l'aiment pour toujours.

Traduction Charpentier -Paris 1866
OCR Tamié