Homélie - Dédicace — Abbaye de Tamié

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Homélie - Dédicace

Par Frère Bruno
Fête de la dédicace de l'église
de l'abbaye de Tamié - 24 septembre

Un homme à Jéricho

Lc 19, 1-10 Jésus traversait la ville de Jéricho. Or, il y avait un homme du nom de Zachée ; il était le chef des collecteurs d’impôts, et c’était quelqu’un de riche. Il cherchait à voir qui était Jésus, mais il n’y arrivait pas à cause de la foule, car il était de petite taille. Il courut donc en avant et grimpa sur un sycomore pour voir Jésus qui devait passer par là. Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et l’interpella : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » Vite, il descendit, et reçut Jésus avec joie. Voyant cela, tous récriminaient : « Il est allé loger chez un pécheur. » Mais Zachée, s’avançant, dit au Seigneur : « Voilà, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. » Alors Jésus dit à son sujet : « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham. En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »

Le texte que nous venons de lire a beau être bien connu, comme tous les textes d’Évangile, il reste étonnamment fascinant.

Et le premier point que je voudrais relever est le caractère un peu improbable de l’affaire. Dans son évangile, Lc nous explique que Jésus est en route vers Jérusalem. La montée vers Jérusalem, c’est le nouage de son destin : de sa vie d’homme et de sa mission de Fils de Dieu. On aurait pu imaginer que ce qui se passe en chemin n’a pas beaucoup d’importance puisque tout est tendu vers ce moment où Jésus entrant dans la ville devra accomplir ce qui est écrit de lui. Or, imaginer cela, c’est appliquer à Jésus nos propres conduites : nous fixons des objectifs, ce sont eux qui comptent, mais le reste, tout ce qui adjacent on s’en désintéresse… Or c’est justement là qu’est l’essentiel : rien d’humain, aucune personne n’est insignifiante devant Dieu. Même un type louche comme Zachée, et qui, de toute façon n’est pas grand-chose : il est peut-être important dans sa ville, mais Jéricho n’est pas Londres, New-York, Pékin ou Le Caire. C’est un tout petit endroit, vulgairement parlant un trou, un trou au fond d’un trou par-dessus le marché puisque nous nous trouvons au plus bas du globe, dans la grande dépression de la Araba, sous le niveau de la mer, en dessous de tout. Or, c’est précisément en ce lieu que Jésus va déclarer : aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison. Excusez du peu.

Notre malheur à nous, c’est peut-être, c’est même sûrement de croire du bout des lèvres. Par exemple, croire que dans ce petit monastère de rien du tout un peu perdu dans un massif qui n’est même pas la Vanoise ou le Mont-Blanc, dont nous fêtons la dédicace, Dieu a établi sa demeure. Mais ce qui se passe ici n’est pas plus insignifiant que ce qui s’est passé dans cette petite ville de Jéricho à 1300 m au-dessous de nos sandales. Ce qui se passe ici, c’est le salut de Dieu qui vient au devant des hommes.

Voilà déjà une première chose extraordinaire. La deuxième se passe dans le cœur de Zachée.

C’est un riche, il a tout ce qu’il lui faut. Entre parenthèses, le texte ne nous dit à aucun moment qu’il était voleur. Dans ce récit, Zachée est riche mais nous ne savons pas s’il est plus voleur ou plus pécheur que ses accusateurs. On nous dit simplement qu’il avait de l’argent et qu’il était lié au pouvoir des romains. Évidemment, ça fait deux bonnes raisons de se faire détester. Mais si on ne nous parle ni de vols ni crimes c’est que l’important n’est pas là. L’important, c’est que cet homme riche se soit rendu compte d’un manque. Il lui manque quelque chose, quelque chose qui ne s’achète pas avec de l’argent, quelque chose qui est une rencontre. Et il n’hésitera pas à prendre les moyens pour cela.

Et quels moyens prendre ? Quand on est riche et chef on trouve des facilités : si on a besoin de se trouver à un moment précis dans un endroit précis, on ne va pas se donner la peine de courir pour être là le premier. On envoie quelqu'un prendre sa place dans une file d’attente, on loue un morceau de trottoir pour s’installer, avec des sbires pour écarter les importuns, on envoie dire au maire qu’il faudrait installer une tribune pour les officiels. Enfin, il y a toutes sortes de solutions pratiques et avec de l’argent on peut tout obtenir. C’est bien à ça que ça sert l’argent : avoir tout ce qu’on veut quand on veut, comme un gamin capricieux. Ou alors on fait comme Hérode dont on nous disait il y a deux jours qu’il voulait voir Jésus mais n’a pas bougé de son fauteuil, attendant qu’on le lui amène ligoté.

