Vie de dom Eugène Huvelin - 1 — Abbaye de Tamié

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Abbaye de Tamié

Vie de dom Eugène Huvelin - 1

(1742-1828) par l'abbé Clerc - 1841

blason bellevaux

 Vie de dom Eugène Huvelin

supérieur de l’abbaye de Bellevaux

_______________________

par l’abbé Clerc

1841

Soyez mes imitateurs
comme je l’ai été moi-même de Jésus Christ

(Saint Paul aux Corinthiens, XI)

Introduction et avertissement

Il n’appartient qu’à Église de Jésus Christ de se montrer, en enfantant sans cesse des élus, douée de la fécondité qui est un des principaux signes auxquels on reconnaît sa céleste origine. Environnée dès le berceau d’une multitude de saints qui trouvèrent dans ses enseignements, ses institutions et surtout dans les exemples de son divin Époux, les éléments  des plus admirables vertus, elle a vu sans interruption sortir de son sein des hommes dont la sainteté a fait l’admiration du monde.

La ferveur des premiers chrétiens s’est ralentie, il est vrai, à mesure que l'Église a étendu ses conquêtes, mais il n’est pas néanmoins une seule époque où, dans toutes les conditions, des justes n’aient concouru à l’accomplissement de ses augustes destinées, en faisant briller parmi les nations la splendeur des vertus chrétiennes.

Il était principalement réservé à l’état monastique de donner fréquemment le spectacle d’une vie vraiment conforme à celle du divin Maître. Aux époques les plus brillantes du catholicisme, comme à celles de sa décadence et de son affaiblissement parmi les hommes, c’est toujours du cloître qu’ont jailli la lumière destinée à préserver le monde d’une nuit totale et le feu sacré bien plus précieux encore, apporté par Jésus Christ sur la terre pour y consumer le vice et y perpétuer, avec l’amour de Dieu, le règne de la sainteté.

Lorsque l’impiété, il y a un demi siècle, pour rendre universelle la destruction des Ordres monastiques, leur reprochait sans nulle distinction, des désordres qui servaient de prétexte à ses persécutions, quel éclat répandaient cependant dans la plupart des monastères la piété, la charité, l’abnégation et la pénitence des solitaires qui les habitaient ? À côté d’un petit nombre de maisons religieuses où la sévérité primitive des règles n’était plus entièrement en vigueur, combien de nobles dévouements surpassaient tout ce que les siècles antiques avaient admiré davantage dans les héros et les sages dont la philosophie se glorifie ! Pour immortaliser un de ses adeptes il ne lui a fallu souvent qu’une de ces actions qui, chez les disciples parfaits de l’Évangile, sont les habitudes de tous les instants, les sacrifices de la vie tout entière. Bien plus, pour peu qu’on soit versé dans la connaissance des hommes et des siècles, il est aisé de remarquer que la plupart des sages du paganisme en enseignant à leurs adeptes, avec des préceptes pompeux et des documents fastueux, le hasard pour origine et le néant pour fin dernière, ont abouti moins à créer des hommes vertueux que des simulacres de vertu. Il n’était réservé qu’à la religion chrétienne d’étonner l’univers par de grands exemples parce qu’elle seule en élevant l’homme au-dessus de la matière et du temps, imprime à son âme une énergie qu’elle ne recevra jamais de l’indifférence ou de l’incrédulité.

Parmi les vénérables cénobites que leurs vertus ont illustrés Eugène Huvelin a jeté d’autant plus d’éclat qu’il s’est attaché davantage à les tenir cachées. Mais si sa vie présente peu de ces actions propres à captiver les imaginations plus avides de ce qui est merveilleux que de ce qui édifie, elle offre néanmoins l’exemple d’une application constante à retracer la perfection de Jésus Christ, n’est-ce rien après tout aux yeux de ceux qui savent de combien de difficultés sont semées les voies de la vertu, qu’une vie de plus de quatre-vingts ans, vouée sans réserve aux œuvres de miséricorde, au silence, à la solitude, à l’obéissance, à toutes les rigueurs, en un mot, d’une pénitence dont l’idée seule effraie et dont la plus légère expérience déconcerterait notre faiblesse ? Aussi la vie d’Eugène Huvelin si elle ne satisfait pas peut-être une curiosité qui n’attache du prix qu’aux choses le plus souvent vaines, comme elle excitera nécessairement l’intérêt de ceux qui chercheront de beaux exemples et de grandes leçons. Un homme qui parvenu à peine à l’adolescence renonce au monde et s’ensevelit pour s’y rendre parfait, dans une profonde solitude, un homme qui pouvant vivre heureux selon le siècle, en foule aux pieds tous les avantages pour ne chercher que Dieu, un homme qui jugé digne des emplois les plus élevés dans son Ordre, appréhende et fuit les moindres distinctions et se montre en toutes circonstances un modèle accompli de l’humilité et de toutes les vertus qui forment son cortège, un homme enfin qui éprouvé par des tribulations de tous genres est constamment supérieur à ces épreuves parce qu’il n’aime rien aussi fortement que la croix, voilà bien de quoi plaire, instruire et édifier.

D’ailleurs la vie d’Eugène Huvelin n’est pas exclusivement proposée pour modèle aux personnes qui ont embrassé l’état religieux. Il n’est aucune condition à laquelle elle ne puisse être utile. Les circonstances en effet ont tellement agité son existence qu’on l’a vu successivement dans le monde occupé des affaires, dans le cloître entièrement à Dieu, sur la terre d’exil le prêtre et le religieux parfait, à la tête d’une paroisse un pasteur accompli et enfin supérieur du monastère de Bellevaux l’ami, le père et le modèle des saints compagnons de sa pénitence. Il y acheva dans la pratique d’une vertu consommée, cette carrière sujette à tant de vicissitudes au milieu desquelles pourtant il peut toujours dire aux jeunes gens comme aux vieillards, aux religieux comme aux prêtres séculiers : « Soyez mes imitateurs comme je l’ai été moi-même de Jésus Christ. »

Plus d’une fois sans doute, en rappelant les vertus de celui qui a mérité d’être ainsi loué dans l'Église de Dieu, j’aurai l’occasion de montrer l’excellence et la sainteté des règles qui l’ont conduit à la perfection, ce sera le moyen de dissiper les illusions de ceux qui se croient incapables de supporter le moindre joug imposé par le précepte de la pénitence, ce sera en même temps celui de détruire beaucoup de préjugés tout à fait opposés à l’opinion qu’on doit se former des usages établis dans les maisons où de généreux pénitents conduits par l’Esprit de Dieu, vont chercher loin du monde un abri contre sa corruption. Puisse cet écrit entretenir le souvenir et propager la connaissance des vertus dont il contient le récit et, sinon déterminer quelque pécheur à chercher dans la solitude et ses austérités, un abri contre les jugements du Seigneur, donner, du moins, à ceux qui vivent au milieu des embarras et des dangers du monde, une haute idée de leurs destinées immortelles, de la nécessité d’y réfléchir et de l’excellence des moyens à l’aide desquels on peut assurer le salut.

C’est parmi de pieux solitaires, les enfants bien-aimés et les frères d’Eugène Huvelin que j’ai écrit l’histoire de sa vie, suivant les mémoires dignes de la plus entière confiance, recueillis et mis à ma disposition par le R.P. Théophile Menestret, ancien religieux de Bellevaux.

Ces notes étaient depuis la mort d’Eugène Huvelin destinées à fournir matière à l’ouvrage auquel je me réjouirai d’avoir ainsi coopéré, si je n’avais pas à regretter qu’il n’ait pas été confié à un rédacteur plus pieux et plus habile.

Je ne me suis pas borné à joindre quelques fois de courtes réflexions au récit de faits qui les faisaient naître et elles se seraient présentées sans doute à l’esprit du plus grand nombre des lecteurs, mais j’ai eu en vue l’utilité et l’édification de ceux qui pourront me savoir gré d’avoir ainsi rendu plus facile le profit qu’ils doivent retirer d’une narration moins laconique. Il m’a paru aussi nécessaire d’ajouter à certains endroits des notes qui se trouveront à la suite de la vie d’Eugène Huvelin. Elles ont pour but de développer les passages qui rendent nécessaires quelques explications et de ne pas retarder par de trop fréquentes et trop longues digressions, le récit des faits qui regardent exclusivement celui dont j’écris la vie.

Quoique cette vie soit réellement l’apologie en même temps que le récit des vertus d’Eugène Huvelin et qu’il restât à la fin, peu de chose à dire de chaque vertu séparément, j’ai cru cependant devoir y ajouter un supplément en forme de panégyrique. Il contient certaine pratique de piété et quelques faits dont je n’avais pas trouvé occasion de parler. Je me suis moins proposé du reste, en faisant l’éloge des vertus morales et chrétiennes d’Eugène Huvelin, de reporter de nouveau sur elles l’attention, que de justifier le genre de vie par lequel il s’est sanctifié, aux yeux des personnes prévenues contre l’état monastique ou peu instruites de ce qu’il y a de sublime dans cette vocation. J’ai cru devoir pour cela montrer la conformité qui existe entre la vie obscure et mortifiée d’Eugène Huvelin et la sagesse profane elle-même.

Enfin il n’était pas facile, ou plutôt il n’était pas juste de terminer cette histoire sans y ajouter celle des événements qui, peu de temps après la mort du vénérable supérieur de Bellevaux, soumirent sa communauté à des épreuves bien pénibles. Malgré les détails pleins d’intérêts contenus dans une notice qui se trouve entre les mains d’un grand nombre de personnes, j’ai cru, suivant au reste les avis qui m’ont été donnés par plusieurs ecclésiastiques aussi judicieux que désintéressés, devoir entrer dans de nouveaux détails, concernant la situation actuelle des religieux de Bellevaux. On trouvera donc dans l’appendice qui terminera cet ouvrage les causes de la ruine de la maison fondée par Eugène Huvelin, les faits qui appartiennent au séjour de ses religieux en Suisse et à leur rétablissement quelques années après leur sortie du diocèse de Besançon, au Val-Sainte-Marie et enfin à leur fixation définitive à l’abbaye de la Grâce-Dieu.

La vie de dom Eugène Huvelin

Chapitre premier

Naissance d’Eugène Huvelin

De ses parents et de son enfance

 

La famille d’Eugène Huvelin était, sous tous rapports, semblable à celle des anciens patriarches. Le nom de Dieu y était béni, sa foi y était en honneur et le Ciel de son côté versait sur elle les bénédictions promises à ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur. Nombreuse et favorisée des dons de la fortune, on vit cette famille se vouer presque tout entière à la vie religieuse. Il ne resterait même aujourd’hui nulle trace de ces fervents chrétiens, serviteurs de Dieu, si une circonstance indépendante de leurs dispositions et ménagée sans doute par la Providence, n’avait détourné l’un des frères de celui dont j’écris la vie, de la solitude qu’il avait choisie, pour perpétuer une race destinée à être à la fois l’édification du monde et l’ornement de l’état monastique.

Les chefs de cette famille étaient François Désiré Huvelin et Martine Maugras. Ils habitaient Jonvelle, autrefois forteresse située sur les confins de la Lorraine et l’une des communes du département de la Haute-Saône. Imbus des mêmes principes, ces époux vraiment chrétiens eurent la consolation de voir le plus grand nombre de leurs enfants, cinq garçons et trois filles, se consacrer au Seigneur par les voeux religieux ou par d’autres engagements qui les attachaient également au culte des autels.

L’aîné des sœurs d’Eugène donne l’exemple de ce détachement parfait dont ses frères et ses sœurs seront successivement les imitateurs. Elle choisit pour vivre loin du monde, l’Ordre de sainte Colette où se pratiquaient des austérités incroyables. Sans parler des mortifications en usage dans ce monastères, les vierges qui le composaient allaient toujours nu-pieds, quelque fût la rigueur de la saison. Si on les contraignit depuis de porter au moins des sandales, c’est parce qu’une des religieuses avait eu les pieds attachés à la glace, près d’un puits où elle était venue chercher de l’eau.

Le frère aîné adopta la règle des Bénédictins dans la Congrégation de Saint-Vanne et de Saint-Hydulphe et fit profession dans l’abbaye de Faverney devenue célèbre par le prodige de la sainte Hostie conservée et sauvée des flammes [1]. La haute capacité de ce religieux fut bientôt pour ses supérieurs, un motif de l’envoyer à Luxeuil pour y remplir des fonctions difficiles. Son mérite l’en rendait capable et il s’en montrait plus digne encore par sa piété. Il y fut en même temps prieur, professeur, maître des novices et chargé en outre d’autres emplois qui exigeaient une étonnante variété de connaissances. Il faut dire pourtant qu’un tel surcroît d’occupations et de travaux mit fin prématurément à sa carrière et qu’il mourut à la fleur de l’âge.

Un autre se fit Jésuite et demeura à Rome jusqu’à la suppression de cet Ordre détruit par Clément XIV [2]. Il revint en France où, malgré son mérite, il borna son ambition à l’exercice du saint ministère dans une cure de campagne. Il mourut en 1822 laissant la réputation de théologien habile et de prédicateur distingué.

C’est au milieu de ces parfaits modèles dont chacun aurait droit à un éloge plus étendu que croissait Eugène Huvelin, chéri de Dieu et destiné par son zèle pour sa gloire, à mettre le comble à celle de sa famille.

Il naquit le 23 août 1742 et reçut au baptême le nom de son père: François Désiré. Ce vertueux père, digne d’être comparé à Zacharie, semblait avoir à dessein, réservé le nom qu’il portait pour celui de ses fils dont la longue et sainte carrière dans les travaux de la pénitence avait en effet pour exemple celle du saint Précurseur. Il ne tarda pas à justifier les heureux pressentiments de sa famille et tout en lui annonça qu’il devait être grand devant le Seigneur. Ses parents de leur côté, mirent tout en œuvre pour seconder les vues du Ciel.

Quelle que soit en effet l’affluence de la grâce du saint baptême et la puissance des inclinations qui portent l’homme vers le bien, dès l’âge le plus tendre on ne doit rien négliger pour hâter le développement des qualités heureuses qui font présager une carrière pleine de vertus et de bonnes œuvres. Mais quels plus grands mobiles de cette sage direction qu’un père et qu’une mère entre les mains de qui la Providence a placé en quelque sorte la destinée de leurs enfants ?

Le père et la mère du jeune Huvelin ne l’ignoraient pas. Gardiens assidus de son innocence, ils firent en sorte de conduire à sa destination le vase d’élection confié à leur sollicitude. Leurs bons exemples, joints à la vigilance, à l’instruction et à la prière, eurent une grande part à l’édification répandue depuis par le fils qui en était l’objet. Attentifs à éloigner de lui tout ce qui aurait pu mettre son innocence en péril, ils formaient autour de son berceau cette grande circonspection qui ne permet pas au vice d’en approcher. Les impressions produites sur cet enfant par les paroles qu’il entendit, par les actions qu’il eut sous les yeux, furent toujours celles qui, en se fortifiant avec l’homme, se révèlent par les signes d’une foi, d’une candeur et d’une piété contre lesquels lutteront en vain les passions les plus fougueuses. Eugène Huvelin au déclin même de sa vie, se rappelait avec reconnaissance et aimait à raconter les tendres soins prodigués à son enfance. Combien de fois, son père à l’exemple de celui d’Origène, marqua son front du signe auguste de la Rédemption, déposant sur ses lèvres les noms bénis de Jésus et de Marie, lui apprenant ainsi à connaître, à chérir le Père qu’il avait dans les Cieux. C’était le plus sûr moyen de lui apprendre à aimer, à respecter, à rendre heureux le père et la mère que ce Dieu lui avait donnés sur la terre. Ceux-ci du reste, agirent de même à l’égard de leurs autres enfants. Pour apprécier jusqu’à quel point les lois de Dieu et de l'Église étaient observées dans cette famille, il suffit de dire que le père du jeune Huvelin, pressé de profiter de l’indulgence dont l'Église usa de tout temps, pendant le carême, en faveur des infirmes, aima mieux mourir que de recourir à ces mitigations, si conformes néanmoins à l’esprit de douceur et de sagesse de la mère des catholiques.

Eugène Huvelin ne tarda pas à donner de vives inquiétudes à de si bons parents. Destiné à passer sur la terre en supportant les souffrances et les adversités, il fut, dès sa plus tendre enfance, en proie à des douleurs qui mirent plus d’une fois ses jours en péril. Son tempérament faible et délicat, secoué par des douleurs aiguës ne paraissait pas devoir lutter contre de si terribles épreuves. Pour comble d’afflictions, les cris déchirants arrachés à cet enfant par la douleur, occasionnèrent une rupture dont la guérison, malgré les soins les plus empressés, ne fut pas d’une longue durée. Comme on le verra plus tard, la charité d’Eugène Huvelin renouvela des maux dont ces premières infirmités avaient été la cause. Ainsi vivra souffrant jusqu’au tombeau, celui dont le Seigneur a voulu faire un véritable disciple de la croix.

Il avait à peine atteint l’âge ordinaire du discernement et déjà il faisait connaître à quelle vocation Dieu l’avait destiné. Nouveau Tobie, il fuyait, dès sa sixième année, les amusements des compagnons de son enfance et si à son exemple il ne passait pas aux pieds des autels tous les instants consacrés au repos ordinaire aux enfants, pour se livrer sans danger aux occupations de l’esprit, il se faisait lui-même un temple de la maison paternelle, y retraçait les cérémonies du culte saint et trouvait dans ces innocents plaisirs, une satisfaction qui décelait tout ce qu’il y avait dans son âme de penchant pour la piété.

La sainte Vierge était spécialement honorée dès lors par Eugène. Comme cette reine du Ciel a partout des autels à côté de ceux érigés à la gloire de son divin Fils, aussi avait-elle vu son pieux serviteur lui dresser une chapelle particulière où son nom était invoqué, son image honorée et parée des plus belles fleurs qu’il lui pouvait offrir. Ce zèle et cet amour, loin de s’affaiblir, firent des progrès toujours croissants et jusqu’à son dernier soupir, Eugène ne cessa de révérer Marie comme sa reine, de la chérir comme sa mère et la méditation de ses vertus ne fut pas le moindre des secours à l’aide desquels il parvint à cette piété éminente qui fit de lui, dans la suite, un homme d’une vertu consommée.

Quoique ces goûts du premier âge ne soient pas des marques assurées des vocations, ils étaient joints à tant de candeur, de piété et d’amour de Dieu qu’il était difficile de méconnaître les desseins du Ciel. Mais comment se déterminer à lancer dans la carrière des études un enfant dont la santé était si chancelante. Il fut donc résolu qu’il passerait ce premier âge sous le toit paternel, au risque de voir celui qui devait plus tard être l’ornement du sanctuaire et l’édification du cloître, regretter ce qu’il croirait lui manquer sous le rapport des connaissances humaines. Il sut, il est vrai, réparer par l’application, le temps qu’il n’avait pu consacrer à l’étude des lettres, mais il ne savait pas moins trouver alors, dans le souvenir de ses années passées loin du collège, une foule de réflexions propres à l’humilier. On l’a par exemple entendu dire très souvent avec le sentiment d’une conviction profonde et qu’il ne pouvait néanmoins faire partager: « Je ne suis qu’un ignorant, je n’ai pu étudier à cause de ma mauvaise santé et du régime auquel j’étais astreint dès l’âge le plus tendre. Mes fières étaient des docteurs, mais autant ils étaient savants, autant je le suis peu. Peut-être si je l’avais été avantage, me serais-je perdu ? » Langage vraiment humble et conforme à celui des plus grands saints lorsqu’ils avaient à s’exprimer sur leur propre mérite, soit qu’il fut question de talents, soit qu’il s’agisse des honneurs et des dignités qui leur étaient offertes. Ainsi le grand évêque de Genève à qui on proposait, au nom du roi de France, son élévation au cardinalat, répondit que cette dignité l’accablait, qu’il connaissait ses forces et son peu de vertu, que l’amour-propre et la vanité dont personne n’est exempt n’avaient pas besoin d’être flattés et qu’ils n’étaient déjà que trop forts. Imitateurs de saint François de Sales dont la vie me fournit ces détails, Eugène Huvelin en déplorant son ignorance prétendue avait l’adresse de s’humilier bien autrement encore en laissant supposer qu’il n’aurait pas été capable de réunir la science qui enfle avec la piété qui édifie. Il est incontestable néanmoins selon le jugement de tous ceux qui l’ont connu, qu’il avait l’esprit cultivé et qu’il n’était étranger à aucune des connaissances familières à tout homme dont l’éducation n’a pas été négligée. Il avait d’ailleurs le jugement solide et une extrême facilité pour saisir tout ce qui s’offrait à son esprit.

Eugène n’avait que huit ans lorsqu’il témoigna vivement le désir de voir l’hostie miraculeuse conservée dans l’église de Faverney. Accompagné de plusieurs personnes de sa famille, il fit ce pèlerinage qui à cette époque attirait à Faverney une affluence considérable. Heureux concours puisqu’il avait pour objet d’honorer Jésus Christ dont la présence réelle s’est manifestée d’une manière sensible et de ranimer dans les cœurs avec la foi envers le sacrement de son amour, le zèle et la vénération qu’il leur doit inspirer.

Pour montrer combien était grande la modestie d’Eugène Huvelin, je ferai le récit, simple il est vrai, mais bien édifiant, de sa conduite à Faverney. Elle fait connaître jusqu’où sous l’apparence de la timidité, il portait déjà la pratique de l’humilité. Il avait parmi les religieux du monastère, un frère chargé des fonctions de sacristain, mais sans se prévaloir de cet avantage pour se présenter à l’abbaye, il attendit que ce frère l’eut aperçu dans la foule et fut venu l’en retirer pour lui montrer l’hostie miraculeuse. « Les humbles se tiennent dans la retraite, dit saint Alphonse de Liguori [3] et choisissent le lieu le moins commode, c’est par ce motif, suivant saint Bernard, que Marie désirant parler à son fils qui prêchait dans une maison, ne voulut point y entrer d’elle-même et attendit qu’elle fût annoncée. »

Conduit ensuite devant le père abbé, Eugène en reçut comme de tous les autres religieux des témoignages d’une grande bienveillance. Il assista le soir au souper qui fut servi à la communauté dans une salle autre que le réfectoire ordinaire. La solennité était en effet, même pour le monastère, une occasion de réjouissance et autorisait pour ce jour-là seulement, certains apprêts qui dérogeaient aux habitudes sévères des autres temps. Telle était la régularité des moines de Faverney qu’ils n’auraient pas voulu se permettre cette légère suspension d’une rigoureuse pénitence dans le réfectoire même où ils avaient l’habitude de la pratiquer.

Après avoir ainsi satisfait sa dévotion Eugène revint dans sa famille et se prépara à recevoir dans son cœur pour la première fois, le Dieu qu’il avait contemplé des yeux de la foi. Il avait même fait ce voyage dans l’intention d’obtenir de notre Seigneur la grâce de se préparer dignement à la visite dont il devait bientôt l’honorer. On remarquera en effet dans des sentiments de dévotion une vivacité nouvelle et dans toute sa conduite une régularité parfaite, une modestie angélique dans la maison de Dieu, assiduité constante et attention soutenue aux leçons du catéchisme, ardeur toujours croissante pour la prière et les autres exercices de piété, soumission sans réserve à ses parents et édification pour tous les enfants, témoins de sa ferveur. Telles étaient  les dispositions par lesquelles Eugène se préparait à sa première communion. Il ne se faisait pas moins admirer par son éloignement de tout ce qui pouvait le porter au péché.

Si les parents comprenaient de quelle importance est, en effet, l’acte si solennel de la première communion, ils sentiraient la nécessité de donner plus de soins à leurs enfants pour les y préparer. En vain contesterait-on l’influence de cette démarche sur tout le reste de la vie. Elle est prouvée sans cesse par les résultats qui ne peuvent laisser nul doute à cet égard. Entre les grâces qui en furent les fruits pour Eugène Huvelin, il n’hésitait pas à mettre au premier rang la tendre dévotion qu’il conserva toujours envers l’Eucharistie et qui fut pour lui une source intarissable de consolations et de lumières.

