Saint Pierre de Tarentaise par Brultey — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Saint Pierre de Tarentaise par Brultey

Par H. Brultey, curé de Cirey-lès-Bellevaux - 1874

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Saint Pierre de Tarentaise
ses miracles, ses reliques, son culte

par H. Brultey, curé de Cirey-lès-Bellevaux – Besançon, 1874 (p. 42-83)

 

 

[Pierre, l’archevêque de Tarentaise avait été envoyé en Normandie par le pape pour une mission de réconciliation. Par son entremise] les rois de France et d'Angleterre se rapprochaient et avaient promis de se rencontrer à Amboise, le 29 septembre suivant, pour signer l'acte de leur réconciliation définitive. Pierre pouvait donc retourner en Savoie et ne plus s’occuper que de l'administration de son diocèse, mais les religieux de Bellevaux désiraient le voir, le consulter et l'attendaient avec une pieuse impatience. Il céda à leurs prières et prit le chemin de cette abbaye. La tradition rapporte que lorsqu'il eut traversé Chambornay, la fièvre l'obligea à descendre de cheval et à tremper ses lèvres brûlantes dans la petite fontaine qui coule sous le chemin, au pied de la côte et qu'une modeste croix de bois vermoulu signale à la dévotion des passants, comme sanctifiée par son contact et possédant la vertu d'opérer des guérisons miraculeuses. Quoi qu'il en soit, si cette eau limpide étancha sa soif pour un instant, elle ne put arrêter les progrès du mal dont il était atteint et qui le consumait, car il n'eut pas plutôt franchi le seuil du monastère, qu'empruntant les paroles du prophète, il s'écria : « C'est ici, le lieu de mon repos ; le Seigneur a exaucé mes voeux ; il a mis fin à mon pèlerinage, et je resterai dans la maison de mes frères, où j'ai choisi ma demeure. »

Croix de Bellevaux au pied de laquelle une source jaillit. Selon la tradition, Pierre de Tarentaise, malade s'y serait désaltéré
avant d'arriver à l'abbaye de Bellevaux et d'y mourir.

Partagés entre la joie de le recevoir et la crainte de le perdre presque aussitôt, les moines l'accueillirent avec tous les égards dus à sa dignité et l'empressement réclamé par son état, ils l'entourèrent de leurs attentions les plus délicates et lui prodiguèrent les soins les plus habiles. Mais les macérations, les pénitences, les courses évangéliques, les préoccupations d'esprit, les émotions du coeur et par-dessus tout les ans, avaient usé ses forces et ni l'art ni l'amitié ne réussirent à trouver des secours pour raffermir son corps débilité. Le danger grandissait avec les minutes et le malade, sentant venir sa fin prochaine, offrit à Dieu le sacrifice de sa vie, commença à sortir du temps et à entrer dans son éternité, par la force de ses désirs. « Quelle prédication éloquente dans ses derniers moments » s'écrie l'un de ses panégyristes ! Les plus vives douleurs ne peuvent altérer la sérénité de son front ni la douceur de ses paroles. Il reçoit avec une piété angélique les secours de cette religion sainte dont il a été si longtemps la gloire et le soutien. Ses yeux, à demi fermés, s'attachent avec amour sur l'image du Dieu rédempteur, sa langue déjà refroidie, murmure par un suprême effort, les aspirations et les soupirs des prophètes. Les pleurs que l'on répand autour de lui le réjouissent au lieu de l'attrister, parce qu'ils lui annoncent que son heure est venue. Il console ses frères, les bénit, et meurt doucement au milieu de leurs larmes et de leurs prières, le huit du mois de mai de l'année 1174, à l'âge de soixante-treize ans, dont vingt ont été passés dans le monde, dix à l’abbaye de Bonnevaux, autant à celle de Tamié et trente-trois sur le siège archiépiscopal de Tarentaise.

Son corps demeura exposé pendant trois jours, pour satisfaire la dévotion des nombreux fidèles que sa haute réputation de sainteté attirait autour de ses restes mortels, ensuite il fut inhumé par l'archevêque de Besançon, assisté de quelques évêques et de plusieurs abbés cisterciens, dans une chapelle de l'église de Bellevaux, au pied d'un autel dédié à Notre Dame. Une pierre plate sans ornement indiqua le lieu de sa sépulture: on ignore ce qu'elle est devenue, mais voici l'inscription qu'elle portait:

Stirpe Viennensis, fuit abbas Stamediensis,
Maximus alpensis praesul Tarentasiensis.
Anno Milleno centeno septuageno
Quarto transivit, ad coelos Petrus ivit
.

