Sermon 2 Toussaint — Abbaye de Tamié

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Sermon 2 Toussaint

S2 de saint Bernard
blason clairvaux
Sermon 2 de saint Bernard
Pour la fête de la Toussaint

1. Puisque nous faisons aujourd'hui, la fête de tous les saints et que nous célébrons leur mémoire qui est un très digne objet de toute notre dévotion, je pense qu'il n'est pas sans intérêt que je prenne pour sujet du sermon que je me propose de faire à votre charité, avec l'aide du Saint Esprit, la félicité dont ils jouissent ensemble maintenant et dont ils attendent la consommation. Je le ferai de manière à ne pas vous donner les conjectures de mon esprit et mes propres opinions sur ce point, mais en m'appuyant sur l'autorité des Livres saints, en sorte que je ne serai pas comme ces prophètes qui ne prophétisaient que de leur propre fonds et ne citerai que les témoignages de la sainte Écriture. Avec la grâce de Dieu, il devra résulter trois sortes de biens de ce sermon. D'abord connaissant au moins en partie le bonheur des saints, nous nous appliquerons avec plus d'ardeur à suivre leurs pas, puis nous soupirerons plus vivement après leur sort et enfin nous réclamerons leur protection avec une dévotion plus ardente. C'est une vérité digne de tout accueil de votre part que nous devons marcher sur les traces de ceux que nous honorons d'un culte solennel, que nous devons courir avec avidité vers le bonheur de ceux que nous appelons bienheureux et que nous ne saurions trop réclamer l'appui de ceux dont nous nous plaisons à chanter les louanges. Évidemment ce n'est pas une solennité stérile que le fête des saints, si elle chasse loin de nous la langueur, la tiédeur et l'erreur, si leur intercession apporte quelque aide à notre faiblesse, si notre indolence est secouée par la vue de leur félicité, si enfin notre ignorance est dissipée par leurs exemples. Aussi, comme je ne doute pas que la lecture de l'Évangile de ce jour et le sermon du Seigneur, ne vous aient parfaitement appris à suivre les exemples des saints, en dressant devant vos yeux l'échelle dont le choeur entier des saints que nous fêtons aujourd'hui a gravi les échelons et que je ne puis ignorer que vous avez passé une grande partie de la nuit et du jour à réclamer leurs suffrages avec de grands sentiments de dévotion et de piété, je me propose de vous entretenir un instant de leur félicité et de vous dire ce que m'inspirera celui qui les fait grands et glorieux, après avoir commencé par les appeler à lui et par les justifier.

2. Nous lisons dans un Prophète : « Rentre, ô mon âme, dans ton repos, puisque le Seigneur t'a comblée de biens; le Seigneur, en effet, a délivré mon âme de la mort, mes yeux des larmes et mes pieds de la chute » (Ps 114, 7-8). Ailleurs, il ajoute : « Mon âme à été arrachée comme un passereau, des filets du chasseur » (Ps 123, 7). Or je trouve dans les saintes Écritures beaucoup d'autres endroits semblables à ceux-là; dans tous ces passages je vois des hommes qui témoignent leur joie et leur admiration de se sentir délivrés, ce ne sont que paroles de parfaite sécurité et de félicité immense, des paroles d'actions de grâce et des cris de bonheur que pour moi, dans mon humble savoir, je ne crois pas convenir à ceux qui habitent des demeures de boue et mangent encore leur pain à la sueur de leur visage. En effet, quel est celui d'entre nous qui osera se glorifier d'avoir le coeur pur, se réjouir de voir les filets de l'ennemi rompus, ses pieds hors de tout danger de chute, quand l'Apôtre lui-même proteste qu'il n'en est rien et nous dit: «Que celui qui est debout prenne garde de tomber ! » (1 Co 10,12) ? et ajoute en parlant de lui-même: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rm 7, 24) Et ailleurs : « Mes frères, je ne pense pas avoir encore atteint où je tends, mais tout ce que je fais maintenant, c'est que, oubliant ce qui est derrière moi, je m'avance vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers la palme » etc. (Ph 3, 13 et 14) » et encore : «Pour moi je cours, mais non pas au hasard; je combats mais ne donne pas mes coups en l'air; je traite rudement mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé » (1 Co 9, 26). Voilà bien la trompette guerrière qui sonne, ce sont bien là les paroles d'un général plein de courage qui combat encore avec ardeur. Au contraire ce que nous avons entendu auparavant c'étaient des chants de triomphe, ou si ce n'étaient pas encore des chants de triomphe, du moins étaient-ce des chants de victoire, au retour de la mêlée et le cri d'âmes qui attendent avec bonheur et certitude le jour à venir de leur grand triomphe.