Il fit peu de temps après la perte la plus sensible qu’il pouvait faire, par la mort de sa vertueuse mère. Dieu permit qu’elle arrivât avant qu’il eut quitté  la maison paternelle, il put ainsi recevoir les derniers embrassements et les derniers conseils de celle qui l’avait guidé si sûrement dans les voies de l’innocence. Cette femme admirable et dont l’Esprit Saint a retracé le portrait en faisant celui de la femme forte au livre des Proverbes, n’eut pas seulement à ses côtés à ses derniers moments Eugène qu’elle aimait avec tant de tendresse, elle eut aussi la consolation de mourir presque environnée de tous ses autres enfants. Quoique surprise par la maladie qui la conduisit au tombeau, on eut le temps de satisfaire à ses désirs en rappelant celui de ses fils qui était à l’abbaye de Faverney et dont elle voulut recevoir les derniers secours de la religion. Exceptée une de ses filles qui était au couvent de Poligny, tous ses enfants purent recueillir son dernier soupir. Ainsi mourut-elle, regrettée il est vrai, amèrement pleurée, mais comblée d’éloges de celui qui avait partagé son cœur et proclamée bienheureuse par ses enfants.

Un d’entre eux qui se destinait comme ses frères, à la vie monastique, était depuis quelque temps de retour à Jonvelle. Son père étant allé, avant la mort de son épouse à l’abbaye d’Orval (4) où ce fils terminait son noviciat, le trouva dans un état de santé qui ne permettait pas qu’il fît profession. Sa maladie était un obstacle d’autant plus grand à l’accomplissement de ses desseins que l’abbaye d’Orval rivalisait alors pour les austérités, avec celles de la Trappe et de Sept-Fons, mais en le mettant ainsi dans la nécessité de respirer l’air natal, la divine Providence avait sur lui des vues particulières. Elle voulut qu’il se fixât dans le monde et qu’une famille aussi édifiante ne fût pas, en s’éteignant, perdue pour la société.

Cependant Eugène avait plus que ses autres frères à déplorer la perte qu’il venait d’essuyer. Il n’était pas encore dans une situation et à un âge où l’homme peut se suffire. Élevé sous les ailes de sa mère dont il n’avait jamais été séparé, il trouvait autour de lui un vide affreux dont peuvent seuls se rendre compte ceux qui ont perdu des personnes dont l’intimité leur était nécessaire. Mais sa soumission aux ordres de la Providence et l’espoir de retrouver dans le Ciel celle qui l’avait si tendrement aimé furent pour lui des motifs de consolation.

Toutefois le moment était venu de songer sérieusement au parti qu’il avait à prendre à l’égard du choix d’un état. C’est en effet la grande affaire qui va l’occuper, mais avant de se trouver définitivement dans la situation à laquelle le Ciel a dessein de le conduire, il fera des essais qui, s’ils n’aboutissent pas à la fin qu’il semble se proposer, serviront du moins à éprouver ses sentiments. Ainsi Eugène se rendra-t-il plus agréable à Dieu qu’il préférera au monde et à ses vanités, après avoir été quelques temps livré à son commerce, exposé à ses périls et témoins des difficultés sans nombre contre lesquelles doivent lutter ceux qui, jaloux de conserver le trésor de leur innocence, sont abandonnés, jeunes encore, à toutes les séductions d’une grande cité.

Chapitre second

Eugène Huvelin quitte la maison paternelle et entre à Lyon dans une maison de commerce

Sa conduite dans cette ville et sa préparation à la vie religieuse

Le choix d’un état n’est pas seulement d’une importance extrême à raison de ses conséquences pour le malheur ou la prospérité de celui qui l’embrasse, il est encore plus digne d’attention sous le rapport du salut éternel. Un esprit inconsidéré peut seul se lancer indifféremment dans une carrière quelconque ouverte devant lui. L’homme sage sonde son cœur consulte ses inclinations, a recours à la prière et recherche les conseils qui peuvent l’éclairer. Encore ne se décide-t-il pas sans frayeur à prendre le parti qui lui semble conforme aux volontés du Ciel.

Telles étaient les dispositions d’Eugène, telle fut sa conduite. Il ne devait pas rencontrer dans les sentiments de son père une opposition, quelquefois bien fatale, à l’exercice de sa liberté. Déjà privé de tous ses enfants et comme incertain si celui qui avait fait son noviciat à l’abbaye d’Orval resterait dans le siècle, il pouvait désirer sans doute un autre genre de vie pour Eugène. Il était cependant trop versé dans la connaissance de la loi de Dieu, il craignait trop de lui déplaire pour ne pas se conformer aux desseins de la Providence. Le sacrifice d’Abraham était présent à son esprit, et le sien à ses propre yeux était loin d’égaler celui du père des croyants se préparant à immoler son fils qu’il avait reçu de Dieu pour multiplier sa postérité comme les étoiles du ciel.

De son côté, soit dans la crainte d’affliger son père, soit par la conviction qu’il ne pouvait prétendre à l’avantage d'être reçu dans une maison religieuse, Eugène ne fit pas d’instances pour obtenir la permission de se retirer dans le cloître. Il résolut de se livrer momentanément au commerce et muni de lettres de recommandation, il partit pour Lyon.

Malgré ses précautions pour être placé dans une maison où il put satisfaire librement son goût pour les pratiques de piété et vivre exempt de tout péril pour ses moeurs, Eugène allait trouver une différence sensible entre les exemples de la maison paternelle et ceux qu’il devait avoir désormais sous les yeux. Qu’on se figure ce jeune homme, étranger jusqu’alors à tout rapport avec le monde, transporté dans la seconde ville du royaume, en relation avec des jeunes gens et toutes sortes de personnes dont les sentiments sans doute n’étaient pas toujours aussi religieux que ceux qui avaient présidé à son éducation. Il est par malheur bien peu d’enfants qui abandonnés à eux-mêmes dans des grandes villes, ne franchissent en un instant les barrières qu’une éducation chrétienne avait élevées entre eux et le libertinage. Combien de pères et de mères ont vu, par exemple, la capitale engloutir leurs plus chères espérances, en devenant le tombeau des principes honnêtes et chrétiens qu’ils s’étaient efforcés d’inculquer à leurs fils ?

Rien ne put ébranler la foi, altérer la piété et les moeurs d’Eugène Huvelin, attentif à vivre éloigné de ceux dont les dispositions et les habitudes étaient contraires aux siennes. Il ne voulut pour société que celle qui put être soutenue par une entière conformité de sentiments et de principes. C’est pourquoi il n’eut jamais à déplorer les suites funestes d’une trop grande facilité à contracter des amitiés. Pendant tout son séjour à Lyon où il passa plusieurs années, il ne rencontra pas un seul de ces jeunes gens qui, non contents de se livrer au désordre, se font encore une gloire et un plaisir de perdre ceux dont ils réussissent à faire les jouets et les victimes de leurs dérèglements. Ne voit-on pas par exemple au commencement de la vie de saint François de Sales, à combien de périls sa jeunesse fut exposée par les criminelles tentations de quelques jeunes libertins qu’il n’avait pas assez connus avant de les fréquenter à Padoue et  Venise et avec quelle attention il en fuyait la société.

Eugène ne vivait pas pourtant dans un tel isolement qu’il eût à supporter les ennuis inséparables de la privation de toute compagnie et de toute distraction, mais il savait les rechercher telles qu’elles convenaient à son caractère, à son éducation, à ses goûts, et sa vie pour ne pas être celle d’une jeune homme livré à la dissipation, n’en était pas moins heureuse.

A son arrivée à Lyon, Eugène ne chercha pas à contenter la curiosité, visitant les choses les plus remarquables, fréquentant les spectacles et les autres lieux de divertissements où la plupart des jeunes gens, échappés à la surveillance de leur famille, vont perdre leur temps et leur argent. Fidèle à ses obligations, Eugène cherchait à contenter les personnes dont il avait obtenu la confiance, et les moments laissés à sa disposition, le dimanche principalement, il les passait dans les églises. Rien n’égalait sa satisfaction lorsqu’il entendait chanter les saints offices au milieu de l’appareil imposant des solennités auxquelles le rite de Lyon surtout, imprime une si touchante majesté. La parole de Dieu et la méditation n’avaient pas pour lui moins d’attrait. Il éprouvait toutefois le besoin de trouver un guide qui le tint par la main en quelque sorte et le défendit contre les séductions dont il était environné. Il chercha donc un confesseur, bien décidé à mettre en lui toute sa confiance, à se soumettre à ses conseils et à suivre en tout point les voies par lesquelles il jugerait à propos de le conduire. Il le rencontra parmi les pères de la Compagnie de Jésus. Un tel choix était d’un favorable augure pour son avancement spirituel car depuis la fondation de cet Ordre si célèbre par ses vertus et ses lumières, par ses succès et ses revers, on vit constamment la jeunesse qui lui était confiée et qui adoptait ses principes pour règle de conduite, persévérer dans le bien et fournir à l'Église des ministres éclairés et dévoués au souverain, des sujets fidèles à la patrie, des citoyens qui la servaient avec honneur.

Entre autres conseils, le directeur d’Eugène lui suggéra et lui procura les moyens de s’attacher à une Congrégation établie à Lyon pour l’édification de cette ville et l’avantage plus grand encore des personnes qui en faisaient partie. Il était aisé à celui sous les auspices de qui Eugène Huvelin venait de se réfugier, de remarquer les grâces que ce jeune homme avait déjà reçues du Ciel et le parti qu’il pouvait tirer pour hâter ses progrès dans la vertu, de la soumission, de l’humilité et de la piété dont il le voyait pénétré. Aussi continua-t-il de lui donner des preuves non équivoques d’une sollicitude paternelle.

La Congrégation à laquelle Eugène devait s’associer tenait sa réunion dans le grand collège des Jésuites. Elle se divisait en diverses sections et chacune était composée d’individus appartenant à la même classe. C’était le moyen de rendre plus utiles les instructions qui leur étaient faites avec beaucoup de régularité et de donner aux membres de la Congrégation ainsi divisés et bien assortis, la faculté d’entretenir entre eux des relations utiles. Outre la section des jeunes messieurs et celle des gens d’épée, les artisans en formaient deux qui étaient très nombreuses. Eugène était de la première et c’était toujours avec ravissement qu’il rappelait ce temps heureux où il avait pu donner à sa ferveur un libre essor.

Les pieuses pratiques des Congrégations avaient lieu principalement chaque dimanche. Prévenant le lever de l’aurore, Eugène se trouvait dès le matin au milieu de la foule qu’on n’aurait pu compter à l’église du grand collège. Après avoir rendu ses hommages à Jésus Christ et récité l’office de la sainte Vierge qui se disait en commun, il entendait l’instruction. Elle était suivie de la messe. Il communiait tous les dimanches, il assistait ensuite, ainsi que les confrères, à la messe paroissiale. Après quelques autres exercices qui avaient lieu dans l’après-midi, il consacrait le reste de la journée à des œuvres de miséricorde.

Plein des sentiments qu’il avait puisés le matin, soit à la table du Seigneur, soit aux pieds de la chaire évangélique, il n’avait rien de plus à cœur que de communiquer, en les laissant agir, les mouvements de la grâce et de répandre le feu de la charité qui dévorait son âme. A la suite des jeunes gens et de personnes de tout âge élevés dans les premiers rangs de la société, Eugène allait tantôt dans les hôpitaux, tantôt dans les prisons. Là des paroles d’encouragements, de pieuses réflexions suspendaient les souffrances du malade et le portaient à se jeter dans le sein de Dieu comme dans le plus sûr asile aux portes du tombeau. Ici de malheureux captifs en voyant des mains délicates soulever leurs chaînes, laissaient leur cœur s’ouvrir aux sentiments du repentir. Combien d’infortunes et de douleurs ont été adoucies par les paroles et les pieuses libéralités d’Eugène ? S’il recevait les bienfaits de la Providence, il s’en servait pour secourir ceux qui souffraient et par cette dispensation, trouver accès dans les consciences qu’il était jaloux de ramener à la religion dont il était ainsi le disciple et l’apôtre.

Il ne négligeait pas pour cela les devoirs de son état. Fidèles à Dieu, il n’était pas moins exact à ses obligations envers les hommes. Édifiées de sa piété, les personnes qui ne se sentaient pas le courage de l’imiter lui donnaient du moins des témoignages de leur estime et celles dont il servait les intérêts, loin de mettre obstacle à l’accomplissement de ses devoirs religieux, lui laissaient au contraire une latitude à laquelle sa sagesse savait du reste prescrire de justes limites.

Il serait à désirer qu’il en fût ainsi de tous les chefs d’établissement à qui des enfants sont  confiés. Mais non contents de n’exercer à leur égard aucune vigilance en ce qui concerne la religion et les moeurs, la plupart ne leur donnent pas même les moyens de remplir les obligations essentielles du catholicisme. Pourvu que les intérêts temporels ne souffrent pas, on s’inquiète peu si des jeunes gens qui ont reçu cependant une éducation chrétienne, vivent selon les habitudes contractées au seuil de leur famille. On leur accorde, il est vrai, quelques heures de délassement, mais après celles consacrées au culte divin auquel ils ne sont plus en mesure de prendre part. Eugène Huvelin se serait fort mal accommodé d’un semblable régime.

Depuis son admission aux exercices de la Congrégation il s’était cru obligé à une vie plus parfaite. Excité par les exemples qu’il avait sous les yeux, tandis que la voix de Dieu se faisait entendre plus fortement à son cœur, il voulait se montrer autant qu’il le pouvait digne des grâces abondantes qu’il recevait. Il fréquenta les sacrements plus souvent qu’il n’avait fait jusqu’alors, se livra plus assidûment à des lectures de piété et s’interdit absolument toute autre relation, exceptées celles commandées par les devoirs de son état, qu’avec son directeur et les plus fervents congréganistes.

Attentif à s’informer des offices particuliers, des sermons qui avaient lieu dans les diverses communautés alors très nombreuses à Lyon, il en faisait sa récréation la plus habituelle et la preuve qu’il fréquentait assidûment ces saintes maisons, c’est la précision avec laquelle il donnait des détails sur chacune d’elles, détails qui faisaient supposer une connaissance intime.

La dévotion à Notre-Dame de Fourvière est une de celles qui avaient un attrait particulier pour Eugène. Sa piété déjà si vive envers Marie devait trouver en effet un aliment propre à la fortifier dans les visites qu’il lui rendait à Fourvière. Cette chapelle est un de ces saints asiles où la piété pénètre de toutes parts. Quiconque y a prié au milieu des habitants de la ville qui lui est si dévouée ne saurait en douter. Avec quelle joie il gravissait cette montagne du haut de laquelle l’auguste reine du Ciel étend sur Lyon son sceptre tutélaire, qu’il se trouvait heureux en recevant aux pieds de ses autels le divin Fils qu’elle porta dans son sein. Qui pourrait dire aussi de combien de faveurs il fut comblé par son intercession, là où jamais Marie ne fut invoquée en vain, où tout rappelle les prodiges qui justifient son culte et le concours incessant des fidèles dont le recueillement profond annonce à ceux qui ont le privilège d’en être les témoins, la foi réelle et la sincérité.

Eugène avait reçu du Ciel une âme sensible et cette qualité en le portant vers les objets qui devaient l’enflammer d’amour pour Dieu, le rendait encore affable, humain et prêt à rendre tous les services qui dépendaient de lui. Les misères d’autrui faisaient sur cette âme des impressions souvent bien douloureuses. Lorsqu’il habitait Lyon, par exemple, son logement était près de la place où s'exécutaient les criminels. Quoi qu’il eût horreur de ces spectacles et qu’il les évitât avec soin, il ne fut pas toujours à l’abri des secousses qu’ils devaient lui faire éprouver. Sa fenêtre étant un jour ouvert, il entendit les cris déchirants de plusieurs infortunés qui subissaient le supplice de la roue. En proie lui-même à d’horribles tortures il fut tourmenté le reste de sa vie par le souvenir de ce drame sanglant dont l’image l’agitait souvent pendant son sommeil et lui était encore présente peu de jours avant sa mort.

Que dire après cela en voyant des chrétiens non seulement ne pas déplorer le sort des malheureux atteints par le glaive des lois humaines, mais de faire encore, en quelque sorte, une fête de leur agonie ? Une des gloires du christianisme avait été la cessation des spectacles sanguinaires dont Rome païenne ne rougissait pas. Cette religion, en traversant les siècles, n’a rien perdu de sa charité et le véritable esprit de ses disciples n’a pas cessé d’être celui de la miséricorde. A quoi faut-il attribuer, si ce n’est à l’oubli de ses maximes, une conduite si peu digne d’une nation civilisée par l’Évangile et qui se glorifie de la croix où mourut le Dieu qu’elle adore, afin de rendre aux hommes plus douce et plus facile, la nécessité de mourir ?

La conduite d’Eugène Huvelin si opposée à celle de la multitude, faisait pressentir qu’il ne trouverait pas dans le siècle une vie telle qu’il la voulait. Ses scandales affligeaient sa foi et les exemples édifiants qui pouvaient l’affermir ne l’empêchaient pas de redouter les chutes dont il cherchait à préserver son âme. Plus il se rapprochait de Dieu par la prière et par la communion, plus il éprouvait de dégoût pour le monde et se sentait attiré vers la vie religieuse. Vainement avait-il lutté contre des considérations capables d’ébranler sa résolution, ni la pensée d’une fortune qu’il fallait abandonner, ni la perspective des sacrifices qui devaient être la suite de sa démarche n’étaient capables de l’en détourner. Le souvenir même de sa famille vouée sans réserve à la vie monastique, au lieu de tempérer le désir de marcher sur ses traces, était au contraire, à ses yeux, un motif de l’imiter. Ainsi le plus jeune des frères de saint Bernard à qui ces illustres cénobites faisaient leurs adieux en lui disant qu’ils lui laissaient tout ce qu’ils possédaient, leur faisait cette réponse si connue : « Ce partage n’est pas égal, vous me laissez la terre et vous prenez pour vous le Ciel. » Paroles bien dignes d’un serviteur de Jésus Christ. A l’exemple de ses frères il embrassa bientôt la croix.

Accoutumé cependant à ne rien entreprendre sans l’avis de son directeur, Eugène Huvelin se serait bien gardé de prendre une résolution qui décidait de son avenir sans recourir à ses lumières. Exact à ne lui rien cacher de ce qui se passait en son âme, à lui découvrir ses sentiments les plus intimes, il lui représenta qu’au lieu de trouver de son goût le genre de vie dont il faisait l’essai depuis assez longtemps, il éprouvait pour lui une aversion dont il ne pouvait triompher, qu’en venant à Lyon pour se livrer au commerce il avait agi moins conformément à ses inclinations que pour les étudier. Il ajouta qu’un vie agitée et dont Dieu ne pouvait avoir qu’une faible portion n’était pas celle à laquelle il était appelé, qu’au lieu d’être propre aux affaires du monde, il n’y pourrait porter aucune des dispositions nécessaires, qu’un cloître lui convenait beaucoup mieux que le siècle et qu’une des raisons qui l’avaient fait attendre jusque là pour faire connaître ses intentions c’était l’insuffisance de ses études qu’il regardait comme un obstacle à son admission dans une maison religieuse.

L’ecclésiastique à qui s’adressait cette déclaration ne put s’en étonner connaissant déjà la vertu de celui qui la faisait. Il ne mit cependant aucune précipitation à approuver son projet, comme il se garda bien aussi de l’en détourner. Quoique versé dans le discernement des esprits et convaincu de la solidité de celui d’Eugène Huvelin, il savait qu’une décision en matière aussi grave que celle de la vocation religieuse, exigeait de la réflexion et ne pouvait être le résultat d’une subite inspiration.

Quelle que soit en effet la régularité de la vie des gens du monde, il existe une différence essentielle entre elle et celle des solitaires sur laquelle l’image du Dieu crucifié peut seule répandre des charmes. Aussi ne trouve-t-on pas chez les hommes chargés de la direction des maisons ouvertes à la pénitence, un prosélytisme qui veuille à tout prix étendre ses conquêtes. Sans soute un religieux pénétré de la sainteté de son état, bénit le Ciel lorsqu’il prépare une âme à écouter la voix de Dieu dans le désert, mais n’ignorant pas que la parole qui mène à la perfection n’est pas à la portée du plus grand nombre, il a recours aux précautions commandées par la prudence.

Après l’avoir félicité sur ses dispositions le directeur d’Eugène lui représenta les peines attachées à l’état qu’il voulait embrasser, il lui conseilla de ne pas prendre pour les marques certaines d’une vocation où tout est renoncement, humiliation et sacrifice, un attrait passager pour la pénitence, un dégoût momentané pour le monde, enfin les mouvements d’une ferveur qui malgré sa vivacité, était sujette à des refroidissements, qu’on avait vu beaucoup de personnes animées comme lui du désir d’une vie plus parfaite en éprouver bientôt de la lassitude, et que la vie d’un religieux était appelée avec raison un martyre continuel parce qu’il n’est pas moins difficile de vivre pour Dieu dans la pratique exacte des devoirs monastiques que de souffrir des tourments dont la durée avait un terme au-delà duquel ne pouvaient aller ni la fureur des tyrans ni la faiblesse des victimes.

Il ajouta néanmoins qu’après tout si Dieu l’appelait à l’état religieux il lui donnerait la force nécessaire pour correspondre à ses desseins, qu’il ne fallait pas seulement envisager les croix, mais aussi l’onction de la grâce qui les rend faciles à porter et qu’un religieux lorsqu’il a tout quitté pour Dieu, goûte en le servant un bonheur, des consolations, une paix d’autant plus capables de le dédommager de tous ses sacrifices que ces biens sont seulement le prélude et l’avant-goût du Ciel.

Eugène attendait cependant un conseil plus formel, une détermination plus positive. Alors pour toute solution, son directeur lui fit observer que plusieurs jeunes gens, membres de la Congrégation et dans une situation semblable à la sienne étaient allés à l’abbaye de Sept-Fons pour y consulter le Seigneur, que la plupart y avait fait profession et qu’un certain nombre y était mort en odeur de sainteté. Bien plus pour le rassurer et prévenir sa crainte au sujet de ses études qu’il croyait insuffisantes, il lui dit qu’on n’exigeait pas à Sept-Fons une science supérieure à celle qu’il possédait et qu’enfin la connaissance de la langue latine à laquelle il n’était plus étranger suffisait pour qu’il fût reçu même parmi les pères.

On se ferait difficilement une idée des divers mouvements dont Eugène était agité pendant ce discours. Tantôt saisi de crainte et tantôt plein d’espérance, il fut enfin au comble de la joie lorsqu’il reçut pour toute conclusion le conseil d’aller à Sept-Fons et de s’assurer par ce qu’il y verrait, de ses dispositions. Une joie céleste anima son visage et la proposition acceptée avec empressement fut suivie sans le moindre retard.

Chapitre troisième

Eugène Huvelin part pour Sept-Fons se fixe dans ce monastère et fait son noviciat

 

Parti de Lyon le 13 du mois d’août 1761, Eugène se flattait d’arriver à Sept-Fons pour la solennité de l’Assomption, fête patronale de tout l’Ordre de Cîteaux, mais quelque diligence qu’il fît, il fut dans la nécessité de s’arrêter en route pour ne pas voyager le jour consacré au triomphe de la reine du Ciel et comme ce jour était un samedi, il put du moins se trouver d’assez bonne heure à Sept-Fons pour assister aux offices du dimanche.