Plus tard un versificateur français a traduit cette épitaphe comme il suit :

Pierre a reçu le jour à Vienne en Dauphiné.
Du couvent de Tamié dont il était abbé,
Par ordre de ses chefs, il vint à Tarentaise,
Pour paître en bon pasteur cet alpestre diocèse.
A mil un cent septante ajoutez deux fois deux,
Et vous saurez le temps de son passage au cieux.

 

La mort de l'illustre archevêque émut profondément les catholiques, qui, privés de l'appui d'un homme si puissant en oeuvres et en paroles, craignirent de voir le schisme relever la tête et  porter de nouveau le ravage dans la vigne du Seigneur. Mais les habitants de la Tarentaise surtout étaient inconsolables. La chaumière du pauvre, comme le palais des grands retentissaient des plaintes les plus lamentables et chez tous, à la douleur d'avoir perdu un pasteur si plein de zèle, un père si rempli de tendresse, se joignait le regret de voir ses dépouilles demeurer sur une terre étrangère. C'eût été pour les habitants de Tarentaise une bien douce consolation de posséder au milieu d'eux la dépouille bénie de celui qui les avait si longtemps réchauffés du feu de sa charité, nourris du pain de sa parole et qui, comme le divin Maître, instruisant et agissant tout à la fois, marchait devant eux dans les sentiers de la perfection, les guidait au port du salut. Aussi le clergé de la ville de Moûtiers (2) s'empressa-t-il de courir à Bellevaux et par les plus vives instances de réclamer le corps du bienheureux Pontife. Ce fut en vain, les moines répondirent que l'arbre devait rester au lieu même où il était tombé et que pour rien au monde ils ne se dessaisiraient de ce précieux trésor.

 

Les chanoines de Moûtiers ne perdirent pas courage, ils écrivirent au Souverain Pontife et portèrent leurs plaintes à ce tribunal suprême. Hélas ! contre leur attente, ils eurent la douleur de voir le Saint-Siège repousser leur demande. Par une bulle datée du palais de Latran, le quatre des ides de juillet (12 juillet) et dont une copie est adressée à Bernard, abbé de Bellevaux, le pape Alexandre III tranche la question en ces termes :

« Comme Pierre archevêque de Tarentaise sentant venir sa fin a formellement prescrit de l'enterrer dans l'église du monastère où il mourrait ; qu'il est décédé entre vos bras, au retour d'une mission dont nous l'avions chargé nous-même et que vous lui avez accordé la sépulture avec les honneurs dus à un profès de votre Ordre, Nous voulons que son corps reste parmi vous et Nous défendons, en vertu de notre autorité apostolique, de le transférer autre part. Si jamais quelqu'un avait la témérité de braver notre défense, nous le prévenons, encourrait la disgrâce du Tout-Puissant, avec celle des saints Apôtres Pierre et Paul. » (3)

Cette décision du Saint-Siège porta à son comble la douleur du peuple de la Tarentaise. Il eut tant aimé voir la dépouille bénie de son pasteur rentrer dans l'église dont il avait été si longtemps le glorieux et bien-aimé époux. Les miracles cependant se multipliaient à Bellevaux. De toutes parts les foules accouraient au tombeau du Saint et toujours elles voyaient leurs prières exaucées. Presque chaque jour les religieux avaient de nouvelles guérisons à enregistrer. Comme la plupart de ces faits, du moins ceux qui ont eu lieu les premières années après la mort du saint se trouvent rapportés au livre II de sa Vie [par Geoffroy d’Hautecombe], nous les passerons ici sous silence pour éviter les répétitions. Aussi le clergé de Tarentaise s'empressa-t-il de courir à Bellevaux pour réclamer le corps du défunt; mais il lui fut répondu par les moines que l'arbre devait rester au lieu même où il était tombé.

Cependant tant de prodiges semblaient à tous une preuve évidente que Dieu avait admis dans son repos éternel son fidèle serviteur. Aussi, bientôt songea-t-on à solliciter pour lui les honneurs de la canonisation. Consignées par Montfaucon, dans l'incomparable ouvrage des Manuscrits, sous le n° d'ordre 1917 de la bibliothèque du Vatican, les pièces relatives à cette canonisation ont été rapportées tout au long par les Bollandistes, à la suite de la Vie du Saint. En voici une brève analyse. On verra qu'il est peu d'histoires démontrées aussi légalement et qui soient aussi authentiques que celle de notre Saint.

