Traité de l'Amour de Dieu — Abbaye de Tamié

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Traité de l'Amour de Dieu

De saint Bernard (extrait 34-40)

Traité de l’Amour de Dieu

De saint Bernard de Clairvaux (Extrait 34-40)

34- La charité vraie et sincère qui vient réellement d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, est celle qui nous fait aimer le bien du prochain comme le nôtre propre. Car celui qui n'aime que ce qui le touche, ou du moins qui l'aime plus que ce qui touche les autres, montre bien qu'il n'a pas un amour pur et qu'il n'aime pas le bien pour le bien, mais pour lui : il ne peut donc obéir au Prophète qui lui dit: « Glorifiez le Seigneur, parce qu'il est bon (Ps 117,1). » Peut-être le glorifie-t-il parce qu'il est bon pour lui, mais il ne lui rend pas gloire parce qu'il est bon en soi; aussi doit-il être convaincu que c'est lui que le Prophète avait en vue quand il disait sur le ton du reproche : « Seigneur, il te rendra gloire, quand tu lui auras fait du bien » (Ps 48,19). Il y a des hommes qui glorifient le Seigneur parce qu'il est puissant; il s'en trouve qui lui rendent gloire parce qu'il est bon pour eux; enfin, on en voit qui célèbrent ses louanges simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux; les seconds, des mercenaires qui recherchent leur avantage et les derniers sont de vrais fils qui ne songent qu'à leur père. Or les premiers et les seconds ne pensent qu'à eux, il n'y a que les vrais fils qui soient désintéressés dans leur amour (2 Co 13,5) et c'est d'eux, je pense, qu'il a été écrit: « La loi de Dieu est sans tache et convertit les âmes » (Ps 18,8). Il n'y a qu'elle en effet qui puisse arracher l'âme à l'amour d'elle-même ou du monde, pour la tourner vers l'amour de Dieu, ce qu'évidemment ne sauraient faire ni la crainte ni l'amour intéressé; ils peuvent bien influer sur le dehors et sur la conduite elle-même, mais ils ne touchent pas au coeur. Il est certain qu'une âme servile fait quelquefois l'oeuvre de Dieu, mais comme elle n'agit pas spontanément, elle persévère dans son insensibilité. Il en est de même de l'âme mercenaire ; mais, comme elle n'agit pas avec désintéressement, elle ne cède évidemment qu'à la pensée de son intérêt propre. Mais quand on dit propre, on dit individuel et par conséquent borné, or dans les recoins qui se trouvent aux bornes, aux limites, se rencontrent la rouille et les ordures. Que l'âme servile ait sa loi dans la crainte qui la domine, je le veux bien ; que la mercenaire l'ait dans l'intérêt privé qui l'étouffe, quand les tentations de la concupiscence l'attirent et l'emportent vers le mal, mais ni la crainte ni l'intérêt privé n'est sans tache ou du moins, ne peut convertir les âmes, cela n'est possible qu'à la charité qui agit sur la volonté.

35. Or voici en quoi je la trouve sans tache, c'est qu'ordinairement elle ne réserve pour elle rien de ce qui lui appartient. Celui qui ne garde rien pour soi, donne à Dieu, bien certainement, tout ce qu'il a, or ce que Dieu possède ne peut être vicié. Aussi cette loi de Dieu sans tache et sans souillure n'est-elle autre que la charité qui ne cherche pas son avantage, mais l'avantage des autres. On l'appelle la loi de Dieu, soit parce qu'elle est la vie de Dieu même, soit parce que personne ne la possède s'il ne la tient de Dieu. Il n'y a pas d'absurdité à dire que cette loi est la vie de Dieu même, puisque je dis qu'elle n'est autre que la charité. En effet, d'où vient, dans la suprême et bienheureuse Trinité cette unité ineffable et parfaite qui lui est propre? N'est-ce pas de la charité? C'est donc elle qui est la loi du Seigneur, puisque c'est elle qui maintenant, si je puis parler ainsi, place l'unité dans la Trinité la lie du lien de la paix. Cependant, il ne faut pas croire que je fais ici de la charité une qualité ou un accident en Dieu, ce serait dire, (Dieu m'en préserve) qu'en lui il y a quelque chose qui n'est pas lui; elle est la substance même de Dieu, je n'avance là rien de nouveau ou d'inouï car Dieu est charité, selon saint Jean lui-même (1 Jn 4,8). On peut donc dire avec raison, que la charité est Dieu en même temps qu'elle est un don de Dieu. La charité donne la charité, la substance, l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle d'accident. Elle est la loi éternelle, créatrice et modératrice de l'univers; si toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, c'est par elle qu'elles l'ont été. Rien n'existe sans loi, pas même celui qui est la loi de toutes choses. Il est vrai qu'il est devenu lui-même la loi qui le régit, mais une loi incréée comme lui.

