Sermon 2 - Rameaux — Abbaye de Tamié

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Sermon 2 - Rameaux

De saint Bernard
rameaux
Sermon 2 de saint Bernard
Pour les Rameaux

Sur la passion, sur la procession et sur les quatre ordres qui s'y remarquent.

1. La procession de ce jour nous donne une ample matière à bien des réflexions. Oui, nous allons faire une procession solennelle et peu de temps après nous lirons l’évangile de la Passion. Pourquoi la réunion de ces deux choses en un jour et quelle fut la pensée de nos pères ? Pour ce qui est de la procession il était juste de la faire aujourd’hui puisque c’est à pareil jour qu’elle eut lieu la première fois ; mais pourquoi l’a-t-on fait suivre de la Passion qui n’arriva que six jours après ? C’est avec raison que la Passion se trouve réunie à la procession, afin que nous apprenions par là à ne faire aucun fonds sur les joies de ce monde et que nous sachions bien que nos joies d’ici-bas cèdent vite la place à la tristesse. Ne soyons donc pas assez insensés pour nous laisser frapper à mort par notre propre prospérité et aux jours du bonheur, rappelons-nous qu’ils seront suivis de jours mauvais, car pour les hommes spirituels, ainsi que pour les charnels, ce monde est un mélange de biens et de maux. En effet, ne voyons-nous pas que pour les gens du monde, si quelquefois les choses arrivent selon qu’ils 1e désirent, souvent aussi il en est autrement ; de même pour les hommes spirituels tout n’est pas tristesse, il y a bien aussi quelquefois pour eux des moments de bonheur, leurs jours se composent aussi comme ceux de la Genèse d’un soir et d’un matin et ces paroles de Job : « Tu visites l’homme le matin et aussitôt après tu le mes à l’épreuve » (Job 7, 18) se trouvent vraies particulièrement entendues du temps présent, je devrais plutôt dire du temps qui passe et s’écoule.
2. D’ailleurs, à peine le temps présent sera-t-il écoulé tout à fait, qu’il sera suivi de deux temps bien distincts l’un de l’autre, car dans l’un il n’y aura que pleurs et que grincements de dents et dans l’autre que des actions de grâce et des chants de triomphe. « Car Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux et il n’y aura plus de mort à craindre pour eux. Il n’y aura plus non plus ni pleurs, ni cri, ni afflictions parce que le premier état sera passé » (Ap 21, 4). Mais en attendant qu’il en soit ainsi, de même que ceux qui aiment ce monde souffrent bien souvent encore une foule de choses, ainsi tout ne réussit pas non plus en ce monde au gré des serviteurs de Dieu. Mais aux jours mauvais ils se souviennent des jours meilleurs pour relever leur courage et pour ne point perdre patience comme le fit celui dont parle le Prophète en ces termes : « Il Te louera quand Tu lui feras du bien » (Ps 48,19). Mais aux jours meilleurs ils n’oublieront pas non plus les jours mauvais, ils ne s’élèveront pas dans leurs pensées et ne diront pas au sein de leur abondance : notre état est assuré pour toujours. De même que l’excès de la prospérité temporelle tue l’homme insensé dans le monde, ainsi dans la vie spirituelle l’excès de bonheur tue aussi l’âme ignorante et par conséquent peu spirituelle. Quant à l’homme vraiment spirituel, il juge tout avec discernement. Mais d’où vient que la prospérité tue l’homme, l’homme insensé ? (Pr 1, 32)? L’Écclésiaste nous l’apprend en ces termes : « Le coeur des sages est volontiers où se trouve la tristesse et celui des insensés, où se trouve la joie » (Ec 7, 5). Aussi avait-il dit auparavant avec raison : « Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de festin » (Ibid). Car si l’adversité brise bien des coeurs, la prospérité en remplit beaucoup plus d’orgueil selon ce qui est écrit : « Il y en a dix mille qui tomberont à ton côté gauche le côté de l’adversité et dix-mille, c’est-à-dire beaucoup plus à ta droite, » qui est le côté de la prospérité (Ps 90, 7). Mais comme il y a du danger de l’un et de l’autre côté, le sage prie le Seigneur en ces termes : « Ne me donne, Seigneur, ni la pauvreté ni les richesses » (Pr 30, 8), de peur que les unes ne me fassent lever orgueilleusement la tête, et que l’autre n’accable ma faiblesse.