Et d'abord, il appartenait à l'Ordre qui avait reçu Pierre dans son sein, qui l'avait formé à la perfection et mis pour ainsi dire, à même d'acquérir cette sainteté dont l'éclat rejaillissait maintenant sur ses frères il appartenait dis-je, à l'Ordre de Cîteaux d'être le premier à solliciter pour l'illustre défunt l'honneur des autels. Il le comprit, aussi voyons-nous le Chapitre Général assemblé à Cîteaux, adresser au pape Alexandre III, peu de temps après la mort du Saint, une supplique par laquelle l'Ordre entier demande instamment que l'archevêque de Tarentaise soit inscrit au nombre des Saints. Appuyés sur ses héroïques vertus et sur les nombreux miracles qu'il n'a cessé d'opérer pendant sa vie et après sa mort, ils espèrent bientôt voir sur les autels celui qu'ils regardent comme une des plus éclatantes lumières de l'Ordre.

Henri VII, roi de France, écrit de son côté pour appuyer cette demande du Chapitre général. Le souvenir du grand abbé de Clairvaux, des éminents services qu'il lui avait rendus, était encore vivant dans le coeur de ce prince et sans doute il dut se trouver heureux de payer à la mémoire de Bernard un juste tribut de reconnaissance, en contribuant à l'exaltation d'un de ses disciples.

Henri, abbé de Morimond, adressa sa supplique à part, soit parce que Bellevaux où repose la dépouille mortelle de Pierre est de la filiation de Morimond soit parce que lui-même avait éprouvé la puissance du serviteur de Dieu.

Alexandre, lorsqu'il reçut ces lettres venait d'ouvrir le troisième Concile général de Latran. Dan s leur tendresse filiale, les Savoisiens (1), au lieu de renoncer à leur projet crurent devoir porter leur plaine au tribunal du Saint-Siège. Par une bulle datée du palais de Latran, du quatre des ides de juillet, et dont une copie fut adressée à Bernard, abbé de Bellevaux, le pape Alexandre III trancha la question en ces termes

Comme Pierre, archevêque de Tarentaise, sentant venir sa fin, a formellement prescrit de l'enterrer dans l'église du monastère où il mourrait, qu'il est décédé entre vos bras, au retour d'une mission dont nous l'avions chargé nous-même et que tous lui avez accordé la sépulture avec les honneurs dus au profès de votre ordre, nous voulons que son corps reste parmi vous, et nous défendons fendons, en vertu de notre autorité apostolique de le transférer autre part. Si jamais quelqu'un avait la témérité de braver notre défense, nous le prévenons qu'il encourrait la disgrâce du Tout-Puissant, avec celle des saints apôtres Pierre et Paul. »

Le saint multiplia dès lors tellement les guérisons merveilleuses qu'il ne se passa presque plus de jours sans que les religieux de Bellevaux n'en eussent quelques-unes à enregistrer. Ils durent commencer par celle d'un frère convers. Cet homme était affligé d'une migraine si violente qu'il ne pouvait s'appliquer à aucun travail. S'étant avisé d'appuyer son front sur la mitre miraculeuse, il sentit son 'mal disparaître pour ne plus revenir. Une femme sourde, de Cromary, eut recours au même expédient et ses oreilles fermées s'ouvrirent, à son grand étonnement. Une dame de Besançon fut aussi délivrée d'une fièvre quarte pour avoir appliqué sur son corps nue parcelle des vêtements du saint archevêque. Un homme de Villars, dont le fils expirait, implora la protection de saint Pierre de Tarentaise, et le moribond, subitement rendu à la vie, demanda à être conduit au tombeau de son bienfaiteur. Un malade, privé de l'ouïe, s'y fit transporter depuis Nancy et obtint sa guérison. Une femme de Lusans y apporta un enfant muet, dont la langue se délia aussitôt qu'il fut en face de l'autel. Un garçon de Mézières, atteint d'une maladie nerveuse des plus fatigantes, y fut amené par ses parents et lorsqu'il s'en retourna, il était parfaitement calme. Un vieil aveugle toucha cette pierre mystérieuse et connut le bienfait de la lumière. Un possédé s'y colla avec amour et le démon s'enfuit, Une femme de Chambornay, privée de l'usage de ses deux mains, sentit ses doigts se redresser et devenir souples auprès des saintes reliques. L'abbé de Calsem en Suisse, rendit la vue à une pieuse dame en plaçant sur ses yeux un petit morceau de la coule du thaumaturge, et le prieur de Frinceperg rappela un moribond des portes du tombeau par le même moyen. Des épileptiques de Dijon, Jussey, la Chapelle-lez-Luxeuil, accoururent à Bellevaux et furent délivrés de cette cruelle maladie. Enfin, des paralytiques de Chaudefontaine, Vercel, Pin-l'Emagny, recouvrèrent le mouvement dans l'église du monastère.

