Homélie Bénédiction abbatiale — Abbaye de Tamié

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Homélie Bénédiction abbatiale

Par Mgr Philippe Ballot
Crosse abbatiale
Homélie de Mgr Philippe Ballot
Pour la bénédiction abbatiale
de dom Ginepro abbé de Tamié
4 février 2012

Eph 4, 1-6 ; Mt 23, 9-10

Cher frère Ginepro, chers frères et sœurs, chers amis,

Dans un article intitulé « faire un abbé ou une abbesse», de la revue « liturgie » de la Commission Francophone Cistercienne (N° 97 2ème trimestre 1996), j’ai pris connaissance d’une question : pourquoi y-a-t-il du temps entre l’élection et la bénédiction de l’abbé ? Réponse : « le réalisme rétorque que l’élu a besoin d’un peu de temps pour se trouver en meilleure condition et l’évêque diocésain, de nos jours surtout, n’est pas disponible au presse-bouton » (p. 92-93).  J’atteste que vous n’avez pas utilisé le presse-bouton, Frère Ginepro,  pour me demander de vous bénir. Mais comme Saint Paul que nous venons d’écouter, vous avez suivi fidèlement l’appel reçu du Seigneur pour qu’aujourd’hui vous soyez parmi nous, prêt à recevoir de mes mains la bénédiction du Seigneur.

Comme vous l’écrivez sur le petit livret que nous avons en main, votre parcours n’a pas été une ligne droite. Mais nous savons que Dieu peut écrire avec des lignes courbes. Les « oui » successifs que vous prononcez depuis quelques semaines déjà ne sont l’expression que d’un seul et unique « oui », celui que votre itinéraire spirituel traduit.  C’est la réponse  que vous avez voulue la plus juste à ce que Dieu attend de vous aujourd’hui au cœur de votre histoire personnelle. Aujourd’hui c’est encore une vraie dépossession de vous-même, un réel dépouillement, pour servir vos frères, que vous vivez  en étant devenu l’abbé de l’abbaye de Tamié. Et comme nous y invite saint Paul nous pouvons égrener les qualités qu’il vous faudra continuer de développer vous-même et avec vous, vos frères : l’humilité, la douceur et la patience.

Cependant  vous ne m’avez pas rendu la tâche facile, apparemment, en choisissant l’évangile que nous venons d’entendre. Pas le titre de rabbi, pas le titre de père, pas le titre de maître, mais celui que vous aimez le plus, celui de serviteur. Celui que vous avez endossé, de manière particulière, auquel vous avez été identifié, il y a quelques semaines déjà en recevant l’ordination diaconale, celui que la règle de Saint Benoît rappelle, je la cite : « Celui qu'on a établi comme abbé pensera toujours à la charge qui pèse sur lui. Il pensera aussi que c'est à Dieu qu'il devra rendre compte de sa gestion (Luc 16, 2) (7) l’'abbé sait également qu'il doit être serviteur plutôt que maître »(8) (Les qualités de l’abbé n° 7et8).Comme nous le demande Jésus, vous ne chercherez pas à vous élever mais vous chercherez à vous abaisser pour servir, y compris lorsqu’il faudra décider, orienter, peut-être rappeler à l’ordre. « Il déteste les penchants mauvais, mais il aime les frères.( 11) Quand il corrige les autres, il est prudent. Il n'exagère rien, sinon, en grattant trop la rouille, il va trouer le plat.(12) Il n'oublie jamais qu'il est fragile, lui aussi. Il se rappelle qu'il ne faut pas écraser le roseau déjà fendu (Mt12, 20) »(13). (Les qualités de l’abbé n°11,12,13 nous dit toujours la règle.

Mais nous savons tous, très bien, que si nous vous disons quand-même « Père Abbé », ce n’est pas pour vous donner un titre mais pour rappeler que vous tenez la place du Christ dans votre communauté, sans être le Christ. « En effet, au regard de la foi, il tient dans le monastère la place du Christ, puisqu'on l'appelle du même nom que le Christ. » dit la règle (Les qualités que l’abbé doit avoir, 2).