Il ne put voir sans émotion le religieux qui lui ouvrait la porte du monastère se jeter à ses pieds. Bien éloigné des sentiments de ceux qui de font un sujet de moqueries des pratiques en usage dans les maisons religieuses, il savait que l’art des solitaires consiste essentiellement dans l’humilité et leur gloire dans l’abjection. Il fut donc édifié plus encore en voyant le père hôtelier renouveler à son égard les mêmes démonstrations. Il n’attendit pas pour faire connaître le but de son voyage, l’arrivée du père abbé qu’il ne pouvait voir avant l’office et l’hôtelier dont l’accueil l’avait charmé, reçut à l’instant même ses confidences. Mais en parlant de son projet de se fixer à Sept-Fons, il ne put dissimuler qu’il était dans la nécessité d’en différer l’exécution jusqu’à l’arrangement définitif des affaires qui le retenaient à Lyon.

L’hôtelier prit sur lui de faire observer à Eugène qu’on ne saurait répondre avec trop d’empressement à de telles inspirations, que la grâce, par laquelle notre Seigneur appelait une âme à la vie du cloître était la plus signalée qu’il pût lui faire et qu’il s’exposait à la perdre en différant de la saisir, qu’il avait vu lui-même plus d’une fois les résolutions qui paraissaient inébranlables, échouer contre l’écueil de semblables lenteurs, que le Démon, furieux de voir lui échapper les âmes qui fuient dans le désert, mettait en jeu tous les ressorts propres à les en détourne et réussissait même à entraîner à des chutes lamentables et bien inattendues, celles qui n’avaient pas le courage de faire abnégation de tout sans hésiter, pour suivre Jésus Christ. Alléguant même l’autorité de ce suprême et divin conseiller, il rappela les paroles qu’il avait adressées à ceux qui, en l’écoutant, éprouvaient le désir de se faire les disciples, que celui qui regarde en arrière n’est pas propre au royaume de Dieu et qu’il faut laisser aux morts c’est-à-dire, à ceux qui vivent dans le siècle, le soin d’ensevelir leurs morts.

L’impression produite en ce moment sur Eugène Huvelin fut celle qu’aurait pu faire la parole de Dieu lui-même. Il ne redoutait rien davantage que ce dont on le menaçait et toutes les réflexions qu’il venait d’entendre furent des éclairs qui pénétrèrent si avant dans son esprit qu’il ne manqua jamais de les faire briller aux yeux de ceux qui plus tard se présentaient à lui dans l’intention de se consacrer à Dieu. Il leur exprimait le désir que ces pensées soient aussi puissantes sur leur cœurs qu’elles l’avaient été sur le sien.

Lorsqu’il vit entrer les religieux pour la célébration de l’office divin, il lui sembla voir la milice céleste se rangeant autour du trône du Très-Haut. Eugène Huvelin avait en effet sous les yeux cent soixante sept religieux qui, revêtus de l’habit de leur Ordre et les yeux modestement baissés, semblaient par leur foi vive rendre sensible la majesté divine. Il fut encore plus édifié au moment de la communion et des larmes abondantes couvrirent son visage : « Mon Dieu, se disait-il, est-ce possible qu’on rencontre des hommes semblables sur la terre ? Ne seraient pas plutôt des anges descendus du Ciel pour vous venger des outrages de l’incrédulité si audacieuse en ces temps malheureux ? Je veux vous consacrer ici tous les jours de ma vie. Oui  cette maison sainte sera mon tombeau. » Eugène ne prévoyait pas qu’un jour viendrait où ce port de salut serait lui-même en butte aux coups de la tempête, où tous ceux qui étaient venus, comme lui, y chercher un abri, se verraient errants et proscrits, contraints enfin d’ajouter au sacrifice qu’ils avaient fait en renonçant au monde, le sacrifice bien plus pénible d’y reparaître.

Le père abbé charmé à son tout des dispositions d’Eugène Huvelin ne voulut pas pourtant l’admettre dans son monastère sans lui faire connaître à quel genre de vie il allait se soumettre. Il ne lui dissimula pas qu’elle lui paraîtrait pénible et peut-être au-dessus de ses forces : reposer quelques heures seulement sur une paillasse bien dure, passer à l’église une grande partie du jour et de la nuit, sans nulle récréation, entre le chant et l’étude des psaumes, la méditation et le travail des mains, observer un silence éternel et se contenter pour ses aliments de légumes et de racines, joindre à cette abstinence un jeûne presque continuel, trouver enfin, jusque dans le vêtement la pénitence qui était universelle et presque sans relâche ajouter encore à ces pratiques et à ces privations, des mortifications bien plus austères, elles du renoncement à la volonté propre et d’une dépendance absolue de la volonté des supérieurs, telle était la vie de Sept-Fons.

Ce tableau, tout effrayant qu’il était, n’opéra aucun changement dans les dispositions d’Eugène et le père abbé en acquiesçant à ses désirs l’engagea à persévérer.

Livré seul à ses réflexions, Eugène remercia le Seigneur de lui avoir ainsi frayé les voies à un état après lequel il soupirait depuis longtemps. Pour éloigner toutes les pensées du monde et fermer son âme à de vains regrets, il se livra aux réflexions les plus propres à le fortifier dans sa résolution de ne plus reparaître dans le monde. Il se représenta les désordres, les vanités et les malheurs dont il est le théâtre, combien sont à plaindre ceux qu’entraîne le torrent fatal de ses maximes et de ses exemples, les écueils de la fortune et les dangers de la liberté, le dégoût et le néant des plaisirs, la certitude de la mort, l’instabilité de la vie, la sévérité des jugements de Dieu, l’horreur et la durée infinie de ses châtiments. Telles étaient ses pensées. Il se disait aussi qu’avec un peu de bonne volonté on vient à bout des choses difficiles, qu’il ne fallait pas compter sur soi mais sur la grâce et qu’après tout, des tribulations passagères perdaient toute leur amertume par la perspective du bonheur qui en sera le prix, qu’en attendant il serait injuste de regarder comme infortunée une vie innocente, à l’abri des remords et exempte des désirs insatiables qui naissent des passions et qu’enfin si quelque chose pouvait adoucir les peines de l’exil, c’étaient par dessus tout les austérités et les larmes par lesquelles on méritait le titre de citoyen du Ciel.

Plein de courage, après avoir ainsi répandu son âme devant Dieu, Eugène Huvelin fait reconduire à Lyon le cheval qui l’avait amené, remet à son conducteur des lettres nécessaires pour terminer ses affaires et dès ce moment dit au monde un éternel adieu.

Le noviciat aux exercices duquel il fut admis trois jours après, était alors composé de vingt personnes dont plusieurs étaient prêtres. Il conserva les habits séculiers pendant un mois qu’il employa à faire sa confession générale. Il n’avait pas sans doute à purifier une conscience où l’iniquité eut exercé de grands ravages, conduit comme il l’avait toujours été par la crainte et l’amour de Dieu, il ne fait pas moins cette importante action avec les sentiments d’une douleur profonde et la résolution de mener le reste de sa vie une conduite si réglée qu’il n’eût jamais à se reprocher aucune faute volontaire.

On voit ici combien est injuste et mal fondé le préjugé de ceux qui ne considèrent dans les habitants des cloîtres que des personnes poussées à ce genre de vie par des malheurs ou par des crimes. Étrangers aux mouvements de la grâce, ils ne comprennent rien à ses opérations. S’ils descendaient dans le cœur des l’hommes capables d’une si héroïque abnégation, ils penseraient tout autrement. A côté de quelques pécheurs qui viennent expier leurs égarements par la pénitence du cloître, ils verraient beaucoup de justes dégoûtés du siècle, inquiets pour leur salut au milieu de ses périls et jaloux de donner à Dieu des preuves d’une véritable amour.

On se saurait du moins nier qu’Eugène Huvelin fut de ce nombre. Il lui restait encore à déposer les vêtements qui lui rappelaient le souvenir du monde. Il croyait qu’en s’en dépouillant pour revêtir l’habit religieux, il serait en même temps transformé en un homme nouveau, créé selon Dieu, selon sa sainteté et la justice qui a sa source dans sa vérité comme il est dit par l'Église à celui qu’elle revêt ainsi dans cette première cérémonie dont le novice est l’objet. Il fut décidé qu’elle aurait lieu le 17 de septembre. En l’absence de l’abbé, elle fut faite par le prieur qui s’appelait Eugène et voulut lui donner son nom sous lequel j’ai cru devoir toujours le désigner et non celui de Désiré pour éviter cette nouvelle dénomination au moment de son noviciat.

Sans attacher trop d’importance à ce rapprochement on ne pourra s’empêcher de remarquer que comme le père du jeune Huvelin lui avait donné au baptême le nom qu’il portait lui-même, ainsi son père spirituel en l’initiant à la vie religieuse lui avait également donné le sien. Il sera difficile de suivre maintenant le jeune novice et de montrer avec quelle fidélité il correspondait à la grâce. Tout est uniforme et caché dans la vie monastique. On n’y connaît pas les actions qui répandent au loin de l’éclat. La perfection y consiste au contraire à s’humilier, à se taire, à s’absorber tellement en Jésus Christ que l'homme disparaisse entièrement. Ainsi vécut Eugène Huvelin pendant son noviciat, pour preuve de sa régularité et de sa ferveur, il suffira de le voir admis à faire profession.

Le monastère de Sept-Fons était un des plus réguliers parmi toutes les maisons où la réforme avait fait revivre les austérités des premiers âges de la vie monastique. Les écrivains qui en ont parlé la comparent unanimement à l’abbaye de Clairvaux à l’époque où saint Bernard donnait au monde de si grands exemples de pénitence. On y suivait dans sa rigueur la règle de saint Benoît avec les anciens statuts de l’Ordre de Cîteaux [5]. Le temps du noviciat était surtout celui de terribles épreuves. Comme les sujets se présentaient en foule le discernement en était sévère et la dixième partie des novices seulement faisait la profession.

Entre autres personnages dont la sainteté rend témoignage à celle de la vie qu’on menait à Sept-Fons, je citerai le vénérable Joseph Labre contemporain d’Eugène Huvelin dans cet illustre monastère où il ne passa que huit mois. Né le 26 mars 1748 dans le village d’Amettes, alors diocèse de Boulogne et maintenant de celui d’Arras, Benoît donna dès son enfance des signes de la vocation extraordinaire à laquelle Dieu le destinait. Après avoir tenté de se fixer à la Trappe et chez les Chartreux, il avait été reçu à Sept-Fons huit ans après la profession d’Eugène. Mais une santé débile et plus encore une inexprimable sensibilité de conscience le faisait juger peu propre à embrasser la règle en vigueur à Sept-Fons.

Dieu voulait qu’il arrivât par d’autres voies à cette perfection sublime dont les merveilles ne furent connues qu’après sa mort [6]. Sans attendre que la fièvre l’ait quitté, il part pour Rome où l’appelle une voix secrète et malgré les chaleur excessives de la saison et du climat, il travers le Piémont, supportant en outre toutes les incommodités d’une extrême pauvreté. La vie que Benoît Joseph Labre menait à Rome est tellement en contradiction avec les idées du monde qu’il faut savoir pour l’apprécier, qu’aux yeux de Dieu, la sainteté consiste dans l’amour qu’on lui porte et les sacrifices par lesquels on veut le lui prouver. Rome le comprit lorsqu’en apprenant les prodiges d’une vie qu’elle avait méprisée, elle fit éclater des sentiments de surprise et de vénération à l’égard du serviteur de Dieu, lequel sous les haillons de la misère et de l’apparence de l’être le plus abject, avait ravi le Ciel. Mort à l’âge de trente-cinq ans, le 16 avril 1783, il a été déclaré vénérable et personne n’ignore les démarches qui ont lieu pour hâter le moment de sa canonisation.

La plus sainte émulation régnait donc parmi les religieux de Sept-Fons. Eugène Huvelin s’y faisait remarquer par son extrême régularité dont l’humilité était le principal mobile. Elle le rendait docile envers les supérieurs, complaisant à l’égard de ses frères, exact en un mot à toutes ses obligations. Si l’humilité le préservait de beaucoup de fautes dont le principe est dans une vaine complaisance, elle le tenait également en garde contre les excessives alarmes d’une conscience sujette aux scrupules et dont elle ne peut se délivrer parce qu’elle ne sait se soumettre.

Eugène Huvelin avait pour maxime que l’obéissance doit être aveugle et agissait en tout conformément à ce principe. Il aimait tant à obéir que tous ses frères étaient pour lui des supérieurs dont le moindre signe était un commandement. C’est ce qui lui faisait chercher les fonctions où il trouvait les occasions de s’humilier et d’obéir. Elles ne lui manquaient pas. Il était chargé par exemple de chercher et d’indiquer l’offices aux autres novices, de nettoyer les lieux où ils se réunissent, de tenir propres les objets dont ils faisaient usage. Il ambitionnait des fonctions plus abjectes encore et volontiers il eut pris pour lui seul toutes les épreuves de ce genre, réservées à ses frères. Un jour qu’il se trouvait à l’infirmerie, à la suite d’une maladie, un ancien religieux lui fit signe de lui apporter un livre et voyant qu’il n’était pas compris, il alla lui-même le chercher. On ne saurait imaginer à quel point l’humble novice fut affligé de n’avoir pu obtempérer au désir qui lui était exprimé et il s’en accusa comme d’une faute au chapitre, en présence de tous les frères, lui donnant pour cause sa négligence à étudier les signes en usage dans la maison.

Cette application à acquérir les vertus si nécessaires à un religieux ne lui faisait pas négliger ses devoirs extérieurs. Il se livrait avec soin à l’étude des constitutions, des psaumes, des rubriques, des règles, du chant, de ce qui doit enfin savoir un novice avant de faire profession. Une année lui suffit pour tout cela et c’est ce qui détermina ses supérieurs à ne pas prolonger son noviciat. Trois mois même avant qu’il fût terminé, on lui avait accordé, par privilège, la faveur de chanter au chœur, comme invitateur, ce qui n’était pas ordinaire. On dut admirer sa voix qu’il conserva belle et pure jusqu’à son extrême vieillesse. Sa santé sur ces entrefaites éprouva une révolution subite. Elle avait jusqu’alors résisté à toutes les austérités, mais son tempérament dut enfin payer tribut au régime du cloître. Cette maladie prit même un caractère sérieux vers le milieu de l’été de 1762 et des symptômes annoncèrent que sa vie était en péril.

Cette épreuve mit dans tout leur jour son détachement et sa foi. Pendant deux mois qu’il passa à l’infirmerie ses infirmités furent le creuset qui éprouva l’or. Plus il s’affaiblissant, plus il paraissait fort, à l’exemple du grand apôtre et sa vertu se perfectionnait dans l’infirmité. La patience, l’amour des souffrances se manifestaient avec une constance peu commune à l’âge où était alors Eugène Huvelin. « Je ne m’attendais pas, disait-il à ses frères, à fournir même une si longue carrière, il a plut Dieu de prolonger mes jours qu’il me sera donné de terminer dans cette sainte retraite. » Quels sentiments et quel langage dans la bouche d’un jeune homme de vingt ans !

Surpris de trouver à cet âge un tel mépris de la vie, un si vif désir d’être réuni à Jésus Christ, une si grande force de caractère et tant d’amour pour Dieu, les supérieurs d’Eugène reconnurent dans ses dispositions des preuves non équivoques de sa vocation. Ils prévoyaient qu’il parviendrait à une haute perfection s’il ne succombait pas à ses infirmités et tandis qu’une santé délicate était ordinairement un sujet d’exclusion, elle donna lieu, à l’égard d’Eugène Huvelin, à des résolutions contraire. Lorsqu’il fut proposé à tous les religieux réunis, au terme de l’année de son noviciat, il ne se trouva pas une seule voix qui ne fût favorable à son admission.

Chapitre quatrième

Eugène Huvelin fait profession

Réforme établie à Sept-Fons et au Val-Saint-Lieu diocèse de Langres

Ses résultats par rapport aux nouveaux religieux

Sa charité envers les malades

Averti par le père maître des novices de son admission à la profession monastique, Eugène reçut cette nouvelle avec la joie la plus vive. Si le corps était affaibli, son esprit n’avait rien perdu de sa vigueur. Il répondit qu’il était entre les mains de Dieu, qu’il avait renoncé pour lui à ses plus chères affections et qu’insensible à la santé comme à la maladie, s’il éprouvait encore quelque désir, c’était celui de mourir à Sept-Fons, qu’il était loin, il est vrai, comme les saints, de posséder le secret de bien souffrir, mais qu’il se croyait néanmoins préparé à supporter les maux par lesquels il plairait à Dieu de l’éprouver.

La satisfaction de voir ses voeux pleinement satisfaits ne laissa pas d’exercer une si heureuse influence sur son tempérament qu’il se trouva à l’instant même dans un état dont l’amélioration fit chaque jour des progrès sensibles.

Avant de se rendre à l’église au jour choisi pour la cérémonie de la profession, le père abbé vint à l’infirmerie où Eugène se préparait à consommer son sacrifice. « Mon pauvre enfant, lui dit-il, je tremble et je crains beaucoup pour vous. Quoi ! Dans l’état où vous êtes, vous engager c’est vous exposer à vous repentir de vos voeux. Dès que vous les aurez prononcés, qui peut vous assurer de votre guérison  ? Quant à moi, je vous conseille d’attendre que vous soyez guéri.»

Le courageux novice répondit avec une fermeté qui étonna l’abbé : « Ne craignez pas, mon père, j’ai fait mes réflexions sur l’engagement que je vais prendre et j’espère bien ne jamais m’en repentir. Quels événements pourraient, je ne dis pas, rompre mes liens, mais m’inspirer du dégoût pour une vie qui, après la vie éternelle où elle doit me conduire, fait déjà mes plus chères délices et l’objet de toutes mes espérances. Non ni les maladies, ni les souffrances, aucune épreuve enfin ne m’arracheront du cœur l’amour pour l’état religieux et n’altérèrent l’étroite union qui va exister entre mon âme et Jésus Christ, moyennant sa grâce, il est vrai, sans laquelle je ne plus rien. » ­— «  Mais croyez-moi, repartit l’abbé, vous pourriez bien mourir plus tôt que vous ne pensez «  — « Eh bien ! tant mieux » répliqua le novice qui au même instant se prosterna devant le révérend père en le priant de le bénir.

Je n’ai rien changé à cet entretien conservé par Eugène Huvelin et trouvé parmi plusieurs souvenirs qui montrent l’estime qu’il faisait de sa vocation [7]. Toute sa vie a prouvé combien ses sentiments étaient vrais.

La résolution si généreusement suivie par dom Eugène, ne fut nullement désapprouvée par sa famille et peu de temps après sa profession, son père vint même le voir à Sept-Fons. Un de ses oncles paternels et qui était dans l’Ordre des Capucins n’eut pas plutôt appris le choix qu’avait fait son neveu, du monastère de Sept-Fons qu’il lui écrivit pour l’en féliciter. Il l’estimait heureux, lui disait-il, d’être entré dans une maison où la réforme avait opéré des prodiges de sainteté et dont la réputation, malgré l’humilité de ses pieux habitants, répandait dans toute l'Église la bonne odeur de Jésus Christ.

La réponse adressée à cet oncle était digne des sentiments qui remplissaient l’âme de dom Eugène. Tout y respirait la piété la plus tendre, un dévouement sans bornes à la vie qu’il avait embrassée et la douce expression d’une félicité qui lui faisait compter pour rien les sacrifices au prix desquels il se l’était procurée.

Je suis forcé, avant d’aller plus loin, d’entrer dans des détails concernant la réforme établie en même temps à Sept-Fons et dans un autre monastère alors connu sous le nom de Val-des-Choux et appelé depuis le Val-Saint-Lieu. La part qu’eut dom Eugène à ces événements et la connexion entre eux et la vie de ce religieux, rendent nécessaire une digression d’ailleurs intéressante.

Fondée vers le milieu du douzième siècle, l’abbaye de Sept-Fons avait peu à peu perdu l’esprit de ses premiers fondateurs. Cette décadence lui était commune avec tout le grand Ordre de Cîteaux, aucune autre maison cependant n’avait plus besoin d’être rappelée à sa première régularité vers le milieu du dix-septième siècle, en 1660.

Vers cette époque un grand exemple était donné à tous les supérieurs des maisons monastiques. Armand Jean Bouthillier de Rancé, élevé dans le faste et possesseur d’une grande fortune renonçait à tous les avantages que lui assuraient dans le monde une naissance illustre, une réputation déjà acquise par des talents supérieurs, des emplois et des titres éclatants, une carrière enfin où il devait rencontrer tous les honneurs et tous les plaisirs. Revenu des premiers égarements de sa jeunesse, l’abbé de Rancé avait déjà suivi rigoureusement le conseil de l’Évangile en vendant tous ce qu’il possédait pour le donner aux pauvres, en se dépouillant de ses titres et de ses emplois pour se retirer à la Trappe. Il en était abbé commendataire, il en devint abbé régulier et en même temps un prodige de ferveur et de pénitence. Il entreprit même la réforme de son monastère. Elle étonna le monde par ses progrès et sa persévérance.

Émule de cet illustre réformateur, Eustache de Beaufort, trente-deuxième abbé de Sept-Fons, après avoir mené une vie plus selon le siècle que conforme à sa vocation, se sentit aussi touché de la grâce. A la suite d’une retraite qu’il avait faite à Nevers, il avait pris la résolution de changer sa manière de vivre et de donner à la maison dont il était le supérieur, une direction conforme à cette vie nouvelle. Sept-Fons comme la Trappe était un sol depuis longtemps abandonné et par conséquent d’une culture difficile. Il s’agissant de faire comprendre à ceux qui y vivaient, la nécessité de revenir à la pratique des saintes règles dont ils s’étaient écartés et Dieu en parlant au cœur de leur abbé, ne leur avait pas encore fait entendre à eux-mêmes la voix qui ébranle les déserts.

Délaissé par les anciens religieux dont aucun presque ne voulut adopter sa réforme, Eustache de Beaufort se trouva seul pour la soutenir. Il persuada néanmoins à trois de ses frères de lui rester fidèles. Ce nombre s’accrut bientôt. Le Ciel voulut encourager le zèle du réformateur qui, en attendant des imitateurs, exerçait sur lui-même toutes les rigueurs de la pénitence. Elle était à peu près la même qu’à Clairvaux sous la discipline de saint Bernard et se rapprochait beaucoup de celle tout récemment introduite à la Trappe par l’abbé de Rancé.

Après des contradictions de tout genre, Eustache de Beaufort vit son entreprise prospérer au-delà de ses espérances. Le nombre des religieux s’accrut de jour en jour et Sept-Fons devint une des abbayes les plus parfaites qu’on ait vues depuis saint Bernard. Il fallait proportionner les bâtiments au nombre des sujets qui arrivèrent bientôt en foule et cette maison devint aussi remarquable par ses édifices matériels qu’elle l’était par les pierres vivantes qui en faisaient son plus bel ornement.

Comme le réformateur n’avait pas dans ces commencements des hommes propres à tous les emplois et qu’il ne voulait pas d’ailleurs détourner les religieux de la vie entièrement cachée qu’ils venaient mener sous sa conduite, il remplissait lui-même toutes les charges. Il était à la fois abbé, prieur, maître des novices, procureur, cellérier et vaquait encore aux soins de l'hôtellerie où l’on venait de toutes parts pour admirer les merveilles d’un changement si capable en effet de surprendre et d’édifier.

Eustache de Beaufort mourut en 1709, le 20 septembre, laissant son monastère dans l’état le plus florissant. Trois abbés, ses successeurs, maintinrent sa réforme et Dorothée Jalloutz, élu abbé en 1757 ne lui fit non plus subir aucun changement jusqu’à la fin de l’année 1762, année où dom Eugène avait fait profession. Au nombre des signataires de l’acte de cette profession se trouvait un grand vicaire de Mgr de Montmorin, évêque de Langres, M. Dufure, abbé de Fongombaud. Il était venu à Sept-Fons avec le dessein de se faire religieux. L’évêque informé de cette démarche par dom Jalloutz vint en toute hâte réclamer son grand vicaire. Mais étonné, ravi même, du spectacle admirable dont la vue surpassait son attente, il conçut la pensée d’y laisser son grand vicaire et de se fixer lui-même dans cette solitude. Il en témoigna le désir, mais l’abbé de Sept-Fons à qui les intérêts d’un diocèse paraissaient préférables à ceux d’une abbaye, n’y voulut pas acquiescer.