Tant de prodiges étaient la preuve indubitable que le pieux archevêque s'était endormi dans le Seigneur et reposait avec Lazare dans le sein d'Abraham. C'est pourquoi le chapitre de Cîteaux se crut eh droit de solliciter pour lui les honneurs de la canonisation. Le roi de France, - Louis VII, voulut bien s'associer au voeu des vénérables Pères; mais le pape Alexandre III, qui, après vingt ans de luttes, de persécutions et d'exil, aurait pu se reposer dans son triomphe, venait d'ouvrir le troisième concile de Latran, et prenait une part active aux travaux de cette pieuses assemblée. Il songeait néanmoins à examiner la demande la mort l'enleva le 30 août 1181.

Lorsque, trois mois plus tard, Ubald Allucengoli lui eut succédé sous le titre de Lucius III, l'Ordre de Cîteaux envoya à Rome les abbés de Bellevaux et d’Hautecombe et les chargea de mettre sous les yeux de Sa Sainteté tout ce qui avait été fait. Le Pape donna sur-le-champ un bref dans lequel il déclare avoir favorablement accueilli ces abbés et l'objet de leur demande ; puis il ordonne que la vie du Saint ainsi que ses miracles soient mis par écrit afin que le jugement de l'Église qui interviendra repose sur des preuves authentiques et que Dieu soit encore glorifié par la publication qui en sera faite en temps convenable.

Obéissant à ce bref, Pierre, évêque élu d'Arras et autre Pierre, abbé de Clairvaux, prient leur vénérable ami, Geoffroy abbé d'Hautecombe, de vouloir bien écrire la Vie du Saint, d'après ce qu’il en sait lui-même et d'après les dépositions de témoins dignes de foi. Nul plus que Geoffroy n'était propre à remplir cette mission. Il avait vécu dans l'intimité de l'archevêque de Tarentaise et bien souvent l'avait accompagné dans ses voyages. La vie écrite par l'abbé d'Hautecombe ne parvint pas au pape régnant. Pendant insistèrent auprès du nouveau pontife, qui prit leur demande en considération et donna commission à Pierre, abbé de Cîteaux e Pierre, abbé de Clairvaux, de faire rédiger la vie du thaumaturge, pour que cet écrit servît de base an procès. Les délégués du pontife romain jetèrent les yeux sur Geoffroi, abbé d'Hautecombe, qui avait été le disciple, l'infime ami et le compagnon habituel de voyage du glorieux archevêque. Personne ne convenait effectivement mieux que lui pour ce travail ; aussi voulut-il bien s'en charger, et tandis qu'il s'en occupait, Lucius III le pape régnant descendit dans la tombe. Ce fut son successeur, Urbain III qui la reçut en 1185, accompagnée d'une supplique du Chapitre général de Cîteaux. Urbain commença l'instruction que la mort ne lui laissa pas le temps d'achever. Grégoire VIII poursuivit la cause, mais ce fut Clément III qui couronna cette oeuvre. À son avènement, la continua, et enfin le six des ides de mai (14 avril) 1191, il déclara solennellement que le nom de Pierre de Tarentaise était inscrit au catalogue des saints reconnus par l'Église et il fixa la fête au 14 septembre, jour choisi pour l'inhumation de ses précieux restes.

Une bulle fit connaître cette décision du Saint-Siège à tous les prélats du monde catholique, mais des copies spéciales furent adressées aux archevêques de Besançon et de Tarentaise, à l'évêque d'Arras, à l'abbé de Morimond et au convent de Bellevaux. Le pape disait aux religieux de ce monastère: «Puisque la divine Providence vous a accordé la faveur insigne de posséder dans votre maison le corps précieux du-saint-prélats-nous vous avertissons et nous vous exhortons, dans toute l'effusion de notre coeur, de vénérer sa mémoire et d'imiter sa vie avec une telle unanimité de sentiments, que ce culte devienne un jour pour vous le titre même de votre gloire éternelle. Plaise à Dieu que l'on reconnaisse en vous la racine et le suc dont vous êtes nourris ! Que les fruits soient toujours dignes de l'arbre et les enfants de leur père ! »