Comme l’écrit Dom Bernardo Oliveira, votre autorité sera crédible si vous êtes habité par une écoute constante, si vous savez «garder  contact avec la réalité » de vos frères, si vous manifestez une réelle cohérence entre votre parole et vos actes, si vous êtes « centré sur l’essentiel et l’important »… (Lumière sur nos pas », l’accompagnement spirituel. Edition : Abbaye Notre Dame du Lac 2006) « Tout ce qui est bon et saint, il le montre par ses paroles, et encore plus par son exemple. Pour les disciples qui ont le cœur docile, c'est par ses paroles que l'abbé présente les commandements du Seigneur. Mais pour ceux qui ont le cœur dur et pour ceux qui comprennent moins bien, c'est par son exemple qu'il fait voir les commandements de Dieu ». (Les qualités que l’abbé doit avoir, 12)

Quand votre autorité s’exercera ce sera alors « moins pour faire taire que pour faire penser ».  De même vous saurez éviter ce que Dom Oliveira appelle les quatre plaies dans le cadre de l’autorité monastique, je le cite : « le paternalisme qui abuse de l’autorité en la confondant avec le pouvoir, le fraternalisme qui nie la diversité et la hiérarchie des services, le maternalisme qui a besoin de protéger et de couver, l’infantilisme de qui cherche dans les autres, gratification et sécurité ».  Il sera alors demandé  à vos frères de vivre l’obéissance comme le propose St François de Sales quand il s’adressait à la Baronne de Chantal, évoquant l’obéissance sans crainte, devant cette femme qui risquait d’être trop scrupuleuse dans sa manière d’obéir : « Il faut tout faire par amour et rien par force ; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance ». Et il poursuivait en commentant la situation particulière de Jeanne de Chantal : « Je vous laisse l'esprit de liberté, non pas celui qui for clôt l'obéissance, car c'est la liberté de la chair ; mais celui qui for clôt la contrainte et le scrupule ou empressement. Si vous aimez bien fort l'obéissance et la soumission, je veux que s'il vous vient occasion juste ou charitable de laisser vos exercices, ce vous soit une espèce d'obéissance, et que ce manquement soit suppléé par l'amour (lettre à la baronne de Chantal).

Et surtout, frère Ginepro, ne cherchez pas, par vos propres forces, à être parfait et à correspondre totalement à votre charge, vos frères vous pardonnerons vos défauts, votre imperfection qu’ils connaissent déjà : « Si tu désires être accepté comme un maître, ne cesse pas d’être un témoin, non pas de la perfection mais de la conversion » (Dom Oliveira). Et si tout n’est pas ajusté, rappelez vous : « Bienheureux es-tu si tu mets un grain de sel dans ce que tu dis ; tous trouveront une pince de sucre dans ce qu’ils éprouvent ». (Dom Oliveira). « La vie croit lentement : ne désespère jamais ». « Ne l’oublie pas, le sens de l’humour est la rosée qui détend et rafraîchit quand tu es tendu et brûlant ; le rire est thérapeutique et curatif ».

Vous allez ainsi favoriser la vie communautaire, qui consiste certes à se supporter mais mieux encore à se porter les uns les autres avec amour dans l’humilité, l’obéissance et la patience.

Chacun des frères se rappellera cette nécessité de l’humilité profondément liée à l’obéissance. Si la règle précise que « le premier échelon de l'humilité, c'est d'obéir tout de suite » (Obéir, 1) elle en énonce douze autres, Saint-Benoît s’inspirant de l’épisode du songe de Jacob :

 « Alors, frères, si nous voulons parvenir au plus haut sommet de l'humilité, si nous voulons arriver rapidement à la magnifique hauteur du ciel, le seul moyen d'y monter, c'est de mener une vie humble sur la terre.(5) « Pour cela, nous devons dresser l'échelle de Jacob et monter là-haut par nos actions. Oui, pendant qu'il dormait, Jacob a vu les anges descendre et monter le long de cette échelle (Gn 28, 12).(6) Descendre et monter, c'est sûr, voici ce que cela veut dire : quand on se fait grand, on descend ; quand on se fait petit, on monte.(7) Cette échelle qui est debout, c'est notre vie sur la terre. Et quand notre cœur devient humble, le Seigneur dresse notre vie vers le ciel.(8) A notre avis, les deux côtés de cette échelle représentent notre corps et notre âme. Il y a plusieurs échelons entre ces côtés. Ce sont les échelons de l'humilité et d'une bonne conduite. C'est Dieu qui les a fixés et il nous invite à les monter »(9). (Devenir humble 5 à 9)

Citons quelques échelons :

 « Le quatrième échelon de l'humilité pour un moine, c'est, dans ce chemin de l'obéissance, de s'attacher très fort à la patience, avec un cœur  qui garde le silence, même quand on lui commande des choses pénibles et contrariantes, même s'il faut souffrir l'injustice » (35).