3. Voilà pourquoi aussi le Seigneur a voulu nous donner en même temps, une leçon de patience dans la Passion et d’humilité dans la procession. Dans l’une, il paraît comme un agneau qu’on mène à la boucherie ou qui se trouve entre les mains du tondeur et n’ouvre pas la bouche. En effet, tandis qu’on le chargeait de coups, non seulement il ne faisait pas entendre de menaces, mais même il n’ouvrait la bouche que pour articuler ces paroles : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (Luc 18, 34). Mais dans son cortège triomphal, que voyons-nous ? Pendant que les habitants de la ville se préparaient à voler à sa rencontre, lui n’ignorait pas ce qu’il y avait de caché au fond de leur coeur. Voilà pourquoi il se présente à eux monté, non dans un char ou sur des chevaux aux mors d’argent et aux harnais semés de clous d’or, mais il vient humblement assis sur un modeste ânon que ses apôtres avaient couvert de leurs vêtements et je ne crois pas que ces vêtements fussent les plus précieux de la contrée.
4. Mais pourquoi voulut-il paraître dans ce cortège, puisqu’il prévoyait qu’il allait sitôt être suivi de la Passion ? Peut-être bien ne fût-ce que pour que sa Passion lui parût plus amère, venant sitôt après son entrée triomphale, car à peine s’était-il écoulé quelques jours qu’il se vit attaché à la croix, par les mêmes hommes qui l’avaient acclamé, dans le même temps et au même endroit où ils l’avaient applaudi. Quelle différence entre ces cris: « Ôte-le, fais-le disparaître de devant nos yeux ! Crucifiez-le ! » (Jn 19, 15) Et ceux-ci : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux ! » (Mt 21, 9) Entre ces paroles : « Roi d’Israël ! » (Jn 12, 13) Et celles-ci : « Nous n’avons point d’autre roi que César ! » (Jn 14, 15) Qu’il y a loin de ces rameaux verdoyants au bois de la croix, de ces fleurs à ces épines ! On s’était dépouillé de ses vêtements pour les étendre sur ses pas, et voilà qu’on lui arrache les siens et qu’on les tire au sort. Oh ! Malheur à toi, péché amer ! Car c’est pour t’expier qu’il lui a fallu s’abreuver de tant d’amertumes.
5. Mais pour en revenir au cortège triomphal du Sauveur, il me semble y reconnaître quatre ordres différents, peut-être ne nous sera-t-il point impossible de les retrouver dans la procession d’aujourd’hui. En effet il y en avait qui marchaient en avant et préparaient 1a voie, ils représentent ceux qui préparent aussi les voies au Seigneur dans vos âmes, ceux qui vous conduisent et qui dirigent vos pas dans les sentiers de la paix. Il y en avait aussi qui marchaient derrière ; ils sont l’image de ceux qui, pénétrés de leur ignorance, suivent dévotement ceux qui les précèdent et s’attachent aux pas de ceux qui marchent devant eux. J’y vois également les disciples du Sauveur qui étaient, comme les gens de sa maison, les serviteurs attachés à sa personne. Ce sont ceux qui ont choisi la meilleure part, ceux qui, dans le cloître, ne vivent que pour Dieu et qui toujours attachés à Dieu, ne voient que son bon plaisir. Mais je vois aussi dans le cortège la bête de somme sur laquelle le Sauveur était monté. Or, il ne s’est pas trouvé dans le cortège beaucoup d’êtres de cette sorte, il ne le fallait pas non plus car ils servent moins à la beauté du cortège qu’à porter des fardeaux et leur multitude n’ajoute rien à l’éclat du triomphe. En effet, ils ne savent faire retentir d’agréables accents et leur voix n’a que des sons discordants à faire entendre. Avec eux il faut user constamment de la verge et de l’éperon. Pourtant le Seigneur ne les délaissera pas tout à fait, s’ils veulent souffrir la discipline. C’est à cet ordre d’êtres qu’il est dit en effet : « Servez le Seigneur dans un sentiment de crainte » (Ps 2, 11). Et encore : « Embrassez étroitement la discipline, de peur qu’enfin le Seigneur ne se mette en colère » (Ibid. 12). En effet si cette bête de somme se refuse à porter le fardeau, à quoi peut-elle s’attendre, sinon à être repoussée par son maître avec indignation. Alors, s’écartant de la voie, elle ira se jeter sur les ronces et les chardons du chemin, plantes qui précisément étouffent la Parole de Dieu et qui ne sont autres que les richesses de la terre et les voluptés charnelles.