L’évêque de Langres [8] voulut du moins avoir quelques uns des religieux de Sept-Fons dans son diocèse. Il existait un monastère appelé le Val-des-Choux. C’était le chef d’Ordre qui en tirait son nom et ses constitutions avaient été tirées de celles de l’Ordre de Cîteaux et de celui des Chartreux. La solitude affreuse et les austérités excessivement redoutables du Val-des-Choux fut sans doute la cause qu’il n’eût jamais un grand nombre ni de maisons ni de sujets. Déjà réformé jusqu’à trois fois en 1762, il le fut de nouveau sept années plus tard et tout annonçait sa ruine lorsque le supérieur général vint déposer son titre et son autorité entre les mains de l’évêque de Langres. Ce prélat en était depuis cinq ans le premier supérieur lorsqu’il l’offrit à l’abbé de Sept-Fons. Celui-ci voulut bien accepter à condition toutefois que le petit nombre de moines qui se trouvaient encore au Val-des-Choux embrasseraient la réforme suivie par les religieux envoyés de Sept-Fons. Mgr de Montmorin fut de cet avis, promit qu’on proposerait cette mesure et qu’en cas de refus, des revenus seraient assignés aux récalcitrants. Les religieux du Val-des-Choux étaient au reste en petit nombre et fort âgés.

L ’évêque de Langres et l’abbé de Sept-Fons se trouvèrent ensemble au Val-des-Choux Excepté deux ou trois religieux, les autres adhérèrent à leurs propositions. Il ne s’agissait plus que d’obtenir de la cour de Rome une commutation de l’Ordre du Val-des-Choux en celui de Cîteaux et dès qu’on eût reçu une réponse favorable, un nombre assez considérable de religieux de Sept-Fons se mit en route pour le diocèse de Langres.

Un fait qui paraîtra presque incroyable et qui néanmoins est bien certain, mérite d’être ici raconté. Il se trouvait au Val-des-Choux un frère convers nommé Jérôme dont la sainteté ne se ressentait nullement de la situation à laquelle l’esprit monastique était réduit dans cette maison avant que les religieux de SEPT-FONS en prissent possession.

L’évêque de Langres aimait à s’en entretenir avec lui parce qu’il s’était élevé par la prière et ses austérités à une haute spiritualité. Son unique maître néanmoins avait été le crucifix. Il avait entendu parler de jeûnes dont la durée allait jusqu’à quarante jours. L’amour de Dieu lui faisait croire tout possible et dès le commencement du carême de 1758 il alla se cacher dans un clocher où il resta vingt-trois jours sans prendre aucune nourriture. On l’avait cherché de tous côtés lorsqu’une circonstance fortuite conduisit au clocher quelqu’un qui trouva le frère Jérôme dans un tel état d’épuisement qu’il fallait recourir aux plus grandes précautions pour le rappeler à la vie. Je suis loin, en rapportant ce fait, de le citer comme un exemple qu’on doit imiter, si louable qu’en soit le motif.

Les religieux venus de Sept-Fons prirent possession du Val-des-Choux en 1763. Dom Jalloutz leur avait insinué de reprendre à la lettre les premières institutions de Cîteaux, ce qu’avaient cru jusqu’alors impossible les plus ardents réformateurs, sans excepter M. de Beaufort et l’abbé de Rancé. Il n’y avait personne en France qui ne regardât comme une témérité de prolonger le jeûne jusqu’à la nuit en carême et dans les autres temps jusqu’à trois heures après-midi. Un parallèle entre la réforme de M. de Beaufort et celle de dom Jalloutz entreprise au Val-des-Choux que l’appellerai désormais le Val-Saint-Lieu selon le nouveau nom qui lui fut donné par la colonie de Sept-Fons, prouverait combien elle était rigoureuse.

Dom Jalloutz avait obtenu sans peine des nouveaux habitants du Val-Saint-Lieu qu’ils suivissent ses intentions, mais il lui était moins facile d’introduire ce changement de régime dans son monastère. Voici le stratagème auquel on eut recours.

Les religieux du Val-Saint-Lieu adressèrent à leur abbé une lettre collective dont il fit la lecture au chapitre. Cette lettre où se respirait une zèle ardent pour la pénitence, exprimait la disposition où étaient ceux qui l’avaient écrite, de se conformer aux premières constitutions de l’Ordre. On exhortait l’abbaye de SEPT-FONS à ne pas se laisser devancer dans l’exécution de ce projet par sa propre fille, le Val-Saint-Lieu. On ajoutait même qu’on n’en viendrait pas à l’exécution malgré l’ardeur et l’unanimité des désirs, avant de connaître les dispositions des religieux de l’ancienne réforme.

Cette lettre fut lue par l’abbé de Sept-Fons avec tout le feu qu’allumait en lui le désir de parvenir à son but. Il y joignit les réflexions les plus propres à le communiquer à ses religieux et leur demanda enfin s’ils étaient prêts à suivre la généreuse inspiration de leurs frères.

Un morne silence suivit cette allocution, quelques jeunes religieux seulement adhérèrent à la demande du père abbé. Il leur dit qu’on s’en tiendrait au régime établi et pour obtempérer aux désirs de ceux qui voulaient suivre la règle dans sa perfection, il établit deux réfectoires. Cette séparation pouvait sans doute donner lieu à des abus. Les hommes portent partout quelque chose de leur faiblesse et les lieux, mêmes les plus saints, peuvent devenir le théâtre de ses effets si les occasions de se produire n’en sont pas bannies. Mais l’amour-propre et le ressentiment ne troublèrent pas une solitude où toute passion avait cédé la place aux mouvements de Jésus Christ. Bientôt sa grâce triompha de tous ceux mêmes qui avaient le plus à redouter le surcroît des austérités qu’il s’agissait de pratiquer. Tous enfin, se soumirent à la nouvelle réforme avec d’autant plus d’assurance de persévérer que leur assentiment avait été plus réfléchi.

Pour mieux faire connaître jusqu’où s’élevait la perfection de ces pieux solitaires, il suffit de citer des écrivains qui ont parlé des suite de cette seconde réforme : « On admira dans le temps de saint Bernard la maison de Clairvaux, écrivait le père de Tracy à dom Jalloutz, en 1763, on admire dans nos jours la maison confiée à votre zèle et à votre  sollicitude. On voit pratiquer dans la célèbre abbaye de SEPT-FONS tout ce que nous lisons de la pénitence, de la retraite, du travail des mains de ceux qui sanctifiaient les déserts, quelque pénitence que fût déjà la vie des pieux solitaires dont vous êtes et le père et le chef, animés par vos discours et vos exemples, ils ont, par un prodige nouveaux de la grâce, aspiré au commencement du second siècle de leur réforme, à quelque chose de plus grand que ce qu’ils pratiquaient déjà, ils ont suivi l’impulsion de l’Esprit-Saint qui dit que celui qui est juste doit s’élever à un nouveau degré de justice et en trouvant dans leur zèle de nouvelles forces pour rendre leur vie plus austère, ils sont devenues, sous votre gouvernement, un nouveau spectacle digne de Dieu, des anges et des hommes. »

Pour comprendre combien cet éloge était mérité, il serait bon de connaître la règle de saint Benoît (10). Elle ferait apprécier dans toute leur étendue les sacrifices et les mérites d’une vie vraiment angélique ou plutôt d’un martyre sans relâche.

Doit-on s’étonner qu’au commencement d’une semblable réforme, la santé des religieux ait éprouvé de violents assauts ? Les tempéraments même les plus robustes résistent difficilement en pareils cas. Quarante solitaires tombèrent malades tout à coup à l’époque du carême de l’année 1763 et ce fut pour dom Eugène à qui je reviens enfin, l’occasion de signaler sa charité.

Il se flattait en vain de conserver parmi ses frères le repos dont il avait joui pendant son noviciat. S’il n’avait pas été envoyé au Val-Saint-Lieu pour fonder ce nouvel établissement, c’est que sa profession était encore trop récente, mais cette considération ne pouvait être un obstacle au choix qu’on jugea à propos de faire de sa personne pour remplir les fonctions d’infirmier dans une circonstance qui exigeait le plus grand dévouement.

Deux motifs les lui firent accepter sans aucune peine. Il voyait dans cette place le moyen d’exercer activement sa charité, elle lui faisait aussi pressentir qu’il contracterait, en soignant les infirmes, quelque maladie qui mettrait un terme à son exil, c’était là l’objet principal de ses voeux. On peut, après cela, se figurer combien peu il s’épargnait et quelle intrépidité il montrait dans l’exercice de sa charge.

Si dom Eugène ne tomba pas malade, au moins éprouva-t-il un accident bien fâcheux. Comme il ne se donnait aucun repos et que l’infirmerie était au troisième étage, il avait continuellement à monter et à descendre. Oubliant un jour les précautions dans un moment où le service exigeait de la célérité, il fit une chute et la rupture qu’on croyait avoir guérie dans son enfance se rouvrit sans qu’il fût possible cette fois d’y remédier même comme la première. Il souffrit longtemps avant de se plaindre, appréhendant qu’on lui retirât un emploi dans lequel il trouvait tant d’occasions d’exercer la miséricorde. Il profitait de sa position pour s’exercer à la patience dont la pratique lui était bien nécessaire au milieu de ses propres souffrances et des fatigues dont le grand nombre de malades étaient la cause. Habile à dissimuler les maux qui lui étaient personnels, on ne le vit jamais moins complaisant à l’égard des autres qu’avant qu’il eût lui-même besoin de ses frères.

Cependant dom Eugène vit succomber le plus grand nombre de ses chers malades. Je n’essaierai pas de faire comprendre combien il était sensible à des morts si multipliées et avec quelle tendresse il joignait, aux soins corporels, les soins encore plus précieux qu’il donnait aux âmes en les voyant aux portes de l’éternité. Il n’ignorait pas que Dieu juge les justices mêmes et cette pensée lui suggérait les sentiments dont doivent être pénétrés tous les hommes à ce moment suprême d’où dépendent leurs immortelles destinées.

Ces premiers résultats de la réforme de dom Jalloutz ne laissèrent pas, il faut en convenir, de lui susciter des embarras et des chagrins. On se récria contre un genre de vie qu’il paraissait difficile de justifier en présence de ses suites désastreuses. Plus d’une fois ces plaintes allèrent troubler la solitude et aggraver la douleur qu’éprouvait l’abbé de Sept-Fons sous les yeux de qui la mort exerçait de si cruels ravages. Il s’était fait une loi rigoureuse de ne rien écrire de tout ce qui se passait dans son monastère et d’en laisser tous les événements, heureux ou funestes, à la connaissance et au jugement de Dieu seul. C’est pourquoi il prit le parti d’attendre avec résignation des jours moins douloureux.

Il n’en avait pas été de même à la vérité, un siècle auparavant, de l’abbé de Rancé , frappé comme dom Jalloutz dans la personne d’un grand nombre de ses religieux aussi victimes de leur dévouement aux pratiques de sa réforme. Attaqué par des écrivains dont il estimait le mérite, il s’était cru dans la nécessité de justifier ses règles. Les talents ne manquaient pas à sa conviction. On en trouve la preuve dans le livre qu’il fit paraître sur La Sainteté et les devoirs de la vie monastique. Il y aborde hardiment la difficulté touchant les austérités qui abrègent la vie et cherche à prouver qu’elles sont licites. Ces questions, il est vrai, appartiennent moins à l’histoire qu’à la théologie, elles sont pourtant du domaine de l’une et de l’autre [10b]. On peut voir en quoi se résumaient les arguments de l’abbé de Rancé contre les adversaires de sa réforme et surtout des austérités qu’elle avait introduites à la Trappe et qui, depuis l’avaient été également à Sept-Fons.

Quoiqu’il en soit, les tempéraments ne tardèrent pas à s'accommoder à ce genre de vie et le Ciel prit soin de justifier les saints réformateurs en répandant sur leurs maisons des bénédictions qui les ont soutenues et en ont fait l’ornement et la joie de l'Église. Elles brillaient de l’éclat des  plus pures vertus au moment où la Révolution si féconde en toutes sortes de calamités et de ruines, vint en saper les fondements. Maintenant encore on compte en France assez de monastères où l’on suit sans inconvénients les réformes dont je viens de parler, pour que le monde puisse comprendre de quelle générosité, de quels sacrifices l’homme est capable une fois qu’il a pour mobile de ses entreprises, la haine du mal, l’amour de Dieu, la ferme volonté de mériter le Ciel.

Chapitre cinquième

Dom Eugène est nommé procureur général de l’abbaye de Sept-Fons

ensuite de celle du Val-Saint-Lieu

Service qu’il rend dans cet emploi, à ces deux monastères

Sa promotion aux ordres sacrés et enfin au sacerdoce

 

Le nombre des malades ayant considérablement diminué par suite des décès et de la guérison des moines qui n’avaient pas suivi leurs frères dans la tombe, on ne crut pas nécessaire de laisser dom Eugène à l’infirmerie, il fut adjoint au procureur général, âgé et infirme et lui succéda peu de mois après.

Il ne se vit pas, sans chagrin, arraché à sa vie solitaire par des devoirs qui le mettaient en rapport avec le monde. Il craignait d’en ressentir bientôt une diminution de l’esprit et de la paix intérieure, mais il n’en sera pas ainsi. Uni intimement à Dieu, il portera en tous lieux le souvenir de sa présence. Attentif à veiller sur lui-même au milieu du monde comme dans le cloître, il ne cessera pas d’être le maître des mouvements de son âme et de ses sens et d’édifier sans cesse par ses discours et sa conduite.

Le premier soin de dom Eugène fut de se prescrire des règles dont il ne s’écarta jamais. Elles ont été trouvées après sa mort et l’on sait d’ailleurs quel accord exista toujours entre ses résolutions et ses actes. Il n’aurait jamais franchi le seuil de l’abbaye sans s’être prosterné devant de très saint Sacrement. Il demandait à Jésus Christ la grâce de ne pas oublier sa présence et les sentiments qu’il avait éprouvés aux pieds des autels, il les portait continuellement en son âme. Son oraison était continuelle. Il s’entretenait dans ce saint exercice par des lectures de piété et s’il rencontrait sur sa route une église ouverte, il y passait au moins quelques instants. Là, il renouvelait ses résolutions, conjurait notre Seigneur Jésus Christ de les bénir et rempli d’un nouveau feu, il continuait son voyage, en s’occupant tantôt des bienfaits de Dieu, tantôt de ses grandeurs, selon qu’il trouvait dans les objets qui s'offraient à sa vue, matière à ses méditations.

Sa mortification égalait sa ferveur. Loin d’être avide de curiosités, il avait fait un pacte avec ses yeux pour ne pas même les arrêter sur celles qui se présentaient naturellement à ses regards. Il ne s’observait pas avec moins d’attention pour ne pas prêter l’oreille à aucun discours inutile, à plus forte raison pour n’entendre rien qui pût le charmer. Est-il après cela nécessaire d’insister sur ses autres mortifications ? Il voyageait le plus souvent à pied, muni des aliments dont il avait cru ne pouvoir se passer. Il observait rigoureusement les jeûnes même de son Ordre et malgré ses fatigues, ne prenait son repas que le soir. Il lui est souvent arrivé de se priver même du nécessaire pour le donner aux pauvres, heureux, disait-il, de rencontrer sur son chemin le Fils de Dieu dans la personne de ceux qui lui tendaient la main.

Il ne négligeait pas cependant les intérêts de sa maison. La véritable piété qui est utile à tout, donne à ceux qu’elle dirige une idée juste de leurs devoirs. Si elle inspire l’humilité, la patience et la douceur, elle communique au besoin une noble fierté qui sied d’ailleurs à la vertu. Dom Eugène en fit l’expérience en divers rencontres.

La première fois qu’il sortit de son monastère, ce fut pendant l’automne de 1763 pour faire les vendanges dans les lieux où le procureur était seul décimateur, il ne rencontrait guère de difficultés, mais il n’en était pas de même dans les localités où les droits étaient partagés entre l’abbaye de SEPT-FONS et le seigneur du village. Il se trouva aux prises avec l’un de ces seigneurs qui prétendit lui disputer ses droits. A la vue du jeune religieux qu’il supposait peu au courant de son emploi, il lui sembla facile de profiter de son inexpérience, mais il revint de son illusion en voyant le nouveau procureur montrer qu’il ne connaissait pas moins ces droits que son prédécesseur. Force lui fut, devant cette fermeté, de renoncer à des prétentions dont il reconnut l’injustice et l’inutilité.

La situation temporelle du monastère ne laissait rien à désirer. Par suite du travail assidu du grand nombre de ses habitants et de leurs privations, les ressources étaient au-dessus des besoins, quoique la multitude des pauvres et les aumônes fussent considérables. Cette aisance fut, pour dom Eugène, un moyen de signaler par une œuvre bien digne de sa piété, l’étendue de ses connaissances. Chargé de la reconstruction du chœur de l’église, il ne négligea rien pour en faire une habitation digne autant qu’il le pouvait, de la grandeur de Dieu. Il se rappelait les sentiments et les paroles de Salomon et s’il n’avait à sa disposition ni les cèdres du Liban ni les trésors d’un roi, il voulut au moins déployer, outre les ressources de l’abbaye, toutes celles de son génie et de son âme. SEPT-FONS possédait une marbrerie, il en fit extraire les plus beaux matériaux et non content d’avoir tracé le plan de l’édifice, il voulut en diriger l’exécution. Rien n’échappait à sa surveillance et comme il regardait son œuvre comme étant éminemment celle de Dieu, il se serait reproché la moindre inadvertance en tout ce qui pouvait concourir à sa perfection.

Tant de soins et de travaux firent de ce chœur un chef-d’œuvre d’architecture. Tout l’intérieur était en marbre dont la sculpture était d’un travail achevé, mais ce qu’on admirait le plus était une fausse gloire dont l’apparition au fond du chœur était un mystère qui échappait aux plus minutieuses recherches.

Ce bel ouvrage dut admiré par le duc de Penthièvre qui en estimé la dépense, une fois au-dessus de la réalité.  Ce vertueux prince venait souvent à SEPT-FONS, y prolongeait quelque fois son séjour pour se livrer aux exercices d’une retraite. Il y arriva un jour accompagné de sa fille depuis duchesse d’Orléans et mère de Louis-Philippe. Sa qualité de princesse du sang lui donnait le privilège d’entrer dans l’abbaye qui était de fondation royale. Conduits par dom Eugène ils examinèrent la maison dans tous ses détails et s’approchèrent même des religieux qui faisaient les blés. La princesse voulut moissonner. On lui présenta une faucille ornée d’un ruban. Elle coupa une poignée de froment et dit bientôt qu’elle n’en pouvait plus. Son désir était de pouvoir dire à la cour qu’elle avait travaillé avec les solitaires. Infortunée princesse, elle ne prévoyait pas alors les maux auxquels elle était réservée. La noble fille du duc de Penthièvre n'oublia jamais les exemples et les leçons de son vertueux père. Excellente mère, épouse malheureuse au milieu d’événements qui firent le tourment de sa vie, elle mérita une page glorieuse dans l’histoire à côté de celles qu’elle eut volontiers effacées de son sang. De retour en France après un long exil, elle put entourer, non sans douleur mais sans remords, le trône où était remonté l’auguste frère du roi martyr. J’ajouterai que le duc de Penthièvre honorait dom Eugène d’une estime particulière. Il lui écrivait fréquemment et ses lettres restèrent entre les mains de ce religieux jusqu’à l’époque de la Restauration. Il les fit remettre alors au duc d’Orléans comme un titre à sa munificence en faveur de l’établissement de Bellevaux qu’il rendait à sa destination. Il regretta toujours de s’en être dessaisi.

Le zèle et la sagacité dont le procureur de Sept-Fons donnait ainsi des preuves firent juger sa présence nécessaire au Val-Saint-Lieu. La situation de ce monastère n’était pas comme celle de Sept-Fons dans un état prospère. En y arrivant dom Eugène trouva tout à refaire et pour surcroît d’embarras, les finances dans le plus triste état. Il est aisé d’en juger d’après une lettre que les religieux du Val-Saint-Lieu adressaient aux membre du Directoire du district de Châtillon sur Seine au moment où on les força de sortir de ce monastère.

« Les religieux de Sept-Fons, disaient-ils, à leur arrivée au Val-Saint-Lieu trouvèrent les bâtiments de cette ancienne maison avec tous ceux de ses dépendances dans un effroyable dépérissement. Un de leurs premiers soins fut, non seulement de rétablir les bâtiments anciens, tant du dedans que du dehors, mais d’ajouter de nouvelles constructions aux anciennes, de sorte que presque tous les bâtiments sont neufs. Il ne restait au moment de la Révolution, à reconstruire que les seuls lieux réguliers ou claustraux, dont le rétablissement néanmoins eut été indispensable si la maison eut pu être conservée.

Le second objet qui a fixé l’attention des solitaires a été le remboursement de dettes passives contractées par leurs prédécesseurs. Ces dettes consistaient en plusieurs contrats de rente dont quelques uns allaient jusqu’à seize mille francs.

Ces religieux ayant trouvé le temporel du Val-des-Choux dans l’état le plus désastreux, se sont vus obligés, pour se maintenir dans leurs droits légitimes, de former diverses demandes qui ont occasionné des instances dans plusieurs tribunaux et que l’on n’a pu soutenir qu’à très grands frais ce qui, néanmoins, a opéré le recouvrement de plusieurs droits importants.

Cet exposé fait voir quel discernement et quelle habileté il fallait au procureur chargé de remédier à une pareille situation. Dom Eugène parvint cependant à affranchir le Val-Saint-Lieu de toutes les obligations dont le poids accablait les religieux et on lui dut en outre ces immenses réparations, ces magnifiques constructions qui avaient fait du Val-Saint-Lieu un édifice dont on admire encore la grandeur dans ce qui reste aujourd’hui de ses débris. A l’exception de l’église, il n’est aucune partie de ce vaste monastère qui n’ait été réédifié. Le bâtiment où se trouvaient les lieux réguliers, construits en ligne droite, offrait un coup d’oeil ravissant. On y comptait environ soixante croisées à chacun de ses étages. Le reste des bâtiments correspondait à cette partie principale. Il n’est pas aisé de comprendre que des travaux si dispendieux aient pu s’exécuter comme par enchantement, avec des ressources peu considérables et que dom Eugène ait néanmoins pourvu au paiement de tant de constructions sans contracter de dettes et sans autre architecte que lui-même.

Mais ce qui honore bien davantage le procureur du Val-Saint-Lieu c’est qu’au milieu de toutes ses affaires on l’ait toujours vu uni à Dieu, modeste et recueilli, non plus distrait de la pensée du Ciel, non plus refroidi dans ses devoirs qu’il n’avait été à son début dans la vie monastique. Possédant l’art admirable d'assujettir constamment sa volonté aux règles qu’il s’était prescrites, il savait mettre chacune de ses occupations à sa place. Il laissait toujours ses exercices de piété, principalement à l’oraison, le temps qui leur appartenait et quand il sortait de ses entretiens avec NS, c’était après y avoir trouvé cette sérénité et cette force d’âme que nulle distraction n’aurait pu lui ravir.

Conduit un jour par une affaire au monastère de Clairvaux, si célèbre dans son Ordre et dans les fastes de l'Église, il n’eut pas plutôt fait connaître sa qualité qu’on admira son recueillement en l’attribuant du reste à la première ferveur de sa profession. Mais lorsqu’il eut avoué qu’il exerçait déjà depuis longtemps les fonctions de procureur, la surprise fut universelle.