Des recommandations si pressantes et venues de si haut enflammèrent le zèle des cénobites qui pour solenniser dignement la translation des saintes reliques, ne craignirent pas d'employer toutes les ressources qu'ils possédaient. La cérémonie se fit au milieu d'un immense concours de prêtres, de religieux, de nobles, de bourgeois et de paysans, sous la présidence d'Étienne de Bourgogne, archevêque de Besançon, assisté des abbés de Cîteaux, Clairvaux, Morimond et d’autres prélats cisterciens. Elle se termina par un banquet après lequel on distribua aux pauvres de riches aumônes et les personnes du sexe obtinrent la permission d'entrer dans l'église conventuelle. Mais le Chapitre général de l'Ordre ne pardonna pas cette infraction à la règle, il condamna l'abbé de Bellevaux à confesser dix fois sa faiblesse, en présence de la communauté réunie et à passer un jour au pain et à l'eau. Les religieux, au contraire, en furent quittes pour un jeûne au pain sec et une discipline qu'ils durent se donner chacun en son particulier.

Le corps saint que n'avaient pas touché les vers fut enfermé dans un sarcophage de pierre polie, orné d'arabesques d'or, au milieu desquelles on lisait cette devise qui résume en deux mots la vie du thaumaturge : Miraculum orbis ; miracle du monde. Ce monument fut placé sur deux piédestaux, derrière l'autel principal, sous le grand vitrail absidiaire de l'église. Nous dirons encore que les moines conservaient religieusement dans une boîte d'airain, la mitre de saint Pierre, ses gants en filet, sa croix pectorale, son lodier, une clef symbolique qu'il avait reçue du pape et deux de ses ceintures, l'une de couleur violette et l'autre rouge.

Plus tard les moines cisterciens et les habitants de la Tarentaise finirent par obtenir une partie des précieux restes du saint. L'abbaye de Cîteaux eut pour sa part un bras entier et la Savoie seulement une main. Sans doute aussi, dans le but de satisfaire la dévotion des fidèles, la tête du pontife fut détachée du corps et enchâssée dans un buste d'évêque en argent, pour être spécialement exposée à la vénération publique dans l'église de Bellevaux.

Alors commença le culte du glorieux archevêque dont la fête fut transférée au huit mai dès l'année 1196, par ordre de la cour pontificale. On observa cette prescription en France, en Belgique, en Allemagne, en Bohème, en Savoie et surtout avec une piété particulière dans le diocèse de Besançon. Toutefois les pères de Bellevaux continuèrent à célébrer les deux fêtes sous le rite le plus solennel, parce que les pèlerins avaient déjà contracté l'habitude de venir passer la journée du 14 septembre à l'abbaye, où par privilège apostolique, il leur était permis de se confesser et de recevoir la sainte communion.

Désireux de leur procurer d'autres encouragements, les moines profitèrent de l'avènement de Clément IV au souverain pontificat en 1265, pour faire attacher des indulgences à la visite des reliques du saint et le pape en accorda une de 40 jours. Mais les religieux, ne la trouvant pas suffisante, revinrent à la charge et supplièrent le pontife de vouloir bien étendre la concession. Nicolas IV déclara, dans une bulle de l'année 1289 que tous les fidèles contrits et confessés qui visiteraient l'église abbatiale aux jours de fête de saint Bernard ou de saint Pierre de Tarentaise, ou de l'Annonciation, ou de la Purification, ou de la Visitation de la sainte Vierge et même pendant l'octave de l'une de ces solennités, obtiendraient la décharge d'un an et d'une quarantaine de leur pénitence.

On comprend qu'à une époque de foi, de tels avantages spirituels devaient faire affluer les pèlerins au monastère. Mais ce n'était pas assez pour la piété des chrétiens du moyen-âge de venir gagner des indulgences près des reliques des saints, ils tenaient à honneur d'attendre la résurrection à l'ombre de leurs sépulcres et souvent payaient fort cher cette faveur. Les offrandes faites dans ce but à l'abbaye de Bellevaux furent une des principales sources de son immense dotation. Cet établissement avait obtenu du pape Lucius III, depuis 1185 la permission d'inhumer dans son église ou dans ses cloîtres, non seulement les fondateurs du couvent, mais toutes les personnes qui consentiraient à lui faire des donations importantes.