6. S’il y en a ici à qui l’ordre pèse lourdement et pour qui tout est un pesant fardeau, qu’il faille constamment exciter de l’éperon et presser du fouet, nous les conjurons de faire leurs efforts pour se métamorphoser, s’il est possible, de bêtes de somme en hommes, afin de pouvoir se mêler à la troupe de ceux qui précédent, qui entourent ou qui suivent le Christ. S’ils ne le font pas, je les supplie de se tenir du moins patiemment à leur place et de supporter avec résignation ce qu’on fait pour les sauver, quand même ils ne le trouveraient point agréable, jusqu’à ce qu’il plaise au Seigneur d’abaisser enfin les yeux sur leur humilité et de les conduire à quelque chose de mieux que ce qu’ils ont. Voulez-vous, mes frères, que j’essaie de consoler notre bête de somme ? Nous n’ignorons pas qu’elle ne sait pas chanter et qu’elle ne saurait dire : « Ta loi toute de justice était le sujet habituel de nos chants dans le lieu de notre exil » (Ps 118, 54). Pourtant, elle a un avantage sur le reste de la foule, c’est que nul n’est aussi près qu’elle du Seigneur, car ceux-là même qui marchent à ses côtés, sont moins près de celui qu’elle porte sur son dos qu’elle ne l’est elle-même. Aussi le Prophète a-t-il dit : « Le Seigneur est proche de ceux qui sont dans l’affliction » (Ps 33, 19). C’est que, en effet, une mère prend plus souvent dans ses bras, l’enfant qu’elle voit malade et le serre plus étroitement contre son sein. Que personne donc ne maltraite et ne méprise ceux qui voudront être la monture du Christ, car quiconque sera pour ces petits-là une cause de scandale, offensera celui-là même qui se plaît à les serrer dans les bras de sa miséricorde, jusqu’à ce qu’ils aient repris quelques forces. Voilà pourquoi le bienheureux Benoît nous recommande de supporter avec beaucoup de patience les infirmités morales (Règle chap. 72).
7. Il y a donc quatre ordres différents d’assistants, dans le cortège du Seigneur. Il y a ceux qui unissent la bonté à la prudence, et ceux qui unissent la simplicité à la bonté ; les premiers marchent en avant, les seconds se contentent de suivre. J’ai dit, ceux qui unissent la bonté à la prudence, car il y en a qui ne sont que prudents sans être bons et ceux-là sont mauvais selon ce mot du Prophète : « Ils sont prudents pour le mal » (Jr 4, 22). Quant à ceux qui sont simples sans être bons en même temps, ce sont des sots ; or il n’y a place dans le cortège du Sauveur, ni pour les méchants, ni pour les sots. Quant à ceux qui sont à ses côtés, ce sont les contemplatifs ; enfin ceux qui le portent comme u, fardeau qui les accable, ce sont ceux qui ont le coeur dur et l’âme sans dévotion. Ils sont donc les uns et les autres dans le cortège du Sauveur et pas un d’entre eux ne voit sa face. En effet, ceux qui vont devant lui sont occupés à lui préparer la voie, c’est-à-dire ont l’œil ouvert avec inquiétude sur les péchés et sur les tentations des autres. Quant à ceux qui marchent derrière lui, il est bien évident qu’ils ne sauraient voir son visage ; on peut dire d’eux, comme de Moïse, qu’ils ne le voient que par derrière. Sa monture ne lève jamais non plus les yeux pour le contempler, mais elle s’avance, la tête inclinée vers la terre ; pour ceux qui marchent à ses côtés ils peuvent bien voir sa face de temps en temps, mais ce n’est qu’en passant et à la dérobée, ils ne la contemplent jamais à leur aise tant que le cortège est en marche. Tous les autres au contraire voient bien mieux son visage, selon ce qui est encore écrit de Moïse, qu’il lui fut donné, de parler face à face avec le Seigneur, tandis que le reste du peuple ne le vit qu’en songe et en visions. Toutefois s’il s’agit de la vision parfaite de Dieu, Moïse lui-même, tant qu’il vécut, ne put en jouir, puisque selon sa propre parole, Dieu même a dit : « Nul homme ne saurait me voir tant qu’il sera en vie » (Ex 33, 20). Non, dit-il, je ne serai point vu face à face en cette vie, non aucun homme ne verra mon visage le long de la route pendant la marche du cortège. Mais fasse dans sa bonté, Celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles et qui doit remettre son Royaume entre les mains de Dieu son Père, que nous demeurions dans son cortège toute notre vie, afin que nous méritions d’entrer un jour dans la sainte cité, avec ce grand cortège qui doit l’accompagner lorsque son Père l’accueillera avec tous ceux qui sont à lui !
Amen


Traduction de l’abbé Charpentier, Édition Paris, 1865 -
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