3. En effet, que dit le généreux athlète, le serviteur fidèle, au retour de la lutte? «Enfin, mon âme, rentre dans ton repos » (Ps 114, 7). Tant que dans ton corps de mort tu combattais les combats du Seigneur, il n'y avait pas de repos et même l'issue de la lutte était encore incertaine, tant à cause de la fatigue qu'à cause de ses dangers. D'un côté le tumulte des tentations te tenait constamment en éveil, de l'autre la crainte de succomber te pressait vivement. Pourtant dans ces circonstances, mes frères, le soldat du Christ n'était pas sans gloire, sil était sans trêve et sans repos. En effet, le généreux et vaillant soldat dont je vous parlais il n'y a qu'un instant s'écriait : « Nous avons une gloire que voici, c'est le témoignage de notre conscience » (2 Co 1, 12). Or je ne crois pas qu'il faille entendre le témoignage de la conscience dont parle ici saint Paul, en ce sens que ce soit la conscience elle-même qui se le rende, car ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable mais celui à qui Dieu rend témoignage (2 Co 10, 18). Le témoignage de sa conscience dont se glorifie l'Apôtre, n'est donc pas celui qu'elle se rend à elle-même, mais celui que lui rend l'Esprit de vérité en témoignant à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu. Ce témoignage ce n'est pas la conscience qui se le rend, mais c'est elle qui le reçoit ; en effet, quand la vérité applaudit, quand la justice atteste, évidemment ce n'est autre chose que la voix même de Dieu qui parle et que le témoignage du Saint Esprit qu'on entend; c'est comme si un roi applaudissait à son soldat qui lutte avec ardeur sous ses yeux, heureux de le contempler, louait ses actions d'éclat, lui présageait une victoire prochaine, lui montrait la récompense de son courage et lui promettait une couronne éternelle. Sans doute ce soldat, recommandable et plein de vaillance, se fait gloire d'un semblable témoignage, pourtant il ne se livre pas encore au repos, au contraire, il n'en lutte qu'avec plus de courage et d'ardeur. Ainsi tant qu'ils combattent encore les élus de Dieu connaissent la joie, mais celle qu'ils goûtent ne vient que des prémices de l'Esprit qui aide par sa vertu leur propre faiblesse et console leur esprit tourmenté par le témoignage qu'il lui rend. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre dont je vous parlais il n'y a qu'un instant : « Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit » (Rm 14, 17).