 « Le douzième échelon de l'humilité pour un moine, c'est non seulement d'être humble dans son cœur, mais encore de le montrer à tout moment dans son attitude devant ceux qui le voient vivre » (62).

Et Saint-Benoît décrit les fruits d’une telle humilité :

« Alors, quand le moine a monté tous ces échelons de l'humilité, il parvient bientôt à aimer Dieu d'un amour parfait. Et quand l'amour de Dieu est parfait, il chasse la peur dehors (1 Jean 4, 18) ) (67).

« Quand le moine aime de cette façon, tout ce qu'il faisait avant avec une certaine crainte, il commence à le pratiquer sans aucune peine, comme si c'était naturel et par habitude » (68).

« Il n'agit plus parce qu'il a peur de souffrir loin de Dieu pour toujours. Mais il agit parce qu'il aime le Christ, qu'il a pris de bonnes habitudes et qu'il goûte la douceur de faire le bien » (60).

Puis dans une belle complémentarité la règle élargit en disant : « Obéir est un bien. C'est pourquoi tous les frères doivent obéir à l'abbé. Mais cela ne suffit pas. Ils s'obéiront aussi les uns aux autres » (1).

Il y a aussi la patience si proche de la douceur :

« Voici encore ce qu'il doit savoir : la responsabilité qu'il a est bien difficile et pénible ! Il s'agit à la fois de conduire des personnes et de se mettre au service de leurs caractères différents, c'est-à-dire être doux avec celui-ci, menacer celui-là, obtenir l'accord d'un troisième » (21). « Voici ce que cela veut dire : l'abbé change sa façon de faire en tenant compte des moments et des personnes. Il est à la fois doux et exigeant. Il est sévère comme un maître ou affectueux comme un père » (24).

Toutes ces vertus, qui impliquent des attitudes et des manières de se comporter, favorisent l’unité et la paix. La paix qui lie les personnes entre elles, qui  n’est pas un état figé, ce qui serait une forme terrible de la paix, une fausse paix, la paix de la mort.

Ainsi donc avec saint Benoît et saint François de Sales, vous verrez l’avenir sereinement, vous envisagerez votre mission d’abbé avec confiance : « Ayons un ferme et général propos à vouloir servir Dieu de tout notre cœur et de toute notre vie ; à partir de là, n’ayons souci du lendemain. Pensons seulement à bien faire aujourd’hui ; et quand le jour de demain sera arrivé, il s’appellera aussi aujourd’hui, et alors nous y penserons ».

Le bonheur est alors à notre porte : « Le bonheur, écrivait encore ce grand saint,  n’est pas un rêve, il n’est pas une construction de l’imagination qui se brise sur le roc des dures réalités quotidiennes,  lesquelles ne sauraient nourrir l’amertume, moins encore conduire à la désespérance. Il n’y a de bonheur vrai et authentique que dans l’accueil de la réalité, ce qui exige un regard de foi au cœur de sa vie. Tout est grâce pour celui qui voit Dieu au cœur de sa vie. Tout est grâce pour celui qui fait tout par amour ».

L’abbé, qui aidera à vivre ce bonheur, le fera en homme de paix : « Il n'est pas agité, il n'est pas inquiet. Il n'exagère pas les choses, il n'est pas têtu. Il n'est pas jaloux et il sait faire confiance aux frères. Sinon, il ne connaîtra jamais le repos » (16) dit la règle.

C’est ce que nous vous souhaitons, cher frère Ginepro, une mission dans la paix et la sérénité, c’est que nous souhaitons à tous vos frères de Tamié, et permettez-moi de le dire, à tous nos frères de Tamié.

Mgr Philippe Ballot, archevêque de Chambéry
évêque de Maurienne et évêque de Tarentaise.