Parmi la foule de personnages qui achetèrent le droit de dormir sous la garde de saint Pierre et des religieux, au doux murmure de la psalmodie, nous citerons : trois archevêques de Besançon : Girard, Nicolas et Eudes de Rougemont, Pierre d'Arguel que notre saint avait tenu sur les fonts du baptême et à qui il avait légué la vigueur de sa foi Antoine d'Arguel, frère du précédent et non moins distingué que lui par ses vertus ; Thiébaud, Odon et Agnès de Sicombe, dont les descendants continuèrent à enrichir les monastères francs-comtois Perrin, Paratte et dame Bourgogne de Sorans, dont le noble sang circule encore dans les veines d'une postérité bienfaisante Jean, Othon et Odon de la Roche-sur-l'Ognon dont l'histoire a enregistré les hauts-faits ; Isabelle de la Roche, épouse de Richard de Dampierre-sur-Salon ; Marguerite de la Roche, femme d'Amey, sire de Velle-le-Châtel et Jeanne de la Roche dame de Gesans ; Jean, Thiébaud, Humbert, Guillaume, Théodore, Guy et Isabelle de cette pieuse famille des Rougemont qui a combattu dans les croisades et nous a donné trois archevêques ; Guillaume de Châtillon, gardien du monastère, qui le couvrit souvent de sa vaillante épée ; Hugues et Philippe de Vellefaux, si connus par leurs prouesses, et Mahuis de Vellefaux, fille de Hugues ; Jean, Pierre, Hugues, Marguerite et Alice de Montmartin qui semblaient déjà pressentir que leur manoir deviendrait un couvent ; Guillaume de Vienne, sire de Roulans, Jean de Vienne, le brillant amiral qui donna sa vie pour son Dieu dans les champs de Nicopolis et Jeanne de Vienne, leur sœur ; Jean et Girard de Bourgogne parents des comtes de ce nom ; Jean de Malley, Jacques d'Avilley et Renaud de They, en leur vivant chevaliers honorables, Simon de Quincy, bouteillier du duc de Bourgogne ; Jean de Montferrand ; Henri et Renaud de Lanans ; Guillaume et Jacques-Antoine de Grammont dont l'arrière-petit-neveu mérite d'être appelé le père des pauvres ; Héluis de Dampierre, épouse de Hugues de Montmartin ; Marguerite de Fallon ; Philiberte de Filain ; Marguerite d'Ollans ; Alix de Beaumont ; Agnès de Varigney ; Alice de Ronchamp ; Isabelle de Montbozon ; Jeanne d'Usiers ; Jeanne de Vaulgrenans ; Alice de Lomont ; Catherine de Brotte ; Alix de Neuchatel ; Philiberte d'Albany soeur d'un abbé commendataire de Bellevaux ; Pierre, Perrin et Françoise d'Avilley ; Odon, Jean, Marguerite et Alix de Nans ; Jean de Nans, archevêque de Paris et enfin Louis du Tartre, évêque de Nevers dont la tombe orne en ce moment la chapelle de Saint-Pierre dans l'église de Cirey.

Tous ces grands seigneurs et ces nobles dames dotèrent largement saint Pierre au profit du couvent. Mais, hélas ! le temps des épreuves devait arriver et détruire au moins en partie l'oeuvre de la bienfaisance. En 1296, le comte palatin de Bourgogne, Othon IV, menacé par ses deux oncles, Jean de Chalon-Rochefort et Jean de Chalon-Arlay, qui lui disputaient la couronne, vint se retrancher avec ses troupes dans la prairie au-dessous du monastère. Il y fut rejoint par ses alliés, les comtes de Montbéliard et de Ferrette, les citoyens de Besançon et Thiébaud de Faucogney, abbé de Luxeuil. Prévenu de cette coalition, Rodolphe de Habsbourg, empereur d'Allemagne, mécontent de ce que le comte avait épousé à son insu Mahaut d'Artois, princesse française, franchit le Jura à la tête de vingt mille hommes, donna la main aux d'Arlay, prit d'assaut Montbéliard, pénétra dans Luxeuil, pilla la ville, ravagea le territoire d'alentour et se précipita sur notre abbaye qui fut livrée à la merci du soldat.