4. Mais quand le temps de leur service militant est fini, ils ont la joie du Saint Esprit, dans leur propre esprit, jusqu'à ce qu'arrive le jour où ils mériteront d'entrer dans la joie de leur Seigneur et de la goûter dans leur propre corps. En effet, nous lisons dans les Psaumes ces paroles : « La lumière de ton visage s'est gravée sur nous, Seigneur et tu as fait naître la joie dans mon cœur » (Ps 4, 7). Comment cela? Sans doute par le moyen qu'il indique en ces termes, c'est-à-dire « à la vue de l'abondance de sa récolte en blé, en huile et en vin ». En effet l'âme qui se trouve dans ces dispositions a entendu une voix qui disait : «Donnez-lui du fruit de ses mains, et que ses oeuvres soient sa louange dans l'assemblée des juges assis aux portes de la cité » (Pr 31, 31). C'est ce qui faisait dire à saint Jean dans son Apocalypse : « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur ». Pourquoi cela? C'est que « dès maintenant, dit l'Esprit, ils vont se reposer de leurs travaux » (Ap 14, 13). C'est pourquoi, dans le psaume dont je vous ai cité quelques mots tout à l'heure, le Prophète continue après ce que je vous ai cité, en disant : « Je dormirai et me reposerai en paix » (Ps 14, 10). Pour ce qui est des oeuvres nous lisons dans l'Apocalypse que « leurs oeuvres les suivront (Ap 14, 13). Pourquoi les suivront-elles, sinon pour être leur louange devant les juges qui sont assis aux portes de la cité? Pourquoi les suivent-elles, sinon pour se multiplier par leur propre fruit et afin que, recevant le fruit de leurs travaux, ils engraissent les jeunes taureaux que, selon le Psalmiste (Ps 50, 20), ils doivent placer sur l'autel du Seigneur, le jour où les murs de Jérusalem seront rebâtis? Car en attendant, au dire de celui dont le témoignage est bien sûr, puisque, comme il le dit dans son Apocalypse, il a lui-même entendu leurs voix sous l'autel, nous savons qu'ils sont, en effet, placés sous l'autel (Ap 6, 9). Ainsi la lumière du visage du Seigneur n'est encore que scellée sur les leurs et si leur joie n'est pas encore entière, cependant elle est immense, en attendant, le jouir où le Seigneur les remplira d'une félicité complète par la vue de son visage. Mais jusqu'alors ces âmes rentrent dans leur repos et attendent que le jour se lève où elles mériteront d'entrer dans le repos même de Dieu. Tant que chacun d'eux n'aura pas encore reçu sa gloire de la bouche même du Seigneur, ils ne seront loués que par leurs oeuvres, en présence des juges assis aux portes de la cité. Vous voyez mes frères, combien les Écritures se rapportent bien entre elles, comme c'est bien dans le même sens et presque dans les mêmes termes qu'elles nous parlent de la félicité des élus.

5. N'allez pas croire pourtant que ceux qui, libres de toute affliction, repassent leurs années passées dans la douleur de leur âme, ne goûtent qu'un modique repos et douter de leur joie ; ils se réjouissent pour les jours où ils ont été humiliés et pour les années où ils ont connu les maux. Ils considèrent avec un joyeux étonnement et avec une joie étonnante, les périls auxquels ils ont échappé, les travaux qu'ils ont soutenus, les combats où ils ont remporté la victoire et qui leur font attendre la béatitude qu'ils espèrent avec une foi exempte de toute hésitation, de toute incertitude et l'avènement glorieux de leur grand Dieu et Sauveur (Ti 2, 13) qui transformera et ressuscitera leur corps pour le rendre conforme à son glorieux corps (Ph 3, 21).

6. Combien grande est leur félicité, combien immense leur joie ! Ils tressaillent du triple bonheur et de la triple allégresse du souvenir de leur vertu passée, de la vue de leur présent reposa et de la certitude qu'ils verront un jour leurs félicités consommée. Pour ce qui est de la consommation de leur félicité, nous avons entendu ce qu'ils en disaient eux-mêmes à la fin du psaume que je vous ai cité. En effet, chacune des âmes à qui il a été donné d'entrer dans ce repos disent : « Seigneur, je dormirai et me reposerai dans la paix, parce que tu m'as affermi d'une manière unique dans l'espérance » (Ps 4, 9 et 10). D'une manière unique dans l'espérance, non pas entre la crainte et l'espérance où jadis je me suis vue si violemment agitée, avec des soucis et des appréhensions extrêmes. Quant au présent, repos que goûtent les saints, nous lisons dans un autre psaume : « Mon âme rentre dans ton repos puisque le Seigneur m'a comblée de biens » (Ps 114, 7). Oui, de biens, sinon de tous les biens. En effet, écoutez s'il ne l'a vraiment pas comblée de biens : « Il a délivré mon âme de la mort, mes yeux des larmes et mes pieds de la chute » c'est-à-dire de tout péché, de la peine du péché, de la crainte et du danger de retomber jamais dans le péché. Telle est la couche moelleuse de l'âme qu'elle n'arrosera et ne lavera plus de ses larmes, puisque Dieu en a tari la source dans ses yeux, oui c'est là le lit où elle est percée, où elle se roule dans son affliction, sous la pointe de l'épine qui la déchire (Ps 31, 4), car elle a quitté la terre qui ne produisait pour elle qu'épines et que ronces. Sa couche, à présent, n'est plus une couche de faiblesse, attendu que tout ce qui sentait la faiblesse a passé outre. Oui, cette âme goûte maintenant le repos le plus doux et le plus salutaire, sa conscience est pure et calme et jouit de la plus grande sécurité. Elle a pour sommier la pureté de sa conscience, pour oreiller sa tranquillité et pour couverture sa sécurité, voilà le lit où, en attendant, elle dort avec délices, où elle repose avec bonheur.