36. Quant à l'esclave et au mercenaire, ils ont aussi l'un et l'autre une loi, mais ils ne l’ont pas reçue du Seigneur, ils se l’ont faite à eux-mêmes, l'un en n'aimant pas Dieu, l'autre en ne l'aimant pas par-dessus toutes choses. Leur loi, je le répète, est la leur et non pas celle de Dieu à laquelle néanmoins la leur est soumise, car s'ils ont pu se faire chacun une loi, ils n'ont pu la soustraire à l'ordre immuable de la loi divine. À mes yeux c'est se faire une loi à soi que de préférer sa volonté propre à la loi éternelle et commune et par une imitation du Créateur, que j'appellerai contraire à l'ordre, de ne reconnaître d'autre maître que soi, ni d'autre règle que sa volonté propre, à l'exemple de Dieu qui est sa propre loi et ne dépend que de lui-même. Hélas ! Pour tous les enfants d'Adam, que cette volonté qui incline et courbe nos fronts jusqu'à nous rapprocher des enfers (Ps 87,4) est un lourd et insupportable fardeau ! « Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? (Rm 7,21) » Il m'accable au point que si le Seigneur ne me venait en aide il s'en faudrait de bien peu que je ne fusse abîmé dans l'enfer (Ps 93,17). C'était sous le poids de ce fardeau que gémissait celui qui disait : « Pourquoi m'as-tu mis en opposition avec toi et pourquoi me suis-je devenu à charge à moi-même ? (Job 7,20) » Par ces mots : « Je me suis devenu à charge à moi-même » il voulait dire qu'il était devenu sa propre loi et l'auteur même de cette loi. Mais lorsqu'il commence par dire en s'adressant à Dieu : « Tu m’as mis en opposition avec toi » il montre qu'il ne s'est pas soustrait à l'action de la loi divine, car c'est encore le propre de cette loi éternelle et juste que tout homme qui refuse de se soumettre à son doux empire devient son propre tyran et que tous ceux qui rejettent le joug doux et le fardeau léger de la charité sont forcés de gémir sous le poids accablant de leur propre volonté. Ainsi la loi divine a l'ait d'une manière admirable, de celui qui l'abandonne, en même temps un adversaire et un sujet car d'un côté il ne peut échapper à la loi de la justice selon ce qu'il mérite et de l'autre il n'approche de Dieu ni dans sa lumière, ni dans son repos, ni dans sa gloire. Il est donc en même temps courbé sous la puissance de Dieu et exclu de la félicité divine. Seigneur mon Dieu, pourquoi n'effaces-tu pas mon péché et pourquoi ne fais-tu pas disparaître mon iniquité afin que rejetant le poids accablant de ma volonté propre je respire sous le fardeau léger de la charité et que n'étant plus soumis aux étreintes de la crainte servile ni aux atteintes de la cupidité mercenaire, je ne sois plus poussé que par le souffle de ton esprit, de cet esprit de liberté qui est celui de tes enfants ? (Rm 8,14) Qui est-ce qui me rendra témoignage et me donnera l'assurance que moi aussi je suis du nombre de tes enfants, que ta loi est la mienne et que je suis au monde comme tu y es toi-même ? Car il est bien certain que lorsqu'on observe ce précepte de l'Apôtre : « Acquittez-vous envers tous de ce que vous leur devez, ne demeurant chargés que de la dette de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres » (Rm 13,8) on est en ce monde comme Dieu lui-même s'y trouve et l'on n'est plus alors ni esclaves, ni mercenaires, mais enfants de Dieu.