Les confédérés à son approche, avaient quitté leur camp en toute hâte pour aller chercher sous les murs de Besançon une position plus sûre et plus facile à défendre. Rodolphe les poursuivit avec la rapidité de l'éclair et après avoir brûlé derrière lui châteaux et villages, il alla camper sur une hauteur voisine, le mont de Bregille. Ses adversaires, plus nombreux que lui, réussirent par le déploiement de leurs forces à lui couper les vivres. Déjà l'empereur lui-même était réduit à manger des raves crues pour apaiser sa faim, lorsqu'un millier de ses gens parvinrent à surprendre les Ferrettois et à en tuer un certain nombre. Ce petit échec suffit pour décourager le faible Othon ; il alla trouver le monarque et s'engagea, sous peine de quinze mille marcs d'argent, à lui rendre hommage avant quinze jours, puis laissant les Bisontins aux prises avec les d'Arlay, il retourna dans son campement de Bellevaux d'où il se rendit à Bâle pour accomplir sa promesse envers Frédéric (Rodolphe ?) qui de son côté s'était replié sur cette ville. Pendant son absence, ses soldats indisciplinés et manquant de tout rançonnèrent le couvent à merci.

Nos pauvres religieux étaient à peine débarrassés de ces voisins importuns qu'une autre circonstance fâcheuse vint troubler leur repos. Humilié par les empereurs d'Allemagne, toujours harcelé par ses oncles, aigri par de nombreux revers, excommunié par l'archevêque de Besançon, accablé de dettes et en butte aux poursuites de ses créanciers, le palatin avait cru devoir se jeter entièrement entre les bras de la France. C'est pourquoi il avait fiancé Jeanne sa fille unique, au second fils de Philippe-le-Bel et par un traité conclu à Vienne le 2 mars 1295, il lui avait cédé son comté, sa baronnie, ses terres, ses droits, ses hommages et ses fiefs, sans autre réserve pour lui qu'une simple pension. De cette sorte, ses enfants à naître étaient déshérités et le mariage s'accomplissant, la province passait sous une domination étrangère. À la nouvelle de cette honteuse transaction, le comté prit feu, du nord au midi, ce ne fut qu'un cri d'alarme. On jura de ne jamais reconnaître une souveraineté étrangère ; les barons coururent aux armes, se rangèrent sous la bannière d'Arlay et l'empereur Adolphe de Nassau confisqua la province qu'il réunit au domaine impérial. Le roi de France ne s'émut point de ce mouvement ni des cris de fureur de l'ombrageuse noblesse comtoise, mais il fit envahir le comté par Hugues de Bourgogne, frère d'Othon IV, qu'il nomma son lieutenant général. Les troupes ennemies s'emparèrent de toutes les forteresses dépendant du domaine souverain et beaucoup de sang fut répandu. L'Angleterre, l'Allemagne et le duché de Bourgogne prirent successivement part à cette lamentable lutte qui dura près de trois ans, pendant lesquels l'abbaye de Bellevaux veuve de ses habitants, servit alternativement de caserne aux troupes des divers partis. Pourtant la tombe de saint Pierre fut toujours respectée et nous devons dire qu'elle ne manqua jamais de visiteurs, car à ces époques de troubles, les campagnards venaient de temps en temps et quelquefois non sans péril, s'agenouiller sur les dalles moussues de l'église abbatiale, pour demander au thaumaturge la fin de leurs épreuves ou du moins le courage de les supporter avec résignation.

La guerre des barons contre le duc Eudes en 1330, le vagabondage armé des Tard-venus, des Routiers, des Écorcheurs (4), de 1360 à 1366, les courses incendiaires du dauphin en 1444, l'invasion de la province par Louis XI en 1474, obligèrent également les moines à quitter le monastère pour chercher dans leur maison du Petit-Battant à Besançon, un refuge contre les brutalités du soldat. Mais s'ils sauvèrent leur personne, ils ne purent empêcher la majeure partie de leur mobilier de périr. Tout fut pris ou saccagé. Un document de 1494 dit qu'à cette époque non seulement les caves, les remises, les étables et les greniers de l'abbaye étaient vides, mais qu'il ne restait plus de lits dans les dortoirs, plus de tables, plus de chaises au réfectoire, plus d'ustensiles dans les cuisines, plus de livres, plus de calices, plus de linges, plus d'ornements à la sacristie, plus de chandeliers, plus de croix sur les autels, plus de stalles à l'église, plus de vitres aux fenêtres, que les toitures des bâtiments étaient effondrées, que les murs, décrépits et fendus, menaçaient ruine et qu'enfin, pour surcroît d'infortunes, toutes les ressources de l'établissement avaient été absorbées par la hausse des subsistances et les frais de plusieurs procès contre les abbés commendataires. Dans une situation si critique les religieux n'avaient pas d'autre parti à prendre que de recourir à la charité des bonnes gens. C'est pourquoi après avoir exposé leur détresse au Chapitre de Cîteaux, ils sollicitèrent de sa bienveillance la permission de quêter en portant de paroisse en paroisse les principales reliques de leur église, entre autres le chef de saint Pierre de Tarentaise. Considérant que le saint par une faveur spéciale de la bonté divine, opérait fréquemment des miracles sur les fiévreux, les boiteux, les sourds, les aveugles, les muets, les paralytiques, les démoniaques et d'autres infirmes, que d'ailleurs durant les fléaux de 1349, 1366 et 1437, il avait arraché à la mort plusieurs pestiférés, les Pères reconnurent que l'exhibition de ces précieux restes serait agréable aux fidèles autant que profitable au couvent et en conséquence, du consentement de l'abbé de Morimond, père immédiat de Bellevaux, ils approuvèrent la demande des moines pour une durée de dix ans et déclarèrent dans leur lettre d'octroi que quiconque contribuerait à la restauration du monastère et à la reprise du service divin dans cet établissement, par la concession d'une aumône en rapport avec les facultés du donateur, participerait aux mérites des messes, prières, jeûnes, veilles, disciplines, largesses et autres bonnes oeuvres de l'Ordre tout entier.