« Êtes-vous heureux, lui dit quelqu’un, de conserver ainsi la gravité et l’esprit de votre vocation même au milieu de monde ? » — « Les dehors sont trompeurs, répondit dom Eugène, et l’Esprit-Saint nous avertit de louer ceux-là seulement qu’on sait bien pénétrés de la crainte du Seigneur. »

Il crut devoir pourtant saisir cette occasion d’édifier selon son habitude et revenant sur les paroles qu’il venait d’entendre, il avoua qu’on ne pouvait pas trop plaindre les religieux que des raisons légitimes et l’ordre même des supérieurs forçaient de sortir de leur retraite, que si des pièges étaient tendus dans le monde aux personnes du siècle, ils s’y trouvaient bien plus multipliés et plus dangereux sous les pas des solitaires qui pouvaient faire des chutes à chaque pas. Il ajouta que les réformateurs des Ordres monastiques avaient fait preuve d’une grande sagesse en mettant pour ainsi dire une barrière insurmontable entre les habitants du cloître et ceux du monde et qu’enfin il serait heureux lorsque ses supérieurs le rendraient à son désert où rien ne trouble la paix, n’inquiète la conscience et qui est le véritable Ciel des solitaires. C’est par de tels discours que dom Eugène confirmait ses frères dans l’amour de Dieu, de leur saint état. Aussi laissa-t-il les religieux de Clairvaux étonnés de sa sagesse et pleins d’estime et d'affection pour sa personne.

Il reçut dans une autre circonstance le plus éclatant témoignage de considération. Ce fut à Dijon où il s'était rendu pour une affaire à régler entre l’abbaye de SEPT-FONS et l’abbé supérieur général de l’Ordre.

Muni de pleins pouvoirs, dom Eugène termina cette affaire et ce ne fut pas sans laisser dans l’esprit de l’abbé de Cîteaux une haute idée de sa capacité puisque non content de l’inviter à dîner, il vint lui-même où logeait l’humble religieux qu’il conduisit dans un magnifique équipage et traîné par six chevaux. Il fut ainsi conduit au palais du petit Cîteaux, nom qu’on donnait à la résidence du général, qui combla dom Eugène de toutes sortes d’honneurs.

Un mérite si universellement reconnu fit concevoir à l’abbé de SEPT-FONS le dessein d’élever dom Eugène à la dignité sacerdotale. Il redoutait toutefois les résistances de son humilité, mais comme il connaissait sa soumission aux règles de son Ordre, il s’en prévalut pour prévenir ou pour vaincre son opposition. Sans lui donner lieu de penser qu’il s’agit, pour l’avenir, de sa promotion au sacerdoce, le prieur du Val-Saint-Lieu lui proposa de recevoir les ordres mineurs, alléguant qu’il semblait contraire aux anciennes constitutions qu’un religieux ne fût pas initié à la cléricature. Sa modestie, déjà fort alarmée, redevint calme à ces paroles et sa réponse fut qu’il se soumettait sans réserve. Il fut donc envoyé au château de Mussy où résidait alors l’évêque de Langes qui lui conféra les ordres mineurs.

Trois années s’étaient écoulées et l’on n’avait pas dit à dom Eugène un seul mot des ordres sacrés. mais vint le jour où son obéissance devait subir une terrible épreuve. Au premier mot qui lui fit comprendre l’intention de ses supérieurs, ses larmes coulèrent en abondance et il protesta que nulle considération ne triompherait d’une répugnance dont la raison était au fond de sa conscience qui ne lui permettait pas d’accepter l’honneur et la charge dont on lui parlait.

On avait beau lui représenter qu’il fallait pour remplir les fonctions de l’autel, des diacres et des sous-diacres dont le monastères se trouvait dépourvu, vainement lui protestait-on qu’une fois en mesure d’être utile à cet égard, il resterait pour toujours en repos. Sourd à ces considérations, dom Eugène persistait dans son refus et pour l’amener aux fins qu’on se proposait, il ne fallut rien moins qu’un ordre formel et sans réplique, au nom de la sainte obéissance. Contraint d’obtempérer à ces dernières injonctions, il reçut le sous-diaconat à Langres le 18 avril 1767 et le diaconat 18 mois plus tard (octobre 1768).

Un assez grand nombre d’années s’était écoulé sans qu’il eut été question de l’élever au sacerdoce, mais l’abbé de Sept-Fons crut enfin convenable de l’y préparer et pour cela le fit venir du Val-Saint-Lieu. Il serait difficile de dépeindre la douleur et l’effroi de dom Eugène au moment où on aborda cette question. Alors lui revinrent à l’esprit ses anciennes appréhensions de ne pouvoir être admis parmi les simples solitaires à raison de son incapacité prétendue. Jusqu’où ne devaient donc pas aller ses craintes maintenant qu’on le désignait pour présider dans le sanctuaire d’où le Seigneur menace d’éloigner ceux qui ne possèdent pas sa science. Il n’omit aucune des raisons qu’il crut propres à déterminer son supérieur à renoncer à son projet. Il put obtenir, à la vérité, qu’il consultât son conseil spirituel selon l’usage, mais il ne reçut pas moins l’ordre formel de se livrer à l’étude de la théologie et de se préparer à recevoir la prêtrise.

Quoique l'Église n’exige pas des solitaires qu’elle élève au sacerdoce une science aussi étendue que celle de ses autres ministres destinés à porter la parole de l’Évangile, à réconcilier les pécheurs, à être enfin au milieu des peuples les interprètes de la doctrine et les dispensateurs des mystères de son divin Époux, l’étude de la science divine n’était pas néanmoins négligée à SEPT-FONS pour les sujets qu’on y élevait au sacerdoce. Cette abbaye avait même sa théologie spéciale composée par dom Jalloutz, ce vénérable abbé dont les lumières égalaient la sainteté. Il l’avait restreinte, il est vrai, aux questions auxquelles ses religieux pouvaient borner leurs études, mais le dogme y était clairement exposé et la morale en était à l’abri du plus léger reproche. Une doctrine absolument conforme à celle de l'Église a toujours été enseignée à SEPT-FONS d’où dom Eugène rapporta cet excellent esprit, cette prudence et ce discernement qui l’ont fait regarder dans le diocèse de Besançon où la persécution le ramena, comme un directeur habile dans l’art de gouverner les âmes.

Soit que le clergé d’Autun fut vacant, soit qu’on n’y conférât pas les ordres sacrés en cette circonstance, les religieux destinés à les recevoir furent envoyés à Langres. Mais après un trajet de plus de vingt lieues, à peu près moitié chemin, au moment où ses compagnons de voyage de disposaient à se livrer au repos, dom Eugène s’échappa, voyagea toute la nuit et arriva le lendemain à SEPT-FONS. Il y reçut l’accueil le plus sévère et sans vouloir même l’écouter, l’abbé lui protesta qu’il recevrait la prêtrise à la prochaine ordination ce qui eu lieu en effet le 23 mars 1776. Mgr de la Luzerne avait alors remplacé Mgr de Montmorin sur le siège de Langres.

On voyait pour la première fois à SEPT-FONS un religieux suivant ainsi sa propre volonté. Mais dom Eugène avait pour s’excuser des raisons qui le justifiait aux yeux de toute personne éclairée. Outre la conviction de l’insuffisance de ses lumières pour être ordonné prêtre, il conserva jusqu’au moment de l’imposition des mains l’espoir de faire partager cette persuasion à ses supérieurs. D’ailleurs combien avant lui, de saints solitaires et de personnages éminents avaient cherché dans la fuite un moyen de se soustraire au fardeau qu’on voulait leur imposer ? Quelles n’étaient pas encore, à cet égard, les maximes des plus illustres docteurs de l'Église.

Dom Eugène ne devait pas se présenter à l’ordination sans avoir attentivement prêté l’oreille à la voix du Seigneur. S’il avait médité sur l’excellence du sacerdoce, il en avait envisagé les périls. Il n’était pas au reste éloigné des temps malheureux où les plus terribles épreuves étaient réservées aux ministres du Très-Haut, où l’on devait voir des pierres se détacher du sanctuaire et tomber avec ignominie sur les places publiques, les colonnes les plus fermes du temple renversées et mises en pièces par des dévastateurs seuls debout au milieu du sang et des ruines.

Chapitre sixième

On propose à dom Eugène la place de prieur au Val-Saint-Lieu

Il la refuse et lui préfère les emplois inférieurs

Sa charité envers les religieux excommuniés

Il retourne au Val-Saint-Lieu

Mort de l’abbé dom Jalloutz et son successeur

Suppression des Ordres monastiques et procédés de dom Eugène en cette circonstance

 

Ce n’est pas ici le lieu de parler de la fidélité de dom Eugène à la grâce de son ordination. Les détails concernant sa piété sacerdotale trouveront place ailleurs.

La nécessité où il s’était trouvé de se livrer à l’étude avait contraint le père abbé de lui donner un successeur provisoire au Val-Saint-Lieu. Il fut question de lui rendre l’emploi de procureur et d’y joindre la charge de prieur. Déjà les deux religieux chargés de ces fonctions avaient été rappelées et dom Eugène, nommé pour les remplacer, n’en fut averti qu’au moment où tout était disposé pour son départ.

A la proposition qui lui en fut faite, il ne répondit que ces mots: « Je ne puis pas. » Se souvenant des chagrins qu’il avait déjà eux à supporter au moment de son ordination, le père abbé n’insista pas et les deux religieux reprirent le chemin du Val-Saint-Lieu.

La charge de père maître des frères convers était moins élevée que celle qu’il venait de refuser, il l’accepta. Chaque jour il tenait le chapitre et ne laissait passer aucune semaine sans les confesser. Sous une semblable direction leurs progrès dans les voies religieuses devaient être sensibles.

Un autre emploi qu’il remplit longtemps à SEPT-FONS et dont je n’ai pas encore eu l’occasion de parler fut celui de visiteur des religieux excommuniés. Je dois donner quelques éclaircissements pour mieux faire entendre en quoi consistait cet office. Entre les dispositions de la règle de saint Benoît se trouvent celles relatives aux moines qui pouvaient par certaines infractions, mériter quelque châtiment. Le plus grave était celui de l’excommunication. On l’infligeait à ceux qui, déjà repris pour quelques fautes et soumis à des pénitences publiques, ne se corrigeaient pas. Cette peine avait divers degrés selon ceux de la culpabilité et c’était à l’abbé de l’infliger telle qu’il la croyait juste. Une faute légère privait celui qui l’avait commise de prendre ses repas avec ses frères et tant que durait cette séparation il ne lui était pas non plus permis de se faire entendre seul à l’office divin. Mais une faute grave était bien plus sérieusement punie. Banni tout à la fois du réfectoire commun et du lieu saint, toute relation avec les autres religieux lui était interdite. Son isolement était complet, son travail continuel, le reste de sa pénitence proportionnée à son délit. C’était  au supérieur de régler l’heure et la composition de son repas. Il n’était pas permis non plus de bénir ses aliments si sa personne. Bien plus, quiconque aurait osé, sans un ordre exprès de l’abbé du monastère, se mettre en rapport pour quoi que ce soit avec l’excommunié, encourait pour ce fait le même châtiment. Mais si le supérieur était quelques fois dans la nécessité de recourir à cette sévérité, il lui était aussi prescrit de faire en sorte d’adoucir et de rendre officieuses ces mesures de rigueur. Il devait à cette fin envoyer à celui qu’il punissait quelqu’un de ses frères choisi, dit saint Benoît, parmi les plus recommandables et qui semblât venir de son propre mouvement pour le consoler et l’engager à réparer au plus tôt par sa soumission, la faute dont il subissait les conséquences. C’était le moyen imposé au père abbé pour relever par cet innocent artifice le courage de celui qui était tombé, prévenir les effets d’une excessive tristesse et ramener au bercail la brebis égarée.

Cette mission était délicate et dom Eugène en fut longtemps chargé. Maîtrisant sa sensibilité naturelle il abordait les tristes lieux où la résignation était rare et où la main qui sévissait n’était pas ordinairement bénie. Porter la nourriture de l’âme avec celle du corps, écouter les plaintes et les murmures, puis tempérer par la prudence et la douceur de ses conseils, l’exaltation, laisser ces malheureux frères lui découvrir leurs plaies pour y répandre ensuite le baume qui pouvait les guérir, ouvrir leur cœur à la confiance en mettant le sien à découvert, tels étaient les moyens dont il usait pour se rendre utile dans ce pénible ministère.

Il était rare qu’il ne réussît pas à inspirer le repentir. Dès qu’il pouvait croire, même à ses commencements, il implorait le pardon des coupables, atténuant les torts, excusant au moins les intentions et revenait avec des paroles de paix, car s’il n’obtenait pas toujours le pardon entier, on accordait au moins à sa prière une diminution de peine. Telle était l’application de dom Eugène sur qui l’Esprit de Dieu s’était reposé pour remédier aux maux de ceux qui avaient le cœur oppressé par la douleur, annoncer l’indulgence aux captifs et subvenir à toutes les misères.

Il était prêtre depuis quelque temps quand il vit arriver à SEPT-FONS des commissaires délégués par le Saint-Siège. Ils venaient y faire les informations juridiques pour procéder à la béatification de Benoît-Joseph Labre. Ce fervent serviteur de Dieu, comme je l’ai rapporté, n’avait mérité dans ce monastère que les plus honorables témoignages. Dom Eugène chargé d’accompagner ces commissaires fut témoin des formalités singulières observées dans cette circonstance.

Il ne tarda pas à retourner au Val-Saint-Lieu pour y reprendre ses fonctions de procureur. Un coup bien sensible vint bientôt l’y frapper. Dieu avait rappelé à lui dom Jalloutz en l’année 1788 et cet événement était une calamité pour les maisons dont il avait depuis 26 ans le gouvernement.

Religieux accompli, réformateur digne de trouver place à côté d’un saint Benoît, d’un saint Bernard dont il avait fait revivre la pénitence, dom Jalloutz emportait les regrets de ses nombreux disciples. Il s’en était toujours montré le modèle et le père. On doit regretter que ses écrits, exceptée sa théologie, n’aient pas été livrés à la publicité. Élevé dans la Compagnie de Jésus, il avait rapporté dans un Ordre plus austère, un esprit orné de connaissances dont le trésor enfoui par son humilité aurait jeté un nouveau lustre sur un Ordre dont les vertus rehaussaient déjà la gloire. Telle était en particulier la conviction de dom Eugène. Il le pleura comme un bon fils pleure un bon père, reconnaissant qu’il lui devait tout avec le bonheur d’avoir été admis à vivre sous sa discipline. Ce qu’il lui reprochait seulement c’était sa confiance excessive qu’il avait déplorée en recevant le sacerdoce et dont il n’a jamais cessé de croire les résultats irréparables. N’était-ce pas, au contraire, un titre de plus à la gloire et au mérite de l’illustre réformateur ?

 

Son successeur fut le comte de Salmart Montfort. Il portait en religion le nom du saint abbé de Clairvaux et sa famille avait quelque affinité avec celle des Bourbons. Les qualités de ce religieux, plus encore que l’illustration de sa naissance, faisait présager une administration qui continuerait le bien opéré par celle de dom Jalloutz.

Le nouvel abbé ne pouvait guère donner des gages plus rassurants de ses bonnes dispositions, qu’en témoignant à dom Eugène l’estime et la confiance dont son prédécesseur lui avait donné tant de preuves. A peine nommé, il s’empressa de l’en informer et de lui demander son avis d’où dépendait, disait-il, son refus ou son acceptation, en même temps il le pressait de se rendre à Sept-Fons. Ne pouvant se mettre en route à l’instant même, le procureur du Val-Saint-Lieu engagea dom Bernard à accepter sans hésiter la dignité qui lui était offerte et à suivre les traces de ses prédécesseurs, principalement du dernier dont la perte était vivement sentie. Il l’exhorta à maintenir la réforme si féconde en fruits de sainteté, dans le monastère qui lui était confié. La régularité de Sept-Fons comme sa réputation, lui disait-il, dépendait de sa persévérance à suivre scrupuleusement les règles établies.

L’arrivée de dom Eugène suivit de près ces avis. Quoi qu'il n’ait pu prolonger son séjour à Sept-Fons, il fut assez long néanmoins pour confirmer le nouvel abbé dans la haute opinion qu’il avait de son mérite. Il le lui prouva par cette lettre qu’il ne tarda pas à lui adresser après son départ pour le Val-Saint-Lieu.

« Je devais vous écrire, mon cher nonna Eugène (11) en même temps qu’à dom prieur et cela pour vous dire ex abundantia cordis combien j’avais été enchanté de toute votre conversation pendant les courts instants que je viens de passer avec vous. Mais des occupations sans nombre survenues tout à coup mirent des bornes à mon empressement. Je reviens donc à mon premier dessein et je vous assure que, sans les besoins actuels du Val-Saint-Lieu, il me serait bien difficile de vous voir éloigné de moi. Enfin, la vraie vie des enfants de Dieu ici-bas ne devant être qu’un tissu de privations, de sacrifices et de croix, je me soumets en cela comme en tout le reste, aux dispositions de son aimable Providence.

« J’attends mes bulles et je crois qu’elles ne tarderont pas d’arriver. Je disposerai aussitôt toutes choses pour ma bénédiction à Cîteaux et j’espère que nous vous y verrons. J’espère que vous ne négligerez rien pour pouvoir vous donner avis de la plus prochaine ordination.

« Je pense que vous profiterez tant qu’il est possible, de la belle saison pour avancer vos bâtiments, sans cependant excéder les moyens, car il ne faut jamais perdre cela de vue, mais je ne puis vous dire combien il me tarde qu’ils soient achevés et combien je suis porté à vous aider pour cela si les dépenses que je suis obligé de faire en ce moment, jointes aux 4000 £ prêtés à M. X et pour lesquels il avait pris, avant mon arrivée, le terme d’un an, n’y mettaient obstacle. Adieu, mon cher nonna Eugène, soyez toujours le même, édifiez dedans et dehors, rapportez tout à Dieu, soyez partout la bonne odeur de Jésus Christ et ne doutez point que vous n’ayez en moi un père qui vous chérit le plus tendrement, un frère et un ami. Célébrez à mon intention votre première messe qui suivra la réception de cette lettre.

A SEPT-FONS le 3 septembre 1788. F. Bernard abbé nommé.

Je n’insisterai pas sur cette lettre, je l’ai rapporté textuellement comme preuve de la vérité de tout ce qui a été dit jusqu’ici des travaux, du mérite et de la considération de dom Eugène. Il se rendit à Cîteaux peu de temps après, selon l’invitation de son abbé qui voulut l’avoir pour témoin de sa bénédiction.

 

Un an à peine s’était écoulé depuis la prise de possession du nouvel abbé de SEPT-FONS lorsqu’on vit commencer contre les maisons religieuses les persécutions dont la série fut si longue et si lamentable. On était arrivé à l’an 89. Il était aisé de les prévoir depuis longtemps. Je n’en ferai pas le récit, n’écrivant pas l’histoire de la Révolution, mais celle d’un homme qui fut une de ses victimes. Il est indispensable néanmoins d’arriver par de courts détails qui ne regardent pas exclusivement dom Eugène, à ceux qui lui sont personnels.

Il n’était pas possible de ne point pressentir depuis longtemps l’orage qui renversa jusque dans ses fondements un nombre immense d’établissements créés par la pieuse munificence des souverains, soutenus par les aumônes d’une multitude d’âmes ferventes, consolidés par la vertu des cénobites qui venaient s’y sanctifier et protégés par les secours abondants qu’en recevaient les classes malheureuses. Mais ce que les siècles avaient respecté, l’esprit de nouveauté voulut le renverser. Ce qui avait été l’objet du zèle et de la prédilection des rois de France, les factions ennemis de cette France et de la monarchie se crurent intéressés à l’anéantir. Les établissements les plus chers à la religion, ses ennemis devaient s'applaudir d’en disperser jusqu’aux débris.

L’impiété triomphait donc lorsque le 2 novembre 1789, l’Assemblée nationale décréta qu’elle mettait à la disposition du gouvernement toutes les propriétés et les revenus ecclésiastiques. Dès le 19 du même mois il intervint un décret qui ordonna la vente d’une partie de ces domaines et le 13 février 1790 un nouveau décret interdit les voeux monastiques.

La connaissance de ces dispositions législatives avait déjà porté la désolation dans la plupart des monastère sans qu’un seul des religieux de SEPT-FONS, les supérieurs exceptés, en eût même entendu parler. Le silence absolu avait empêché ces bruits sinistres d’arriver jusqu'à leurs cellules. On n’avait pas d’ailleurs perdu tout espoir pour la conservation de SEPT-FONS et de la Trappe et il devait être temps encore d’annoncer aux solitaires les rigueurs dont ils étaient menacés au moment même de les subir.

Cette espérance d’une exception aux mesures générales arrêtées contre les établissements monastiques avait porté le procureur du Val-Saint-Lieu à joindre ses démarches à celles du procureur de la Grande Trappe. Ils firent simultanément à diverses reprises le voyage de Paris. Au moins parvinrent-ils à dissiper beaucoup de préjugés, à se concilier même en faveur de leurs monastères un grand nombre imposant de suffrages parmi les personnes dont la position et le crédit pouvaient leur être en ce moment très utiles, mais ce fut tout ce qu’ils purent obtenir.

Dans ces circonstances, Augustin de Lestrange, déjà expulsé de la Trappe où il était père maître des novices, arriva avec toute la troupe de ses frères, en grand nombre, avec l’intention de demander un asile à l’abbé de SEPT-FONS. Celui-ci fit observer que sa maison était sur le point d’éprouver le même sort que la sienne, qu’il avait déjà reçu plusieurs sommations pour en sortir et il l’engagea à chercher un refuge plus à l’abri de la tempête. Ce fut alors qu’il partit pour la Suisse où il fonda la Valsainte [12] dont il fit un établissement très utile aux contrées helvétiques.

Cependant les religieux de Sept-Fons et du Val-Saint-Lieu étaient de plus en plus pressés d’évacuer leur monastère. Les violences étaient accompagnées de l’offre faite à ceux qu’on dépouillait de racheter leurs propriétés et leurs maisons mises en vente pour subvenir aux besoins de l’État. Dom Eugène repoussa de telles propositions et l’abbé de Sept-Fons applaudit à son refus.

« Non, mon cher procureur, lui écrivit-il, je ne vous oublierai jamais. Je voudrais qu’il me fût possible de vous avoir auprès de moi pour vous consoler et pour trouver moi-même auprès de vous des consolations. Vous faites bien de ne point vous rendre aux offres que l’on vous fait d’acheter, cela ne serait pas digne d’une maison qui doit, jusqu’à la fin, se montrer un modèle en tous genres. Je suis accablé d’ennuis, de chagrins et d’affaires, mais je ne suis point abattu. Soyez de même, espérons toujours dans le Seigneur. Il peut tout ce qu’il veut et il n’abandonne jamais ceux qui sont à lui. Je ne vous dis  rien de SEPT-FONS parce que je ne ferais qu’ajouter à vos peines. Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous jure que je suis pour toujours votre affectionné frère et ami.

Qui ne voit qu’en effet, acquiescer au rachat de leurs propres bien c’eut été en quelque sorte adhérer à la violence des spoliateurs et s’en rendre complices. Le pape Pie VII il est vrai, en vertu de son autorité apostolique et à raison des circonstances extraordinaires où se trouvait la religion en France, a ratifié par le concordat l’acquisition des domaines ecclésiastiques, mais la raison suprême de ce vénérable pontife était l’excès même du mal et l’impossibilité d’y trouver un remède, agissant à l’égard des propriétés des monastères comme il fit par rapport aux mariages contractés dans ces temps malheureux par des prêtres prévaricateurs.

On en se contentait pas de ravir aux religieux les biens de leurs couvents, la spoliation s’étendait jusqu’aux objets à leur usage, excepté seulement le mobilier qui appartenait en propre à chaque individu, disposition qu’il était bien permis de prendre pour une dérision lorsqu’il s’agissait de monastères où, comme à Sept-Fons et au Val-Saint-Lieu, le voeu de pauvreté était strictement observé.