Mais utiliser une de ces solutions, c’est le meilleur moyen de passer à côté de la rencontre parce que c’est refuser ce qui fait la valeur de toute rencontre : être là sans fards et sans protection. Pour rencontrer Jésus, il faut payer de sa personne et non de son portefeuille. Tout riche qu’il est, Zachée l’a parfaitement compris. Et il paye de sa personne en s’exposant lui-même. Son argent le met à l’abri mais son corps, c’est ce qu’il a en commun avec tout le monde, et c’est justement ce « quelque chose » par rapport à quoi la puissance financière n’a aucune importance. Son propre corps on le reçoit, on ne le fabrique pas, même pas avec la chirurgie plastique. Or, la seule chose que l’on sache de Zachée à part sa richesse, c’est qu’il était de petite taille. Et quand il grimpe sur son arbre pour voir Jésus, il ne reste plus que ça de son portrait : celui-là, il est trop petit pour faire comme tout le monde. Mais il y a autre chose qui se révèle du même coup, cette fois, Zachée est sorti de la logique de l’accumulation, celle qui compte : il est redevenu vulnérable devant ceux qui ont moins d’argent mais plus de cm. Zachée, en montant dans son arbre montre qu’il prend acte des choses telles qu’elles sont et qu’il consent à se présenter devant Jésus sans artifices. Dans sa propre chair. Bref, il montre que pour lui, cette rencontre-là est vitale.

Et Jésus passant par là, Jésus va voir ce qu’il faut voir. Au passage, je vous donne une citation d’Oscar Wilde que j’ai lue un jour et que j’aime beaucoup : « Seuls les esprits superficiels refusent de juger sur les apparences ». Comme d’habitude Oscar Wilde était provocateur mais il a visé juste. Ce qu’il faut voir, c’est ce qui se présente à nous. Mais en général nous ne regardons pas parce que nous pensons à autre chose. Et Jésus, lui, regarde parce qu’il sait que la terre où il marche est le lieu où l’Esprit-Saint est à l’œuvre, il en est lui-même la preuve en chair et en os. C’est ça le secret de sa disponibilité aux circonstances. Jésus voit que sur cette terre aride, infertile, qui est tout à côté de Sodome dont le péché était si grand, il voit qu’il y a un arbre et sur cet arbre un fruit a mûri, un fruit de désir. Or, c’est exactement cela qu’il attend : des cœurs qui sachent encore désirer. C’est exactement ce qu’il désire lui-même depuis ce jour où il est né dans une ville dans laquelle on ne pouvait pas trouver de place pour lui. Jésus a enfin trouvé quelqu'un qui n’a pas peur de jeter sa dignité aux orties pour lui dire : moi, je t’attends. C’est à ce désir qu’il répond.

Et ça fait jaser. Vous pensez ! il est allé chez un pécheur. Ah oui, si Jésus était allé chez un autre, il ne serait pas allé chez un pécheur peut-être… À vrai dire, un de nos plus grands problèmes c’est que dès que nous rasons le bitume un tout petit moins que le voisin – au physique ou au moral, c’est pareil – nous nous prenons pour quelque chose. Ce ne sont pas les mœurs de Dieu ! Il faudrait vraiment que nous arrivions à nous en convaincre. Parce que Zachée qui a l’habitude d’être toisé est regardé de plus bas que lui. Regardé par en-dessous, et par quelqu'un qui lui dit : « il faut que je vienne demeurer chez toi ». Il dit cela tout comme il a dit : « il me faut être dans la maison de mon Père (Lc 2, 50), il me faut annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu (Lc 4, 43),  (Lc 24, 35) » et qu’est-ce qui est écrit ? « Il a été compté parmi les scélérats » (Lc 22, 37). Jésus est en famille avec les gens mal vus.

Alors, dans cette ville où on a vu les envoyés de Josué prendre pension chez une prostituée, on peut bien voir Jésus s’inviter à déjeuner chez le percepteur !

Si nous osions désirer la rencontre de Jésus, le recevoir, tout le reste nous apparaîtrait dans sa vraie valeur. L’argent n’est pas rien, on peut s’en servir et s’en servir, c’est le dépenser. Tranquillement. Avec un seul souci, la justice. Comme Zachée, dont le salut est venu jusqu’à lui.

Nous qui avons été rassemblés par Dieu pour le prier dans cette maison où il veut se rendre présent, nous pourrions peut-être commencer par demander à Dieu de nous enseigner sa miséricorde. Ça nous fera du bien, à nous qui sommes pécheurs.