7. Pour ce qui est du souvenir de sa vertu passée nous entendons le langage des saints dans le psaume cent vingt-troisième; il est bien clair, je l'ai rapporté plus haut. En effet, ils considèrent et repassent dans leur souvenir avec un grand étonnement, les pièges et les périls dont ils se sont tirés par le secours de Dieu et tressaillant de joie en Dieu, ils s'écrient : « Si le Seigneur n'avait été avec nous, qu'Israël le dise maintenant, si le Seigneur n'avait pas été avec nous lorsque les hommes s'élevaient contre nous, ils auraient pu nous dévorer tout vivants. Mais notre âme a passé le torrent, peut-être sans Dieu, notre âme eût-elle trouvé cette inondation insurmontable ». Puis il ajoute : « Béni soit, donc le Seigneur qui ne nous a pas laissés en proie à leurs dents » (Ps 123, 1 à 5). L'Apôtre sentant sa fin approcher, faisait entendre sur l'état de félicité dont il jouit maintenant des paroles anticipées qui nous semblent le désigner beaucoup mieux encore que celles que nous avons citées plus haut, car il disait avec une suavité parfaite : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai conservé la foi, il ne reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra en ce grand jour » (2 Tim 4 7). Oui, mes frères je vous le dis, c'est là maintenant le tout pour les saints, ce sont leur nourriture et leur sommeil et le Saint Esprit a voulu que les paroles que je viens de vous rappeler, fussent écrites, ainsi que plusieurs autres semblables, afin que par elles nous connussions au moins quelque chose de leur état présent.

8. Dans ces méditations, ils sont impressionnés bien autrement et trouvent un bonheur bien plus grand que notre esprit ne saurait le penser et que notre bouche ne pourrait le dire. Écoutez en effet tous les efforts de paroles que fait le Prophète pour nous en donner une idée sans pouvoir atteindre le but qu'il se propose. « Combien grande, Seigneur, est l'abondance de ta douceur que tu as cachée pour ceux qui te craignent ! » (Ps 30, 23) Que dit-il ensuite? « Tu l’as rendue pleine et parfaite pour ceux qui espèrent en vous, à la vue des enfants des hommes». Il y a donc une grande partie de la douceur du Seigneur qui se trouve cachée, oui, une grande, une très grande partie même ; elle n'est donc pas encore parfaite puisqu'elle sera rendue pleine et parfaite à tous les yeux, non pas en secret, alors que les saints, au lieu de reposer sous l'autel, iront s'asseoir sur des trônes comme des juges. À peine dégagées de leurs corps, les âmes saintes sont admises au repos, mais il n'en est pas de même quant à la gloire du royaume. « Les justes sont dans l'attente de la justice que tu me rendras » (Ps 141, 8) disait le prophète, alors qu'il était encore retenu dans les liens de son corps et Dieu, en adressant la parole aux âmes saintes qui appellent de leurs voeux la résurrection de leurs corps, leur dit : « Attendez en repos encore un peu de temps jusqu'à ce que le nombre de vos frères soit rempli » (Ap 6,11). » Mais il faut terminer ce sermon, car la messe solennelle qu'il nous reste encore à célébrer nous appelle. Remettons à un autre sermon ce qui me reste encore à vous dire sur ce sujet.