Il fut heureusement au pouvoir de dom Eugène de mettre ses confrères, au moment de leur expulsion, à l’abri de l’affreux dénuement dont les menaçait le décret révolutionnaire. Sans recourir à des expédients embarrassants pour la conscience et réprouvés par la délicatesse, il parvint à procurer à chacun des religieux une somme assez considérable. Profitant des témoignages de bienveillance qu’il recevait de la part des officiers municipaux, il leur fit entendre qu’il n’était pas humain de laisser partir des religieux dans l’état de pénurie extrême auquel les réduisait, au terme de la loi, le renoncement universel dont ils avaient fait profession, qu’ils avaient droit, au reste, à une interprétation moins rigoureuse et qu’on ne pouvait leur refuser des secours et des indemnités, qu’à leur arrivée dans la maison qu’ils étaient sur le point d’abandonner, ils l’avaient trouvée dans un état déplorable et qu’elle ne devait la situation prospère où elle se trouvait, qu’aux privations, aux travaux et aux sacrifices perpétuels supportés par les religieux. Il dit enfin que si la commisération envers des malheureux ne pouvait être efficacement invoquée dans cette circonstance, il en appelait à des hommes qui ne resteraient pas sourds aux appels de la justice.

Dom Eugène fut favorablement écouté, mais le procès-verbal de la visite faite à l’abbaye du Val-Saint-Lieu prouve qu’il ne fallait attribuer cet acte de condescendance qu’à l’estime des officiers municipaux pour la personne du procureur [13]. Ils lui donnèrent une autre marque de confiance en mettant sous sa responsabilité tous les effets sur lesquels ils avaient apposé les scellés et par reconnaissance, après le départ de la communauté, ils lui firent don d’un calice d’argent et d'un magnifique ouvrage en six volumes.

Chapitre septième

Dom Eugène quitte le Val-Saint-Lieu et se retire au sein de sa famille

Lettre de M. de la Luzerne qu’il avait consulté

Forcé de quitter la France il part pour la Suisse

et y demeure jusqu’à la fin de la Révolution

 

Parmi les orateurs entendus à la tribune nationale au sujet des corporations religieuses, aucun ne s’éleva à une si grande hauteur de considérations, de raisonnements et d’éloquence enfin, que l’abbé, depuis le cardinal Maury. Son plaidoyer, inséré dans la collection de ses œuvres, restera un monument du zèle et des talents de l’illustre orateur, il ne servira pas moins à démontrer à la postérité l’injustice des adversaires d’une cause sur laquelle il a répandu tant d’éclat.

Selon ces adversaires, la France devait voir avec enthousiasme la chute des monastères où, disaient-ils, des hommes aveuglés par le fanatisme excédaient les bornes de la religion, étaient en lutte contre la nature, en contradiction avec la raison, dans un état d’opposition aux lois, victimes la plupart de leurs voeux téméraires.

Au jugement de quelques autres députés, des maisons telles que la Trappe et SEPT-FONS n’étaient pas inutiles dans un grand empire. Elles offraient un asile aux hommes qui, tristes et concentrés, ne goûtaient aucun charme dans le monde, ou qu’une piété exaltée au suprême degré rendait ennemis de toute société. Selon ces derniers encore, les établissements dont ils parlaient, étaient au moins un port au milieu des orages des passions et où pouvait se réfugier l’homme percé des traits du désespoir, ou déchiré par l’aiguillon du remords. Pour ces motifs, ils demandaient la conservation de ces deux asiles sombres et solitaires. C’était un égard qu’il fallait avoir envers ceux qui s’y trouvaient, une indulgence qu’il fallait accorder, une bonté qu’il fallait  témoigner à la faiblesse humaine.

Qu’on se figure au milieu de ces déclarations, Eugène Huvelin, entre une multitude d’autres solitaires également chassés de leurs cloîtres, qui les reconnaîtrait au tableau si lugubre, eux et leurs monastères ? Jeune encore et plein d’espérance selon le monde, Eugène Huvelin était venu à Sept-Fons de son propre mouvement, renonçant de plein gré à tous les avantages du siècle, exempt de remords, comme étranger à l’infortune, heureux enfin  de trouver Dieu parce qu’il ne voulait que lui seul. Une fois engagé par sa profession, il conserva cette paix, n’éprouva nul regret des biens auxquels il avait renoncé. Sa vertu, loin d’être austère et couverte d’un voile qui cachât la tristesse et les dégoûts, le faisait rechercher et chérir, et si le désespoir enfin avait pu pénétrer dans son âme, il y fût descendu pour la première fois au moment où la loi vint, les armes à la main, le chasser sans pitié de la demeure où il voulait mourir.

Plein de ces pensées, il alla mêler ses larmes à celles de dom Bernard [14] le dernier abbé de Sept-Fons. Ils s’aimaient l’un et l’autre et leur séparation fut douloureuse.

Eugène Huvelin apprit à sa sortie du monastère qu’un certain nombre de Jésuites vivaient en communauté dans une ville du Midi de la France. Il y alla de suite et resta assez longtemps avec ces religieux. Dans sa retraite il fit une revue exacte de toute sa vie et ensuite un règlement fort détaillé, analogue à la situation nouvelle où les événements l’avaient placé. Ce fut, selon toute vraisemblance, pendant cette longue retraite, qu’il éprouva, sous l’impression des grandes vérités de la foi, des terreurs semblables à celles qu’il avait ressenties à l’époque de son ordination, tellement qu’il fut obligé dès ce moment, de s’abstenir de la célébration des saints mystères. Il n’avait plus, il est vrai pour soutenir son courage et bannir les alarmes de sa conscience, le spectacle et l’abri de sa solitude. Il allait se retrouver, au contraire, en contact avec le monde au milieu duquel il craignait de ne pas conserver son âme dans l’état de sainteté qu’exige le sacrifice de l’autel. Plusieurs autres sujets d’inquiétude l’agitaient encore et il ne crut pas pouvoir agir plus sagement qu’en consultant sur tous ces points Mgr de la Luzerne qui lui avait imposé les mains. Ce savant prélat n’était plus alors dans son diocèse. Prévoyant les malheurs de l'Église et les tourments réservés à l’épiscopat, il avait déjà pris le parti de se retirer à Cologne et c’est de cette ville qu’il répondit aux consultations de dom Eugène qui ne s’était pas lui-même désigné comme le sujet dont il parlait. Je transcris littéralement cette épître à raison aussi des décisions qu’elle renferme et par respect pour son illustre auteur.

Cologne le 1er décembre 1791

Je m’empresse, bien révérend père, de répondre à votre lettre du 18 septembre que je viens de recevoir.

Le religieux qui, malgré le défaut d’études humaines, fut appelé au sacerdoce par ses supérieurs et y fut élevé par son évêque, ne pécha point alors, quoique la science soit une qualité requise pour être admis dans le sanctuaire. Il y a des exemples que des personnes d’une piété supérieure y aient été reçues sans cette condition. C’est aux supérieurs à faire ces exceptions et le religieux qui a été prêtre, d’après leur volonté qui n’en a imposé ni à eux ni à l’évêque qui l’a ordonné, ne s’est point rendu coupable.

Celui dont vous me parlez est absolument dans ce cas-là. Il doit donc avoir sa conscience très tranquille sur sa promotion au sacerdoce. Elle n’est de sa part que l’effet de son obéissance et il aurait péché contre son voeu s’il avait refusé de se conformer à la volonté de ses supérieurs.

Je ne conçois donc pas quels scrupules il peut éprouver pour la célébration des saints mystères. Si on lui proposait d'exercer les fonctions du saint ministère, par exemple de confesser, il serait tout simple qu’il ne se trouvât pas assez instruit, mais quand il fut ordonné, on jugea qu’il en saurait assez pour dire la sainte messe et il doit se soumettre au jugement que ses supérieurs ont porté sur lui. Ce serait au contraire, une sorte de scandale de voir un religieux d’un Ordre aussi exemplaire s’abstenir de la célébration. On pourrait croire qu’en changeant de situation, il a changé d’esprit. Engagez-le donc, je vous prie, de continuer à célébrer les saints mystères.

Sur votre seconde question, il me semble que dans la position actuelle de l’état religieux en France, ceux qui y étaient engagés ne pouvant plus remplir tous les devoirs de leur état ni même conserver leur état tel qu’il était, ne sont point obligés de se réunir entre eux pour exercer tout ce qu’il serait possible de leur profession. Le religieux dont vous me parlez étant infirme et ayant obtenu une permission particulière de séjourner dans sa famille, y est encore moins tenu qu’un autre.

Distinguons ce qui est d’obligation, de ce qui serait plus parfait. Tant que les religieux ont pu tenir dans leurs maisons, sous le régime qu’ils avaient promis de suivre, ils ont dû y rester et ensuite ils se seraient rendus prévaricateurs en les abandonnant. Mais quand leur état est détruit, quand il ne leur est plus possible d’observer en entier leurs pieuses institutions, je ne pense pas qu’ils soient obligés de se réunir dans une maison quelconque pour y pratiquer une partie de leur règle. S’il peut être mieux fait, ceux qui auront cette vertu, en mériteront la récompense, mais ce n’est pas un devoir auquel on doive les astreindre.

Le même principe répond à votre troisième question, savoir si des religieux, retirés chez des séculiers, pourront librement faire gras les jours permis. Il me semble qu’ils feraient bien de suivre autant qu’ils le pourront, les pratiques de leur règle, mais que ce n’est pas une obligation. Et dans le fait il leur serait souvent bien difficile de faire maigre. Il y a beaucoup de maisons où ils n’en trouveraient pas les jours gras. Je crois donc qu’il ne faut pas faire de scrupules à ceux qui ne pratiquent point les observances régulières.

Au reste, pour les lever toutes autant qu’il est en moi, je donne à tous les religieux de votre maison qui se trouveront dans le monde, dispense de toutes les observances religieuses, les exhortant cependant à les pratiquer quand ils le pourront commodément, mais sans obligation et sans qu’ils commettent un péché, même véniel, lorsqu’il y manqueront. Je vous prie, mon R.P., de les en prévenir et de leur communiquer ma lettre.

J’ai l’honneur d’être, avec une considération infinie, en me recommandant à vos prières et à celles de vos confrères, mon R.P., votre très humble et très obéissant serviteur.

+ L’évêque de Langres

P.S. Je vous renvoie l’assignat que vous m’avez envoyé et dont vous avez plus besoin que moi.

Ces derniers mots de la lettre de Mgr de la Luzerne font connaître que dom Eugène oubliant la position où lui-même était réduit, se souvenait par préférence de celle de son premier pasteur. Cette réponse lui parvint dans sa famille. Elle le tranquillisa, mais ne le détourna pas de continuer les austérités devenues pour lui une habitude et une nécessité.

Retiré à Corre (Hte-Saône) chez un beau-frère il prit soin de l’éducation de ses neveux. L’un embrasse l’état ecclésiastique et a exercé longtemps avec édification le saint ministère dans le diocèse de Besançon, l’autre occupe un rang honorable dans la société. Quant à son genre de vie, dom Eugène s’en fit un qui ne pouvait être comparé qu’à celui des premiers ermites. Libre de suivre ses goûts, rien ne manqua à ses austérités : jeûnes prolongés bien avant dans la journée, abstinence perpétuelle, méditations fréquentes, exactitude pour chacune de ses obligations au point qu’il ne récitait jamais deux petites heures de suite, enfin couche aussi dure qu’il lui était possible de se la procurer, telle était sa vie dans sa famille.

La loi religieuse concernant la constitution civile du clergé et celle de la déportation qui en était l’horrible sanction, vinrent bientôt l’en arracher. Après s’être caché quelque temps, il sentit la nécessité de s’éloigner de la France. Il fixa ses regards vers la Suisse et une fois ses dispositions bien arrêtées, il prit le chemin de l’exil, accompagné d’un autre ecclésiastique, chanoine et beau-frère de sa sœur qui n’était plus.

On était au moment de la moisson. Parés d’une longue queue, munis d’une faucille qu’ils portaient sur leurs épaules, ils cheminaient sous ce déguisement, ce qui le ne empêchait pas d’être bientôt découverts. Un air de modestie et de piété qu’il n’était pas aisé de déposer, les trahissait et une femme en les voyant passer dans un village leur adressa ces mots qui les saisirent d’effroi : « Vous n’êtes pas des moissonneurs ! » Elle pensait bien, par bonheur, elle les fit entrer dans sa maison, elle les traita de son mieux et leur souhaita d’arriver sains et saufs au terme de leur voyage.

Plus défiants cette fois, mais non plus rassurés, les deux fugitifs étaient encore dans le diocèse de Besançon près de St-Hippolyte. Il y avait un danger évident à traverser cette ville où le moins à craindre était d’être arrêtés par une population alors entretenue dans un continuel état d'effervescence par les démagogues de l’époque. Pressentant le péril, Eugène Huvelin voulut s’en détourner, mais ce ne fut pas l’avis de son confrère. L’hôtellerie où ils entrèrent leur apparut bientôt un lieu où ils n’étaient pas du tout en sûreté. Elle était remplie de patriotes qui, dans leur enthousiasme au récit des hauts faits des chefs de la Révolution, exaltaient leurs principes et se disaient hautement les irréconciliables ennemis des nobles et des prêtres.

Les moissonneurs eurent beau se composer, on leur demanda leurs passeports, et les papiers qu’ils exhibèrent parurent suspects. En les fouillant on trouva un bréviaire et quelques images. Aussitôt ces forcenés de se récrier contre le fanatisme et de voir deux réfractaires dans ceux qui furent à l’instant même signalés aux autorités. Elles ne se firent pas attendre. A la tête des officiers municipaux parut le curé de la ville. Il cumulait les fonctions religieuses et civiles. Après avoir expliqué à la foule ce que signifiaient ces mot : Diurnale sen breviarium, il accabla d’injures dom Eugène et son compagnon d’infortune, il les déclara dignes d’être déportés à la Guyane et les fit étroitement garrotter. Le chanoine se plaignit à diverses reprises qu’on le serrait trop fort. Un peu plus accoutumé peut-être à une vie d’humiliations et de souffrances, dom Eugène ne laissa pas échapper la moindre plainte et s’abstint même de faire entendre à son confrère qu’il était cause de ce désagrément. On les mit en prison.

Ils furent conduits le lendemain à Besançon. On ne saurait dire tout ce qu’ils endurèrent dans la prison et pendant ce voyage. Ce ne fut qu’à force de prières et d’argent qu’ils purent obtenir à leur arrivée qu’on fît venir des personnes de leur connaissance. Il fut aisé de prouver qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre réfractaires. Leur qualité de religieux et de chanoine n’était pas liée aux fonctions du culte qui en eussent fait des fonctionnaires publics. Ils furent mis en liberté mais il s’agissait de délibérer sur les moyens de se mettre en route.

Aucune précaution, nulle fatigue ne furent ménagées, mais que de peines et d’angoisses jusqu’à leur arrivée sur le sol étrange ! Voyager durant la nuit, suivre sans cesse des chemins de détours, s’égarant souvent faute de guide et ne trouvant au bout de tout cela qu’un morceau de pain desséché qu’il fallait porter avec soi. Encore s’ils avaient été exempts de perplexités. Mais autant l’un des voyageurs avait montré de résolution avant d’être arrêté, autant il était devenu craintif, une feuille agitée par le vent le faisait frissonner et la lune, en ajoutant son ombre, lui faisait voir sans cesse quelques frères et amis de St-Hippolyte. Dans sa frayeur, il interrompait à chaque pas dom Eugène occupé à prier et dont les efforts ne pouvaient parvenir à le tranquilliser. Comme ils durent bénir le Ciel lorsqu’il aperçurent enfin les neiges qui couvrent le sommet des Alpes !

Dès qu’ils eurent touché le sol hospitalier de la Suisse, ils se dirigèrent vers le canton de Soleure et s’ils ne se séparèrent pas de manière à ne plus se revoir, au moins ne choisirent-ils pas la même habitation. Celle de dom Eugène fut une pauvre chaumière habitée par une famille dont ce logement annonçait assez l’indigence. Une chambre obscure et sans meubles fut tout son appartement. Un tel réduit convenait à un anachorète et dom Eugène se mit de suite à en pratiquer les exercices et les austérités.

Sa pénitence devint alors plus rigoureuse qu’à SEPT-FONS, s’il faut en croire des prêtres qui résidaient à Soleure et qui étaient les témoins de sa vie. Il ne dépensait pas plus de deux sous par jour pour ses propres besoins. « J’avoue, observe le respectable père T. à qui je dois ces renseignements et dont je cite les paroles, n’avoir pas cru ce fait jusqu’à ce qu’ayant moi-même interrogé celui à qui on l’attribuait, il n’osa me le nier. Il ne me l’avoua pas, il est vrai, mais j’était accoutumé à ces refus de répondre à mes questions et son silence me tenait lieu d’affirmation, persuadé que si la relation de ces prêtres eût été fausse, il l’aurait niée avec chaleur. »

Cette vie si méprisable n’est pas ce que la terre d’exil avait de plus pénible pour dom Eugène et les souffrances physiques n’étaient rien en comparaison de celles de l’esprit et du cœur. En cherchant par de si grandes austérités à se dédommager de l’éloignement où il vivait du cloître, il ne pouvait néanmoins en bannir le souvenir et combien de pensées venaient alors briser son âme !

Il est dans la nature de l’homme de se porter avec un invincible attrait vers les objets qui lui rappellent ceux qu’il affectionnait et qu’il a perdus. Ce penchant est le même à l'égard des lieux, des choses et des personnes. Fortifié et ennobli par la foi, il faisait trouver à dom Eugène un charme inexprimable dans tout ce qui le reportait vers son ancienne solitude et les pratiques dont pendant près de trente ans il avait fait ses délices.

Les occasions ne lui manquent pas pendant son séjour à Soleure, de suivre en cela ses saintes propensions. Outre la retraite qu’il s’était choisie et la vie mortifiée qu’il y menait, il put encore exercer, comme à SEPT-FONS, les fonctions d’infirmier. Plusieurs centaines de prêtres étaient à Soleure éprouvant les mêmes peines que dom Eugène et y vivaient dans de bien dures privations. Le plus grand nombre tomba malade. On vit alors l’ancien infirmier de SEPT-FONS mettre à profit en leur faveur l’expérience qu’il avait acquise. Son occupation depuis le matin jusqu’au soir, était d’aller de maison en maison, jusqu’à ce qu’il eût visité tous les malades et souvent ses connaissances leur offraient les ressources qu’ils avaient pu attendre d’un médecin. Il portait aux uns une médecine qu’il avait préparée, aux autres des pilules qu’il s’était procurées à ses frais et si la maladie était sérieuse, il conduisait le prêtre infirme chez le médecin recevant l’ordonnance et se chargeant de l’exécution.

Personne ne doute qu’un prêtre si dévoué aux œuvres de miséricorde étendît jusqu’aux âmes les soins qu’il prodiguait aux corps. Aussi ses confrères le regardaient-ils comme leur guide spirituel et ce noble dévouement lui mérité, dans la république de Soleure, le titre de Médecin des prêtres français émigrés, titre honorable et consigné dans les registres de la ville de Soleure.

Au moment où dom Eugène arriva en Suisse, il était sorti de son cloître depuis peu de temps. Il ne connaissait donc pas le clergé de son diocèse et les ecclésiastiques de Besançon ne le connaissait pas davantage. Une fois sur la terre d’exil il cessa de leur être étranger et peu d’instants lui suffirent pour s’attirer l’estime des personnages même les plus éminents entre les généreux confesseurs de la foi. M. de Ville-Françon, qui devint ensuite archevêque de Besançon, conçut pour lui un attachement dont il aimait à lui donner des preuves et je pourrais en dire autant de Mgr de Chaffoy, évêque de Nîmes dont les relations avec dom Eugène se renouvelèrent en France. Il en fut de même d’un nombre considérable de prêtres du clergé de Besançon, venus à Soleure de toutes les parties de ce diocèse à qui le voisinage de la Suisse la faisait regarder comme le port le plus commode où ils pussent trouver un refuge.

Un nombre assez considérable d’années s’écoula dans ce continuel exercice de ces œuvres de bienfaisance. Pour ne pas manquer à celui de ses pratiques de piété, il prenait sur son sommeil le temps que lui dérobait la charité. Le souvenir des maux de sa patrie lui était sans cesse présent et l’état déplorable où la religion s’y trouvait réduite affligeait profondément son âme. Digne fils de la Sion qui lui avait ouvert son sein, l'Église catholique à laquelle l’unissaient ses engagements du cloître et son serment sacerdotal, il conjurait le Ciel de rendre enfin la paix à cette Église avec ses pontifes et ses prêtres dispersés et malgré les crimes d’un grand nombre de Français, de faire encore de sa patrie une nation florissante et glorieuse en refaisant le royaume à jamais chrétien.

Chapitre huitième

Retour de dom Eugène en France

Son dévouement

Paix rendue à l'Église et mission du saint prêtre dans plusieurs paroisses

Il s’attache en qualité de pasteur à celle de Vougécourt

Ses travaux et les fruits de son zèle

 

Eugène Huvelin n’attendit pas pour revenir dans sa patrie le parfait établissement de l’ordre et de la sécurité. Dès qu’il crut voir l’aurore de jours plus heureux que ceux pendant lesquels l'Église avait été si cruellement persécutée et le sol de la France arrosé de tant de sang et de tant de larmes, il se hâta d’accourir au secours de l’une et de prouver à l’autre qu’il se regardait comme un de ses enfants. Les lois de proscription n’étaient plus en vigueur ni l’échafaud en permanence sur les places de nos cités mais tout danger néanmoins n’avait pas disparu. Au grand scandale du monde, comme disait Bossuet, en parlant des résultats du schisme en Angleterre, il fallait cacher encore la pénitence comme on eut fait le crime et Jésus Christ pour le malheur des hommes ingrats, était réduit à chercher d’autres ténèbres que celles dont il se couvre dans l’Eucharistie. Expulsé de ses temples, il se réfugiait jusque dans les chaumières et si les pauvres qui les habitaient n’osaient l’y recevoir, les forêts lui ouvraient leurs berceaux et les rochers lui donnaient des autels.

C’est dans ces solitudes que des ministres fidèles à leur vocation allaient errants et travestis, offrir les saints mystères. Informés des nécessités de leurs frères qui sollicitaient les secours de la religion, ils portaient avec empressement, aux uns la grâce du baptême, aux autres celle des derniers sacrements, prouvant ainsi la perpétuité du sacerdoce et des ressources salutaires que doivent y trouver les catholiques jusqu’à la fin des siècles.

Dans cette occasion, dom Eugène se montra tel qu’on doit le supposer dans les localités où le fixa la Providence. Il s’établit dans celle qui l’avait vu naître et pour s’y rendre utile, il compta pour rien tous les sacrifices, les privations, les marches et les veilles. Il dut plus d’une fois, à de pieux artifices, d’échapper aux investigations des ennemis du culte saint et de conserver même entre les mains, sans leur inspirer de soupçons, la divine Eucharistie qu’il portait aux malades, dans une boîte, il est vrai qui semblait destinée à tout autre usage et qu’il leur présentait, tandis qu’au fond étaient placées les espèces sacrées, avec la même décence qu’elles auraient pu être sur l’autel ou dans le tabernacle.

Les services rendus ainsi par dom Eugène ne pourraient se compter. Connu et estimé comme il était, il n’avait pas un instant de repos et il allait partout où son administration devait être utile. Son zèle l’exposa parfois à de grands dangers et une fois entre autres, il ne dut la conservation de la vie qu’à une protection toute particulière de la divine Providence.