37. On voit donc, par là, que les enfants ne sont pas sans loi, à moins qu'on ne pense le contraire, parce qu'il est dit : « La loi n'est pas faite pour les justes (1 Tm 1,9). Mais il faut savoir qu'il y a une loi promulguée dans l'esprit de servitude, celle-là n'imprime que la crainte et qu'il en est une autre dictée par l'esprit de liberté, celle-ci n'inspire que la douceur. Les enfants ne sont pas contraints de subir la première, mais ils sont toujours sous l'empire de la seconde. Voici donc en quel sens il est dit que la loi n'est pas faite pour les justes, selon ces paroles de l'Apôtre: « Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude, pour vivre encore dans la crainte » (Rm 8,15) et comment il faut entendre, néanmoins, qu'ils ne sont pas sans la loi de charité d'après cet autre passage : « Vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu ». Écoutez enfin de quelle manière le juste dit en même temps qu'il est et qu'il n'est pas sous la loi : « Pour ceux qui étaient sous la loi, j'ai vécu comme si j'eusse encore été sous la loi, bien que je n'y fusse plus en effet; mais avec ceux qui n'avaient pas de loi, j'ai vécu comme si j'eusse été aussi sans loi, tandis que j'en avais une aux yeux de Dieu, la loi de Jésus Christ » (1 Co 9,21). Il n'est donc pas exact de dire : « Il n'y a pas de loi pour les justes » ; mais il faut dire : « La loi n'est pas faite pour les justes » c'est-à-dire, elle n'est pas faite pour les contraindre, mais celui qui leur impose cette loi pleine de douceur, la fait aimer et goûter aux justes qui l'observent sans contrainte. Voilà pourquoi le Seigneur dit si bien: « Prenez mon joug sur vous » (Mt 11,29) comme s'il disait : « Je ne vous l'impose pas malgré vous, prenez-le, si vous voulez, mais, si vous ne le faites pas je vous annonce qu'au lieu du repos que je vous promets, vous ne trouverez que peines et fatigues pour vos âmes ».

38. C'est donc une loi douce et bonne que la charité, non-seulement elle est agréable et légère à porter, mais elle sait aussi rendre légères et douces les deux lois de l'esclave et du mercenaire, car au lieu de les détruire elle les fait observer, selon ce qu'a dit le Seigneur : « Je ne suis pas venu abolir, mais perfectionner la loi » (Mt 5,17). En effet elle tempère la première, règle la seconde et les adoucit toutes les deux. Jamais la charité n'ira sans la crainte, mais cette crainte est bonne, elle ne se dépouillera pas non plus de toute pensée d'intérêt, mais ses désirs sont réglés. La charité perfectionne donc la loi de l'esclave en lui inspirant un généreux abandon et celle du mercenaire, en donnant une bonne direction à ses désirs intéressés. Or cet abandon généreux uni à la crainte n'anéantit pas cette dernière, il la purifie seulement et fait disparaître ce qu'elle a de pénible. À la vérité, il n'y a plus cette appréhension du châtiment dont la crainte servile n'est jamais exemple, mais la charité lui substitue une chaste et filiale qui subsiste toujours, car s'il est écrit : « La charité parfaite bannit toute crainte » (1 Jn 4,18). On doit comprendre comme s'il y avait banni la crainte pénible du châtiment dont nous avons dit que la crainte servile n'est jamais exempte. C'est une figure fort commune qui consiste à prendre la cause pour l'effet. Quant à la cupidité, elle se trouve aussi parfaitement réglée par la charité qui se joint à elle lorsque cessant de désirer ce qui est mal, elle commence à préférer ce qui est meilleur, elle n'aspire au bien que pour arriver au mieux. Quand par la grâce de Dieu on en est là, on n'aime le corps et tout ce qui y touche que pour l'âme, l'âme pour Dieu et Dieu pour lui-même.

39. Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est à-dire, l'amour doit commencer en nous par la chair, mais si elle est dirigée dans la bonne voie elle s'avance par degrés sous la conduite de la grâce et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection par l'influence de l'Esprit de Dieu, car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal (1 Co 15,46), au contraire le spirituel ne vient qu'en second lieu. Aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même parce qu'il est chair et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui. Puis quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même il se met à rechercher par la foi et à aimer Dieu comme un être qui lui est nécessaire. Ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu et il ne l'aime encore que pour soi non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu et par conséquent à le trouver doux et bon. Enfin après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré, alors ce n'est plus pour soi mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus, affirment que ce n'est pas impossible. Pour moi je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute pas que cela n'arrive quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu, car étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète : « J'entrerai dans ta gloire, ô mon Seigneur et mon Dieu et je ne songerai plus alors qu'à tes perfections » (Ps 70,16). Il savait bien que, dès qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu il serait dépouillé de toutes les infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles et qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu.

40. Alors tous les membres du Christ pourront dire en parlant d'eux ce que Paul disait de notre chef : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi » (2 Co 5,16). En effet, comme la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu, on ne s'y connaît pas selon la chair. Ce n'est pas que notre chair ne doive y entrer un jour, mais elle n'y sera admise que dépouillée de toutes ses infirmités, l'amour de la chair sera absorbé par celui de l'esprit et toutes les faiblesses des passions humaines qui existent à présent seront transformées en une puissance toute divine. Alors le filet que la charité jette aujourd'hui dans cette grande et vaste mer pour en tirer sans cesse des poissons de tout genre, une fois ramené sur le rivage, rejettera les mauvais et ne retiendra plus que les bons. La charité remplit ici-bas de toutes sortes de poissons les vastes replis de son filet puisqu'en se proportionnant à tous, selon les temps, en traversant et en partageant d'une certaine manière la bonne comme la mauvaise fortune de tous ceux qu'elle embrasse, elle s'est habituée à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de même qu'à verser des larmes avec ceux qui sont dans l'affliction. Mais, quand elle aura tiré son filet sur le rivage éternel, elle rejettera comme de mauvais poissons tout ce qu'elle souffre de défectueux et ne conservera que ce qui peut plaire et flatter. Alors on ne verra plus saint Paul devenir faible avec les faibles ou brûler pour ceux qui se scandalisent puisqu'il n'y aura plus ni scandales ni infirmités d'aucune sorte. Il ne faut pas croire non plus qu'il versera encore des larmes sur les pécheurs qui n'auront pas fait pénitence ici-bas. Comme il n'y aura plus de pécheurs il ne sera plus nécessaire de faire pénitence. Ne pensez pas qu'il gémira alors et verra des larmes sur ceux qui brûleront éternellement avec le diable et ses satellites car il n'y aura ni pleurs ni affliction dans cette sainte cité, qu'un torrent de délices arrose et que le Seigneur chérit plus que toutes les tentes de Jacob. Dans ces tentes si on goûte quelque fois la joie de la victoire, on n'y est jamais hors de combat et sans danger de perdre la palme avec la vie. Mais dans la patrie il n'y a plus de place ni pour les revers ni pour les gémissements et les larmes, comme nous le disons dans ces chants de l'Église : « C'est le séjour de ceux qui se réjouissent et le lieu d'une inaltérable allégresse » (Ps 86,7, Is 61,7). Il ne sera pas même question de la miséricorde de Dieu dans ce séjour où désormais ne doit régner que la justice et on n'y sentira plus de compassion, puisque la miséricorde en sera bannie et que la miséricorde n'aura plus de quoi s'exercer.