Un jour qu’il passait d’une paroisse à une autre pour un office de charité, un malfaiteur redouté dans tout le pays par ses brigandages et sa férocité, lui tira à peu de distance un coup de fusil. Dieu permit que l’arme meurtrière éclatât entre les mains du bandit qui eut un poignet emporté. Ce misérable qui eut dû voir dans ce châtiment un avertissement de la justice divine, lasse de ses crimes et prête à le frapper, n’en tint pas compte. Mais bientôt un dernier crime vint combler la mesure et les poursuites dont il fut l’objet amenèrent enfin son arrestation et sa condamnation à mort. Il fut pendu. L’homme de Dieu échappé par miracle à cet odieux attentat, garda longtemps le silence sur cet accident autant par charité que par modestie, voulant tout à la fois couper court aux marques d’estime et d’intérêt qu’il n’eut pas manqué de lui attirer s’il eût été connu et qui eussent blessé son humilité et épargner à l’assassin l’aggravation de son supplice. Le fait eut même été enseveli dans un éternel oubli si celui de ses amis auquel seul il avait cru devoir en faire la confidence ne l'eut raconté à son fils, aujourd'hui ecclésiastique honorable dans le diocèse de Besançon et de qui je l’ai appris.

Il plut enfin à Dieu de mettre un terme aux souffrances de son Église. Elle recouvra la liberté grâce à la conviction qu’eut alors le chef de l’État que rien ne pouvait suppléer à la religion catholique dans son royaume qu'elle seule avait civilisé et dont l’absence momentanée avait fait un pays barbare. Il ne se dissimula pas qu’il était exclusivement réservé au culte catholique de ramener les Français à des sentiments de paix, de concorde et de soumission au pouvoir qui s’élevait sur les débris du trône, d’où une catastrophe à jamais lamentable avait précipité le dernier de nos rois, fils aînés de l'Église.

Plusieurs paroisses éprouvèrent les bienfaits du zèle de dom Eugène, aussitôt la publication du concordat et lorsqu’il vit la nécessité d’exercer le saint ministère dans une paroisse dont il fut le pasteur, il se fixa à Vougécourt, selon la mission qu’il reçut de son archevêque. Sa réputation l’y avait précédé et les habitants l’accueillirent comme l’homme envoyé de Dieu pour remédier à bien des maux. Il en était de cette paroisse comme de beaucoup d’autres, le torrent des doctrines révolutionnaires y avait exercé des ravages. Les sacrement depuis longtemps abandonnés, des mariages contractés sans le secours de la religion, la licence de la jeunesse et l'opiniâtreté des vieillards, d’autant plus difficiles à ramener à la vérité, même à l’approche du tombeau qu’ils avaient à se reprocher certains écarts, si communs en ces temps de perversité, tels étaient, en partie, les maux auxquels il fallait des remèdes. On devait y ajouter encore le dénuement de la maison de Dieu et ce qui était plus difficile à réparer, l’ignorance des principes religieux, triste résultat de la privation complète et prolongée de toute instruction.

De si grandes difficultés n’abattaient pas le courage de dom Eugène et décidé à faire le bien, il s'attacha à le bien faire. Étudiant avec assiduité les épîtres de saint Paul il trouva dans cette méditation des règles sûres de zèle et de prudence. Certain de ne pas travailler en vain en se conformant à ce grand modèle de tous les ministres appelés à la conversion des pécheurs, au ministère de la parole sainte, à la dispensation des divins mystères, en un mot au ministère pastoral, il prit d’abord pour résolution, à son exemple, de parler aux yeux de ses paroissiens avant de faire entendre à leurs oreilles les vérités du salut et d’attirer les âmes à Jésus Christ par l’appât toujours irrésistible de la charité.

Cependant dom Eugène ne cessait de recommander à Dieu le troupeau qu’il lui avait confié. Combien de fois, pour se le rendre favorable, n’a-t-il pas passé, dans l’exercice de la prière et de la pénitence le temps destiné à son repos. Selon le témoignage de personnes dignes de foi, il n’avait pour lit à Vougécourt que quelques bottes de sarments. Il prenait fréquemment la discipline et cela pour obtenir de Dieu, en faveur de ses paroissiens, une fidèle correspondance aux desseins de sa miséricorde.

La parole évangélique en sortant de la bouche d’un tel pasteur ne devait pas rester sans fruits. Une fois qu’il put prétendre avoir acquis sur les esprits l’ascendant que donne toujours le bon exemple et la douceur, dom Eugène s’appliqua à faire connaître Jésus Christ et ses vérités dont l’ignorance est la cause la plus ordinaire de l’éloignement de sa doctrine et de sa loi. Il voulut que l’ordre et la simplicité fussent le principal mérite de ses instructions. La méthode exposée dans le catéchisme du concile de Trente lui parut excellente. Comme elle donne à celui qui s’en sert la faculté de traiter successivement toutes les questions dogmatiques et morales, c’était le moyen de n’en omettre aucune et par cet enchaînement des vérités chrétiennes, de donner à ses auditeurs une haute idée, une connaissance exacte des vérités qu’il leur importait de retenir.

A cette méthode il joignait la simplicité. Envoyé, selon ses propres paroles, pour évangéliser les pauvres, il devait les former aux premiers éléments de la sainte doctrine. Il était convaincu d’ailleurs que les vérités de l’Évangile, belles et fécondes de leur nature, étaient d’autant plus propres à ravir l’esprit, à toucher le cœur, qu’elles étaient annoncées avec plus de simplicité, non qu’il négligeât cependant de préparer ses instructions sous prétexte qu’il n’avait pas un auditoire bien difficile à contenter. Il disait, au contraire, qu’il n’était pas moins difficile de faire comprendre la vérité évangélique à des gens illettrés, qu’il ne l’est de la faire goûter aux hommes qui se croient, souvent à tort, le droit de faire les délicats. Il s’appliquait en conséquence à mettre ses instructions à la portée de ses paroissiens, en les accommodant à leurs goûts pour les rendre plus faciles et plus profitables. Aussi aimaient-ils à l’entendre et Dieu bénissait sensiblement sa simplicité, ses intentions et ses efforts.

Le catéchisme était, à ses yeux, la partie la plus intéressante de l’instruction pastorale, parce qu’il jetait en le faisant, les premiers et les plus solides fondements de la doctrine chrétienne. Aucune considération n’aurait pu le détourner de cette fonction essentielle de la charge pastorale et l’intérêt qu’il prenait à cette œuvre n’échappait pas même aux adultes. Touchés du dévouement de dom Eugène, pour l’instruction de leurs enfants, les parents en appréciaient mieux le bienfait pour eux-mêmes. Ils se faisaient un plaisir d’assister à ces catéchismes, y profitaient des leçons qui ne leur étaient pas moins nécessaires qu’à ceux à qui elles s’adressaient. C'était un moment de satisfaction pour une famille lorsqu’une réponse faite avec justesse ou une constante application avait obtenu quelques encouragements par lesquels le bon curé de Vougécourt savait entretenir l’émulation et la sagesse.

Heureux de voir une génération croître ainsi sous ses ailes, dom Eugène chercha les moyens d’instruire et de former à la vertu les jeunes gens qui, nés pendant les années de la Révolution, avaient grandi sans les éléments de la foi. L’ardeur pour les plaisirs et quelques fois des habitudes difficiles à dompter étaient des obstacles assez difficiles à vaincre. Dom Eugène parvint peu à peu à attirer ces jeunes gens aux instructions et aux offices et s’il n’eut pas la consolation de voir cesser tout à coup des désordres qu’on rencontre dans presque toutes les paroisses, il eut du moins la consolation de voir ceux qu’il cherchait à gagner, dociles à sa voix, reconnaissants pour son zèle et de plus en plus fidèles à le mettre à profit. C’est à l’époque du carême et du temps pascal que dom Eugène avait pris l’habitude de faire le recensement de son troupeau. Il bénissait Dieu qui, chaque année, ramenait au bercail quelques brebis en ces temps de grâce et de salut. De son côté, la pasteur avide de succès toujours croissants, multipliait la prière, l’instruction et toutes les ressources du zèle dont il était dévoré.

Dom Eugène n’ignorait pas que pour exciter l'émulation du bien parmi les jeunes gens, il trouverait plus da facilité encore du côté des jeunes filles. C’est pourquoi il eut la pensée de les réunir et de les attirer par les pratiques qu’il mettait en usage dans cette association. Ce projet lui plaisait en lui rappelant les joies innocentes qu’il avait autrefois trouvées dans la congrégation de Lyon et les avantages précieux qu’en retiraient tous les membres. La première condition pour être admise était une vie exemplaire. Elle n’était pas moins exigée pour se maintenir. Le chant des cantiques, la récitation du rosaire et quelques autres pratiques de dévotion y étaient en usage et le but était de diriger du côté de Dieu l’ardeur trop naturelle pour les plaisirs du monde. En retirant les jeunes filles des dangers qui les menaçaient dans les rassemblements profanes, le curé de Vougécourt rendait par cela même, ces réunions moins attrayantes pour les garçons. Ne voyait-il pas encore dans les jeunes personnes des épouses et des mères qui, imbues et familiarisées avec les pratiques de la piété, seraient elles-mêmes en mesure d’exercer un jour une salutaire influence à la tête de leur famille ?

La dévotion envers la sainte Vierge, on le voit bien, était le principal mobile de ces pieuses confréries. Zélé dès son enfance pour le culte de la Mère de Dieu, il se faisait un honneur de le propager en plaçant sous les auspices de Marie la portion la plus digne d’intérêt de la famille dont le salut lui était cher. Il était persuadé qu’une telle dévotion lorsqu’elle est établie dans une paroisse, y est une source de grâces pour les brebis et le pasteur, comme aussi là où elle n’est pas en honneur on ne peut augurer bien favorablement du zèle de l’un et de la piété des autres. Pour dom Eugène, s’il n’avait plus, comme à Sept-Fons, la joie d’entendre des voix nombreuses de saints solitaires s’élever tous les soirs vers le Ciel pour en invoquer l’illustre reine en la proclamant la mère de miséricorde et l’espérance dans la vallée de larmes, il ne manquait jamais de joindre son office à celui qui faisait partie de ses obligations sacerdotales et qui fut toujours le bréviaire de Cîteaux et joignait à des jeûnes qu’il observait en l’honneur de Marie d’autres mortifications dont il s’était fait un devoir.

Il faut dire à la louange de ses paroissiens, qu’au lieu de trouver matière à la censure dans la piété de leur pasteur, elle leur inspirait de l’attachement et de la vénération pour sa personne. Les jeunes gens le chérissaient comme un père et à certains jours de l’année, par exemple à Noël, tous se réunissaient chez lui. Dom Eugène semblait avoir à cœur en leur procurant de temps en temps des récréations innocentes, de les dédommager des plaisirs qu’il leur empêchait de prendre en d’autres temps.

Aucun de ses paroissiens ne lui donna jamais non plus un motif de mécontentement personnel. Il est vrai qu’attentif à prévenir tout sujet de plainte, il devait à la vigilance sur ses paroles, sur ses démarches, de n’avoir pas à se repentir d’une confiance présomptueuse en la simplicité des personnes dont on ne redoute pas assez la susceptibilité. Elles se croient d’autant plus offensées lorsqu’on les a blessées que les coups sont partis d’une main destinée à guérir et non à faire des blessures. Pour éviter tous ces inconvénients dom Eugène avait prit le parti de se borner dans sa paroisse aux relations commandées par le ministère ou imposées par la bienséance. Assidu à l’oraison, à son bréviaire, à l’étude, à la préparation de ses prônes, sans parler des autres détails qui remplissaient encore ses journées, il n’éprouvait aucun besoin, il n’aurait pas non plus trouvé le temps de se répandre en de vaines conversations au dehors. Il se faisait encore un devoir d’écarter de ses instructions tout ce qui concernait les affaires et mêmes des fautes de ses paroissiens. Ces personnalités, en effet, lors même qu’elles ont pour fin d’humilier les coupables, n’ont d’autres effets que d’altérer la charité et de fermer au repentir les cœurs à jamais ulcérés par le ressentiment.

Je pourrais ajouter à ces détails beaucoup de faits qui font honneur à la délicatesse, au désintéressement du curé de Vougécourt. Ce récit me conduirait trop loin et des actions de ce genre ne pourraient que confirmer le jugement porté nécessairement sur un homme qui éprouvait, d’une manière impérieuse et constante, le besoin de faire des heureux. Sa paroisse est encore pleine de souvenirs qui seront longtemps parmi les habitants un sujet d’admiration et de reconnaissance.

Cette exactitude aux devoirs de son ministère n’empêchait pas pourtant le curé de Vougécourt d’être affable envers les personnes qui s’adressaient à lui pour besoin ou par politesse. Il était surtout d’un commerce agréable et facile avec ses confrères. Quoiqu’il observât autant qu’il dépendait de lui, les observances de son Ordre, même dans l’exercice de sa fonction pastorale. Il se gardait de faire parade de sa rigidité envers lui-même et de vouloir imposer aux autres quelques chose de son propre fardeau. Sans nulle singularité, quand il avait le plaisir de recevoir ses confrères à sa table, il faisait oublier entièrement le religieux de Sept-Fons ou si chez les autres il cédait au besoin de s’accorder quelques mortifications, c’était avec des ménagements et des précautions qui laissaient également à l’aise son humilité et la généreuse expansion de ses hôtes.

Toujours grave pourtant dans la conversation, dom Eugène aimait à la reporter de temps en temps sur des objets utiles et édifiants. On n’a pas oublié qu’un des sentiments qui dominaient en lui dans les dernières années de son ministère c’était son attachement bien profond pour l'Église et son vénérable chef. A peine sauvé du naufrage, elle était alors exposé à de nouveaux écueils. Le sort du souverain pontife en butte aux exigences de Napoléon et les maux qui pouvaient s’aggraver encore pour l'Église de France, étaient pour dom Eugène un motif d’engager sans cesse ses confrères à prier pour l'Église et l’on voyait dans ses discours qu’il aurait volontiers donné sa vie pour elle; Il était impossible de s’éloigner de cet homme vénérable sans se sentir pénétré de douleur et enflammé de sa noble ardeur avec laquelle on invoquait en effet le Ciel de concert avec lui pour une cause d’ailleurs commune avec tous les catholiques.

Une régularité si parfaite une vie si éminemment cléricale devait opérer un bien immense dans la paroisse de Vougécourt. Le temps vint en effet où dom Eugène vit les solennités de la religion et les sacrements fréquentés par tous ses paroissiens. Les anciens scandales avaient disparu et ce retour unanime vers le bien était la conséquence nécessaire de l’abjuration de tous les préjugés contre les prêtres [15] et des doctrines pernicieuses dont les catéchismes de la Révolution avaient inondé la France.

Cette amélioration des sentiments et des mœurs n’était pas même concentrée dans la paroisse de dom Eugène. La réputation de son pasteur et celle du changement opéré par ses travaux se répandaient de plus en plus. C’était la bonne nouvelle du salut destinée à le propager. Ce qui donne lieu de le croire, c’est la confiance qu’avaient en lui, non seulement un grand nombre de fidèles qui le voulaient pour confesseur, mais encore ses confrères qui la lui témoignaient en recherchant ses avis dans les circonstances difficiles ou en le prenant pour guide de leur propre conscience. Quoique retiré dans un cloître dès sa jeunesse, il n’en avait pas rapporté des principes sévères et inapplicables dont tout l’effet est d’effrayer les âmes et de les tenir éloignées du salut, en leur rendant trop redoutable l’approche du tribunal de la pénitence. Un ministre vraiment éclairé n’aime pas ces extrémités qui ne sont pas toujours la marque d’une véritable piété. S’il faut éviter le relâchement dans l’application des règles de la morale, il ne faut pas moins se garder d’une rigueur excessive et cette mesure de modération et de sagesse sera celle du prêtre qui, comme Eugène Huvelin, sévère pour lui-même et zélé pour le salut des âmes, sera le plus rempli de l’Esprit de Jésus Christ.

Le curé de Vougécourt aimait à se renouveler dans cet esprit aux retraites pastorales. Il y était exact et s’y montrait humble et mortifié au point qu’on était obligé de l’avertir qu’il se tenait trop longtemps à genoux parce qu’en effet, il gardait cette posture de manière à en être incommodé. Au milieu de ses confrères qui tous appréciaient sa vertu, il se tenait au dernier rang lorsqu’il était question de certaines préséances. La dernière place était, là comme partout, celle qu’il préférait. Lorsqu’il retournait à Vougécourt après les pieux exercices que son attention et sa ferveur lui avaient rendus si profitables, il y revenait dans le dessein de travailler avec une nouvelle ardeur à la sanctification de ceux pour qui il venait de se sanctifier lui-même et de leur communiquer les sentiments dont la plénitude devait rejaillir en abondance sur les âmes appelées à y participer.

 



[1] On lit ce qui suit touchant le miracle de la sainte hostie sauvée des flammes, dans une relation à laquelle est joint un mandement de l’archevêque de Besançon en date du 10 juillet 1608, où les mêmes faits sont reproduits.

Le Saint-Siège ayant depuis plusieurs années accordé des indulgences à tous les fidèles qui visiteraient dévotement l’église de Faverney, Ordre de saint Benoît, dans le diocèse de Besançon, pendant les fêtes de la pentecôte, on y voyait les fidèles affluer de toutes parts. L’an de grâce 1608, dom Jean Garnier, sacristain religieux avait préparé près de la grille de fer une table en bois en forme d’autel, parée de tous côté de tapis et d’ornements. Il y mit un tabernacle de même matière, orné d’étoffes de soie et dedans un reliquaire en argent qui renfermait un ossement de sainte Agathe. Il y avait au milieu un cercle d’argent comprenant un double cristal entre lequel était posé le très saint sacrement en deux hosties, selon la coutume. Pendant la nuit, une des lampes (comme il est à présumer) occasionna un accident. Le feu prit à l’autel et tout fut consumé. Cependant le ciboire contenant le très saint sacrement et la relique demeura en sa place, sans tomber, quoiqu’il fût entouré de flammes et de charbons qui l’ont noircis au pied. Il resta suspendu sans autre soutien que celui de la puissance de Dieu, pendant trente trois heures environ. Une immense multitude accourut de tous les lieux voisins, villes, bourgs et villages, au bruit d’un tel prodige et put le contempler à loisir. Leur foi éclatait par des cris d’admiration et on les vit s’approcher à l’envi de la sainte table pour honorer Jésus Christ qui prouvait ainsi sa présence réelle dans l’eucharistie.

Le mardi, tandis que M. Nicolas Aubry, curé de Menoux (70160) village voisin de Faverney, célébrait la messe au grand autel, toute l’église étant pleine de monde, un des cierges allumés devant l’hostie miraculeuse, toujours suspendue en l’air, s’éteignit à trois reprises différentes sans aucune cause apparente. Au moment de l’élévation, lorsque le prêtre baissait la sainte hostie, on entendit en l’air comme un son fort agréable de quelques clochettes d’argent et tout aussitôt le dit reliquaire, avec le très saint sacrement qu’il contenait, descendit et vint doucement se poser sur un missel couvert d’un corporal qu’on avait préparé à quelque distance pour le recevoir. Il se fit un tel concert d’acclamations que ceux qui étaient dans la sacristie protestèrent qu’ils croyaient que l’église tombait.

Ce récit dont je ne donne que le précis, est suivit du mandement de M. Ferdinand de Longwy, archevêque de Besançon, confirmant l’authenticité du prodige attesté par une foule considérable et certifié au procès-verbal par cinquante deux témoins tous dignes de foi.

 

[2] - Formée par saint Ignace en 1534, la Société de Jésus avait été approuvée, ainsi que ses constitutions, en 1540 par le pape Paul III. Elle fut supprimée en France dans le courant de l’année 1762 et dans toute la chrétienté en 1773, par un bref du pape Clément XIV. Il est juste de faire observer, pour l’honneur du trône pontifical, qu’on a faussement attribué à ce pape des sentiments tels que lui en ont supposés les ennemis de la Compagnie de Jésus. En prenant une mesure qui devait avoir dans l’Église un si funeste retentissement, Clément XIV n’envisageait pas les dangers qui pouvaient résulter du maintien de la Société contre laquelle il se prononçait, mais il cédait à la puissance de ses ennemis qu’il croyait désarmer en la leur sacrifiant et cela, dit un auteur italien, par une prudence qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de juger. (Texte en italien)


[3] - Les humbles se tiennent dans la retraite, dit saint Alphonse de Liguori, et choisissent le lieu le moins commode. C’est par ce motif, suivant saint Bernard, que Marie, désirant parler à son fils qui prêchait dans une maison (Mt 12) ne voulut point y entrer d’elle-même. (Texte latin du Serm. de Nativ. Virg. Gloires de Maire, t.r. des vertus.)

 

[4] - L’abbaye d’Orval était située hors de France, dans le Luxembourg et dans le diocèse de Trèves. Elle était de l’Ordre de Cîteaux, de la filiation de Clairvaux, située dans la forêt d’Ardenne qui est l’ancienne Hercinia. On y vivait comme à la Trappe, hors qu’on y mangeait ou plutôt qu’on y présentait du poisson, quand on en pêchait, mais aussi on y suivait la règle de saint Benoît plus à la lettre et l’on n’y mangeait en carême que le soir, sans dire vêpres le matin.

(Vies des pères du désert d’Occident)

 

[5] - L’abbaye de Sept-Fons, de l’Ordre de Cîteaux et de la filiation de Clairvaux, nommée peut-être par saint Bernard lui-même ‘Notre-Dame de Saint-Lieu’ dit Sept-Fontaines, était de la fondation des ducs de Bourbon Hercien. Elle était située dans le bourbonnais, sur la rivière de Bessière qui entre dans la Loire à une demi lieue de là, à deux petites lieues de Bourbon l’Ancien et à cinq de Moulins. L’endroit où elle avait été bâtie était très agréable et l’air en était fort sain. C’était une plaine à un quart de lieue de la Loire, assez fertile et fort diversifiée par des bocages, des étangs, des terres labourables et des prairies. Une fontaine restée des sept qui s’y trouvaient lors de son établissement, fournissait l’eau dans tous les offices et un ruisseau qui passait dans le jardin y formait un grand canal qui donnait de quoi l’arroser. L’enclos fermé de murs était d’environ cent arpents, planté d’arbres fruitiers et garni de toutes sortes de légumes cultivés par les religieux qui en tiraient leur nourriture.

L’église bâtie d’un marbre brut qui se tire sur le lieu, était très propre et le choeur était le plus grand ornement de Sept-Fons. Personne n’y venait qu’il n’eût le coeur pénétré d’une psalmodie qui enlevait. Cent voix paraissaient n’en faire qu’une tant elles finissaient et reprenaient ensemble dans le même moment. Les pauses au milieu du verset étaient très longues pour laisser le temps à l’esprit et au coeur de s’en nourrir. On n’apercevait de mouvement que dans les seules lèvres de ceux qui chantaient.

Une des choses qui édifiait davantage dans ce monastère, outre le silence inviolable qu’on y gardait, était l’extrême modestie des religieux. Partout comme à l’église, à peine les voyait-on avancer. Tous gardaient la même posture, les yeux en terre et les bras croisés les uns sur les autres et leurs grandes manches abattues. Il ne laissaient voir d’activité que lorsqu’ils étaient au travail des mains.

On y gardait à Sept-Fons le même esprit qu’à la Trappe. Ces maisons étant magnifiquement unies et s’il y avait entre elles quelque différence, c’est, comme à dit quelqu’un, que la Trappe avait plus de réputation et que Sept-Fons était plus austère. (Extrait de l’Histoire des Ordres religieux et de la vie des pères du désert d’Occident.)

 

[6] - Lorsque Benoît Joseph Labre était à Lorette où il allait chaque année, il portait toujours un paquet qui contenait tout ce qu’il possédait. Pendant le dernier séjour qu’il y fit, ayant laissé ce paquet dans la chambre où il couchait, il donna à la dame Sori dont il recevait l’hospitalité, le moyen de voir ce qu’il contenait. Elle n’y trouva que quelques chemises usées, des livres de piété, un bréviaire et une boîte de fer blanc dans laquelle il y avait, parmi des billets de confession, le certificat suivant :

Je soussigné, religieux cellérier de l’abbaye royale de ND de Saint-Lieu, dite Sept-Fons, certifie que Benoît Joseph Labre, etc. est arrivé dans le monastère le 28 octobre dernier, qu’il y a resté jusqu’à ce jour en qualité de novice de choeur, sous le nom de frère Urbain, qui s’y est toujours bien comporté et qu’il n’en sort aujourd’hui qu’à cause que sa santé ne lui permet pas de soutenir les austérités qui s’y pratiquent, ayant même été malade plus de deux mois. En foi de quoi, etc.

      F. Dominique cellérier

Dans une note qui se trouve sur le registre du noviciat on lit : « Il était pieux, obéissant, et laborieux. Il regrettait beaucoup la maison.  »

 

[7] - Acte de profession de dom Eugène, registre de Sept-Fons : 19 septembre 1762 Parmi les papiers de dom Eugène Huvelin, on a trouvé celui-ci :

Extrait des registres des vêtures et des professions de l’abbaye de Sept-Fons, municipalité de Diou sur Loire, district de Donjon, département de l’Allier, feuillet cinq du septième registre. « Le dix-neuvième jour de septembre 1762, François Désiré Huvelin, fils de François Désiré Huvelin et de défunte Martine Maugrey, natif de Jonvelle, en Franche-Comté, diocèse de Besançon, âgé de vingt ans et novice de choeur, sous le nom de frère Eugène, depuis le dix-sept septembre de l’année dernière, a fait profession entre les mains de nous frère Dorothée Jalloutz, abbé, en présence de toute la communauté et encore de maître Martin Duface, prêtre, abbé de Fongombaud, vicaire général de Langres et M. Jean Charles Durayon, prêtre, directeur des Missions Étrangères, témoin requis, lesquels ont signé avec nous, Eugène Huvelin et le secrétaire, frère Arsenne de la Bune.

Suivent les signatures

 

[8] - Si l’on était surpris de trouver  chez des personnages éminents de l’estime et du goût pour la vie monastique, c’est que l’on n’en comprendrait ni la sainteté, ni la grandeur. Il apparaît maintenant aux regards de la multitude, entièrement dépouillé de considération, parce qu’il n’est plus environné comme autrefois du prestige de la fortune. Les religieux ne sont plus aujourd’hui en mesure de procurer aux gens du monde qui visitent leurs monastères, les plaisirs qu’ils aimaient à leur offrir, quoique se les refusent à eux-mêmes. On ne voit plus dès lors dans les cloîtres que la pauvreté qu’on redoute, les humiliations dont on rougit, la ferveur dont on ne fait nul cas, les privations et les souffrances qu’on ne veut pas même connaître.

L’état religieux cependant, n’a pas cessé d’être encore aujourd’hui ce qu’il fut dans son origine, tel qu’il était, honoré et recherché par ces légions d’hommes et de vierges chrétiennes qui embrassaient avec joie ses pratiques. Que de vertus, que de talents sont venus s’ensevelir dans le cloître et combien aussi de personnages éminemment recommandables en ont été retirés quand l’Église réclamait leur édification et leurs lumières !

Ils ne se firent pas moins un devoir et un honneur, ces hommes ainsi arrachés de la solitude pour jeter dans l’Église de Dieu l’éclat de leur sainteté, non seulement de conserver l’esprit, mais de porter toujours les insignes de leur ancienne vocation, les uns sur le siège épiscopal, quelques autres aussi sur le trône pontifical. Des fils, des frères de rois préféraient l’humilité de la vie cénobitique à l’éclat qui les entourait et certes, il n’est pas difficile de découvrir les motifs de ce respect pour la vie religieuse. En la vénérant on croyait honorer Dieu lui-même. En s’y attachant on croyait contracter une alliance avec le Ciel. De là tant de louanges faites aux monastères, de là l’ardeur du plus grand nombre de ces familles qui, riches et puissantes selon le monde, plus fortunées encore et plus illustres par leur foi, consentaient volontiers un sacrifice de leurs enfants, lorsqu’ils voulaient n’appartenir qu’à Dieu en se dévouant à la vie monastique.

Il faut conclure de ces réflexions que si la vocation religieuse n’est plus aujourd’hui celle d’un grand nombre d’hommes, il n’est personne au moins qui ne doive apprécier ce qu’elle a de sublime, estimer heureux et dignes de respect ceux qui l’ont embrassée.

 

[9] - Cette nouvelle réforme s'est établie le dernier février 1764 au Val-Saint-Lieu, autrefois le Val-des-Choux, près Châtillon-sur-Seine. Voici en quoi consistait la différence entre la réforme de M. de Beaufort, en 1663 et celle de dom Jalloutz. Sous la première on chantait l'office, à commencer à prime et sous la seconde, on chantait aussi l'office de la nuit.

Sous la première, le temps destiné au travail n'était que de trois heures et il n'y avait jamais de travail extraordinaire. Celui du dehors consistait dans la culture du jardin et du potager. Sous la seconde réforme le travail durait quatre heures. En outre il n'y avait pas de semaine où il ne fallut, à certains jours, travailler sept ou huit heures, surtout en été. Ce travail consistait à faire la moisson, à faucher, à cuver la lessive, à creuser des fossés et des canaux, etc.

Sous la première réforme on mangeait à dix heures et demie quand ce n'était pas jeûne, à midi les jours de jeûne et à midi et demi en carême. On servait, avec la soupe, deux portions cuites, selon l'interprétation donnée à la règle de saint Benoît. Ces mets étaient aussi accommodés au beurre ou au lait ou à l'huile. Mais selon la dernière réforme, on mangeait à onze heure et quart les jours où ce n'était pas jeûne et de manière à sortir du réfectoire à midi, à trois heures les jours de jeûne et à quatre en carême. En outre, on ne servait qu'une portion après la soupe et du fruit à certains jours. La portion et la soupe étaient au sel et à l'eau, excepté les jours de pitance ou de certaines fêtes.

Au lieu de paillasses, on prit des nattes de paille cordelée. La dernière réforme prescrivait encore d'autres changements dont le détail serait trop long. J'ai indiqué les principaux. Ils suffisent pour en faire connaître la rigueur.

 

[10] - Comme la règle de saint Benoît est peu connue, je crois bien faire en indiquant ici l'ordre qu'elle prescrit pour les exercices et qu'on suivait très exactement à Sept-Fons où était admise l'inégalité des heures selon lesquelles se réglaient les anciens.

Cette note sera divisée pour les quatre saisons.

La règle de saint Benoît accorde sept heures de sommeil. Il se trouve 20 minutes de plus dans les plus longues nuits et 20 de moins dans les plus courtes.

4 heures sont destinées au travail. Elles sont en tout temps inégales. Il y a 2 heures de lecture. On destine une 1/2 heure à la récitation des petites heures, en comprenant dans cet office les intervalles entre les coups qu'on sonne suivant la Règle.

Après Pâques, lorsque la fête tombe le 22 mars, temps auquel les heures sont les mêmes : équinoxe.

Le temps de la messe se prend toujours sur la lecture et la règle n'en parle pas.

1 heure le lever, c’est-à-dire. après que la septième heure est entièrement passée et quand la huitième commence. Vigiles, puis intervalle,

Laudes au point du jour.

6 heures, prime au lever du soleil.

6 1/2, le travail qui dure 2 heures.

8 1/2 la fin du travail et tierce (passé*)

9 h Lecture pendant 2 heures.

11 h. ou un peu auparavant, (la règle dit quasi) secte et le dîner.

A midi juste, la fin du dîner (post sectam surgentes a mensa) puis la méridienne qui dure 1 h 1/2.

C'est ici la clé des heures de la règle.  Voici ce qu'on trouve dans les plus anciennes coutumes de Cluny : Majoris custodi ecclesiæ (le sacristain) est hoc unjunctum quasi pro legitimo sempiterno, ut ipso providente per totam cestatem, prostyniem prundium fuent perustem, tum primum sit media dies.

1 h. 1/2, fin de la méridienne et none.

2 h. le travail (usque ad decimam horam plenam) jusqu'à 4 heures.

4 h. vêpres et le souper, ensuite la lecture des Conférences à la clarté du jour.

Enfin complies et le coucher en même temps que le soleil, au moins lorsque pâques arrive vers le 20 avril et tout le reste de l'année.

 

• Autre équinoxe - Temps des jeûnes

Jusqu'à prime, comme au 22 mars.

6 h. 1/2 après prime, la lecture régulière qui dure deux heures bien pleines.

8 h. 1/2, fin de la lecture et tierce.

9 h. le travail qui dure 2 heures.

11 h. sexte.

11 h. 1/2 second travail jusqu'à 1 h. 1/2.

1 h. 1/2 none et le dîner à 2 heures qui est précisément l'heure de none.

3 h. Intervalle pour lire et étudier les psaumes.

4 h. vêpres et un petit intervalle (parvo intervallo).

La lecture qui précède complies à la clarté du jour, puis complies.

6 h. la retraite et cela pendant tout l'hiver.

            Solstice d'été.

Les heures du jour sont de 80 minutes et celles de la nuit de 40.

Toujours 4 heures de travail qui font 5 h 20 mn à nos horloges.

Minuit 40 minutes, le lever. Vigiles : un demi quart d'heures après, les laudes.

4 h. prime. On suppose que cette heure est celle du lever du soleil.

4 h 1/2 le travail qui dure 2 heures dont chacune est de 80 minutes.

7 h. 10 mn la fin du travail et tierce qui dure 30 minutes.

 7 h. 40 mn la lecture régulière qui doit durer 2 h. de 80 mn.

10 h 1/2 sexte qui dure une 1/2 heure.

11 h. selon nos horloges, le dîner qui finit à midi (post sextam  surgentes a mensa)

12 h. la méridienne qui dure 1 h. 1/2 (heure de 80 mn) ce qui conduit à deux heures.

2 heures le réveil et none.

2 h. 1/2 le travail qui dure 2 h. (de 80 mn) ou 2 h. 40 mn.

5 h 10 mn, la fin du travail, vêpres, le souper et la lecture des Conférences.

8 h. la retraite. On suppose que le soleil se couche à huit heures.

            Solstice d'hiver.

Les heures du jour sont de 40 minutes, celles de la nuit de 80, toujours 12 heures.

Le travail est de 2 heures 40 mn pour tout le jour.

1 h 20 mn le lever et vigiles, puis un long intervalle.

Les laudes doivent être dites de telle sorte qu'elles finissent au premier crépuscule.

7 h 1/2 prime qui doit finir à 8 h ou au lever du soleil.

8 h. la lecture régulière qui dure 2 h, chacune de 40 minutes.

9 h 20 mn tierce qui dure 30 mn, ce qui conduit à

9 h. 50 mn le travail pendant 2 h, de 40 mn chacune.

11 h 10 mn, la fin du premier travail et sexte qui dure 30 mn.

11 h. 40 le second travail, de même durée que celui du matin.

1 h. précise, la fin du second travail et none qui dure 30 minutes.

1 h. 1/2 le dîner et intervalle d'une 1/2 heure.

 3 h. vêpres, ensuite un petit intervalle puis la lecture d'avant complies à la clarté du jour, selon les paroles de la règle. Cap. 41 Omnis tempore … hora sic temperetur, ut cum luce fiant omnia. Et ces autres des Us : cap. 114, de sacrista " Si ud collationem sume, suerint, inse …………

6 h. Complies et le coucher.


Pour atteindre ces six heures, sont venues dans l'Ordre ces longues pauses dans la psalmodie des complies, le Salve Regina d'un 1/4 d'heure. Il paraît que saint Benoît avait un assez long intervalle entre complies et le coucher. C'est de là qu'est venu la loi si rigoureuse du silence de cette heure.

On voit par ce tableau combien se sont trompés ceux qui mettent 6 ou 7 h. de travail dans la règle. On ne croit pas qu'il soit possible de les y trouver sans être en contradiction avec quelques passages de la règle que l'on vient de citer. Aussi dom Calmet dit que M. de Vert travailla vingt ans à faire un commentaire sur la règle et qu'il n'a pu venir à bout de terminer son ouvrage. Pourquoi cela ? Parce que M. de Vert prétendait que la règle veut qu'on commence à dîner à midi et qu'il met la fin de la méridienne à 1 h. 1/2. Où trouver le sommeil de 7 h. qu'il accorde lui-même dans les courtes nuits d'été, en se couchant à 8 h et se levant presque à minuit, pour être en mesure de dire laudes au point du jour ?

On sent que des notes aussi succinctes que celles-ci doivent nécessairement laisser quelque chose à désirer.

Après diverses considérations sur la conduite à tenir pendant les maladies, tant par les malades que par les supérieurs et qui toutes aboutissent à des décisions d’une extrême sévérité en ce qui concerne les médecines et l’usage des remèdes, l’abbé de Rancé établit cette question qui est la sixième : Que faut-il enfin répondre à ceux qui regardent comme une chose blâmable d’embrasser des austérités qui abrègent la vie ?

[De la Sainteté et des devoirs de la vie monastique, tome second, 1683, chapitre XXII de la patience dans les infirmités et les maladies, Question VI : Que faut-il répondre à ceux qui regardent comme une chose blâmable d’embrasser des austérités qui abrègent la vie ? Ont-ils pour cela quelque fondement légitime ? P. 471-482]

Je vais parcourir succinctement ses réponses sans néanmoins altérer la force des raisons sur lesquelles il appuie son opinion.

Premièrement - Pour condamner, dit l’abbé de Rancé, les austérités des réformés, il faudrait porter le même jugement contre une foule innombrable de saints qui le sont devenus par des austérités plus grandes encore que celles des religieux de notre époque. Or peut-on accuser de témérité et faire censurer des hommes dont Dieu lui-même a consommé la sainteté ? Ils ont préféré la pureté de leur âme et de leur corps à la durée de leur existence. Mais ils avaient appris de JC qu’il faut haïr son âme pour la sauver et ils croyaient faire un usage louable de leur vie en la perdant pour la gloire de Dieu et pour leur salut, par le martyre de la pénitence.

Secondement - Combien de conditions dans le monde sujettes aux mêmes inconvénients que celle des solitaires et qu’on ne saurait condamner sans être taxé d’extravagance ? Ces gens, par exemple, dont le métier est de travailler dans les mines, d’en tirer les métaux et les minéraux, de les fondre, et sans aller plus loin, parmi nous, ceux qui forgent le fer et sont continuellement au milieu du fer, qui ne cesse de consommer en eux cet humide radical qui est le principe de la vie. Et cependant personne ne les condamne. Il en est de même des hommes de lettres, des avocats et des missionnaires qui sentent bien leurs forces s’épuiser par suite de leurs fatigues d’esprit. Personne ne s’avise cependant de leur en faire un scrupule de conscience. Que dire surtout de ceux qui embrassent la profession des armes ? Sans parler des périls qu’ils courent dans les combats sur terre et sur mer, que d’autres assujettissement et de travaux dans cet état : les injures de l’air, les ardeurs de l’été, les rigueurs des hivers, les extrémités de la faim et de la soif, les nuits passées au vent, à la pluie, à la neige, souvent sans autre lit que la terre et la boue, voilà leurs souffrances, tellement qu’ils y périssent par milliers. Cependant leur fait-on un crime d’être soldats ?

Si l’on peut donc, sans blesser sa conscience, entrer dans les emplois du monde dont les exercices conduisent à la mort par des nécessités presque certaines, à plus forte raison il sera permis à des chrétiens d’embrasser des austérités volontaires pour honorer la croix de JC et réprimer les sens et les passions. Ne serait-il pas bien injuste de traiter d’imprudence et de témérité ce qui est l’effet d’un discernement plein de foi ?

Troisièmement - Dieu  lui-même a pris soin de justifier la conduite de ses serviteurs qui se livraient aux plus rigides excès de la pénitence. Il en est qui les ont portés si loin qu’ils n’auraient pu, sans miracle, échapper à une mort prompte. Qu’on lise la vie des pères du désert, on en sera convaincu. Ainsi, passer le carême entier sans manger, ne faire usage que d’herbe sauvage, se priver de pain et d’eau, passer debout toutes les nuits, demeurer en plein air sur la cime des rochers, sans couverture et sans abri, voilà ce que des saints ont pratiqué. Cependant ils parvinrent à une extrême vieillesse. En outre, Dieu les a rendus puissants en prodiges et ils ont paru sur la terre comme les maîtres souverains de la nature.

Quatrièmement - Personne n’oserait soutenir que la règle de saint Benoît ne soit de nature à abréger la vie de ceux qui la pratiquent telle qu’elle est. Cette succession nullement interrompue des occupations du corps et de l’esprit, sans distraction et sans relâche, est bien certainement au-dessus des forces de la nature humaine. L’Église approuve cependant ceux qui suivent cette règle et malgré sa rigueur, elle s’est répandue dans tout l’Occident avec une inexprimable fécondité.

Cinquièmement - Ces rigueurs des solitaires causent de grands biens dans l’Église et saint Charles en était convaincu, lui qui ayant entrepris des austérités qui ruinaient sa santé, ne consentit à des mitigations que par obéissance au souverain Pontife et témoignait n’avoir aucune inquiétude en mourant par suite de sa pénitence volontaire.

Enfin, dans le livre des Éclaircissements…, l’abbé de Rancé ajoute ces réflexions qui résument sa pensée tout entière, savoir que la vie qu’il prescrit peut faire, sans doute, sur les corps et sur les esprits des impressions fâcheuses, rendre la vie plus courte et la mort des religieux plus fréquente, mais qu’il ne serait pas juste d’abolir les saintes pratiques des solitaires sous prétexte de multiplier leurs jours. La raison qu’il apporte est que leur pénitence a pour but leur propre sanctification, l’édification de l’Église et la gloire de JC, et qu’il faudrait n’avoir ni la foi ni l’espérance des biens futurs pour ruiner une institution dont les fins sont si relevées, dans la seule intention de … quelques instants d’une vie qui ne doit être considérée que comme une vapeur.

Voilà, fort en agrégé quels sont les arguments de l’abbé de Rancé pour démontrer qu’il est permis d’embrasser des austérités qui abrègent la vie, qu’un supérieur pourrait, en cas de nécessité seulement, accorder des dispenses individuelles, mais qu’il n’aurait jamais le droit de recourir à des mitigations générales qui ôteraient aux règles établies quelque chose de leur austérité.

Ces raisonnements du reste sont fort habilement développés dans le livre Des Devoirs et de la Sainteté de la Vie monastique et celui des Éclaircissements… qu’il composa pour venger le premier.

 

[11] - Cette expression nonne est un titre respectueux que saint Benoît, au chapitre 63 de sa règle, oblige les plus jeunes religieux à donner aux anciens. Il signifie révérence paternelle et équivaut à peu près, pour le sens, à celui de domnus ou dominus qui veut dire ou maître ou seigneur. On donne cette qualification aux personnes qui excellent en vertu ou par leur dignité. L’expression de dom employée en parlant d’un religieux, n’a pas un autre sens que celle de nonne et dans les constitutions du Mont-Cassin, il est ordonné d’appeler ainsi tous les moines.


[12] - Ce fut sur l’indication de M. de Durfort, alors archevêque de Besançon que dom Augustin de Lestrange alla chercher un asile à la Valsainte en Suisse et c’était une ancienne chartreuse depuis longtemps inhabitée. Il y fonda un établissement considérable et qui devint le chef-lieu des autres maisons de son Ordre. Une nombreuse jeunesse y recevait gratuitement une éducation qui, sous tous les rapports, était d’un avantage immenses pour les familles et le gouvernement du pays. Il fut néanmoins supprimé en 1811 par le grand Conseil de Fribourg. Cette résolution dictée en quelque sorte par l’empereur Napoléon irrité des rapports qui existaient entre le pape Pie VII alors prisonnier à Savonne et dom Augustin de Lestrange qui avait eu l’honneur d’être reçu plusieurs fois par l’auguste captif. Ce fut là le principal motif pour lequel il ne voulut pas laisser subsister plus longtemps l’Ordre des Trappistes. Le petit Conseil de Fribourg, chargé de la puissance exécutive de ce canton, fut forcé de leur ordonner de quitter les cantons helvétiques, ce qu’ils firent dès le commencement de l’année suivante.

Cette note était nécessaire à l’intelligence de divers détails sans lesquels je dois entrer en terminant cet ouvrage.

 

[13] - Extrait du procès-verbal de la visite faite par la municipalité de Villiers-le-Duc [21400] au monastère du Val-Saint-Lieu, les 11 et 12 du mois de janvier 1791 :

"Le procureur du monastère, religieux connu par sa délicatesse et officier depuis plus de vingt ans, nous a déclaré publiquement que dans l'administration des biens de sa maison, il avait opéré par économie et par industrie quelques bénéfices destinés aux besoins urgents du monastère en général et à ceux de tous ses membres en particulier, ces bénéfices procédant en partie des travaux manuels, de quelques retranchements faits sur la nourriture et la boisson des religieux , etc. "

Ils firent en suite de cette déclaration, une remise dont le montant fut distribué à la communauté. Le calice donné à dom Eugène était d'une valeur matérielle de 150 francs et l'ouvrage en six volumes était le dictionnaire de Moreri.

 

[14] - L’abbé de Sept-Fons, après la dissolution de sa communauté disparut dans le tourbillon qui emporta loin de la France tous les ecclésiastiques qui ne voulurent pas trahir l’Église et abjurer la foi. Des relations se rétablirent entre lui et Eugène Huvelin dès que le feu de la persécution fut éteint. Celui-ci ne sut jamais au fond ce qu’il était devenu pendant les jours les plus mauvais. Il n’ignora pas toutefois qu’il avait fait des démarches sous l’empire pur être admis parmi les religieux du Mont-Valérien, mais il n’avait pas réussi. Il parut en 1816 une brochure portant pour nom d’auteur celui du comte de Salmard-Montfort, sans addition d’aucun autre titre. L’ancien abbé de Sept-Fons l’envoya comme souvenir à l’ancien procureur de son monastère. L’auteur, comme il le dit dans son avertissement, crut faire une chose utile en composant ce livre à la suite d’une révolution basée sur l’oubli de tous les principes en général et à la faveur de laquelle une philosophie nouvelle avait tout tenté pour se mettre à la place de celle qui est éternelle et indestructible. Il y traite successivement De la divinité, de l’homme et des différentes religions. Tel est le titre de ce livre écrit avec netteté et même avec un certain éclat de style dans les endroits principalement où il exalte l’Église catholique au-dessus de tous les cultes. On ne saurait l’accuser d’intolérance car si l’Église romaine est à ses yeux la seule où l’on puisse se sauver, il admet que les protestants, à très peu d’exceptions près, sont dans une ignorance invincible et une bonne foi qui doit les faire regarder comme appartenant non au corps mais à l’âme de l’Église et par conséquent dans des dispositions où ils peuvent se sauver. Il témoigne au reste un vif désir de voir s’opérer leur réunion à l’Église romaine. A l’exception de quelques systèmes sur la création des anges et de l’homme et d’idées arbitraires sur la fin prochaine du monde, tout est, dans cet écrit, décisif en ce qui regarde la religion et traité selon la plus pure doctrine. On serait étonné si l’on ne savait pas que l’agriculture faisait partie des travaux des religieux à Sept-Fons, de trouver à la fin de ce livre un pompeux et poétique éloge de cet art et des laboureurs et où sont mises en scène les déesses qui, chez les païens, présidaient aux saisons. Mais après tout, Fénelon était un très pieux archevêque et cependant on n’oserait lui reprocher d’avoir composé Télémaque.

 

[15] - En présence d’une vie si éminemment évangélique que celle d’Eugène Huvelin, il serait difficile de ne pas admirer jusqu’à quel point de perfection le caractère sacerdotal élève l’homme qui en comprend toute la dignité. Il n’en fait pas seulement l’homme du Très-Haut, mais encore celui de la société en faveur de laquelle il est le canal par où lui affluent tous les biens. Qu’on envisage le prêtre catholique dans ses rapports sociaux ou qu’on le considère dans l’exercice de ses saintes fonctions, on le voit remplissant envers tous, depuis le berceau jusqu’au tombeau, des devoirs qui sont ceux de la charité. Combien de reproches lui sont cependant intentés !