L'archevêque de Besançon, Charles de Neuchatel, voulut bien que la quête commençât par son diocèse, mais sous la réserve que messire Pierre de Montfort nommerait les quêteurs, leur ferait rendre compte de leur collecte sous la foi du serment, encaisserait les fonds et en spécifierait lui-même l'emploi. Nous ne connaissons pas les motifs de cette mesure peu flatteuse pour le couvent, mais nous pouvons dire que les commissaires furent désignés par l'abbé de Saint-Vincent avant le 15 octobre 1496, parce que munis d'un sauf-conduit délivré au château de Nozeroy et obtenu de Jean de Chalon, prince d'Orange, en sa qualité de lieutenant-général de la province, ils sortirent alors du monastère, emportant dans leurs bras le précieux chef du glorieux archevêque de Tarentaise. La piété de nos pères leur procura partout, dans les villes comme dans les hameaux, une réception digne du trésor dont ils étaient porteurs et nonobstant la pauvreté de chacun, ils trouvèrent de quoi tirer l'abbaye d'embarras.

Un procès-verbal d'enquête conservé aux Archives départementales de Vesoul, nous apprend que plus tard les saintes reliques furent de nouveau conduites à Besançon. C'était en 1636. Le cruel Weimar (6) venait d'envahir la province et la parcourait, l'épée et la torche à la main, détruisant de préférence les maisons religieuses. Pour se soustraire aux fureurs de ce nouvel Attila, la communauté se retira dans son hospice de la rue Battant, où elle avait eu soin d'expédier au préalable ses meubles les plus précieux, son vestiaire, sa bibliothèque, sans oublier les ornements et l'argenterie de son église. Quand elle revint, les cloîtres étaient brûlés, la vieille basilique tombait en ruines. Il fallait des sommes considérables pour réparer tant de dégâts et comme le pays était dépeuplé, il n'était plus possible de recourir à la charité publique. On pourvut aux besoins les plus pressants en vendant, par suite de décision capitulaire, les vases d'or et les châsses d'argent. C'est ainsi que le magnifique reliquaire qui renfermait la tête du glorieux archevêque de Tarentaise passa des mains des religieux dans le creuset d'un orfèvre et disparut pour jamais.

 * * * * * *

On a des raisons de croire que les habitants de Cirey se partagèrent un bras du saint pendant la période révolutionnaire et on dit qu'à la même époque la tête fut donnée à l'abbé Boudot, originaire de Baume-les-Dames qui évangélisait alors clandestinement Voray et les paroisses circonvoisines. Toujours est-il que ce confesseur de la foi en devint le possesseur, qu'il la conserva soigneusement le reste de sa vie et qu'en mourant à Vitreux, il la légua, avec son mobilier, à une nièce dont il avait reçu les soins.

 

reliquaire - st pierre
Le chef de saint Pierre de Tarentaise devant sa jambe gauche, entre son ciboire et sa mitre dans le reliquaire de Tamié

 

 

Instruit de ce fait par des habitants de Sermange, un Trappiste de Tamié qui quêtait dans le diocèse de Saint-Claude, pour la restauration de ce monastère, crut devoir en informer ses supérieurs. C'était une trop bonne aubaine pour que cette maison renaissante ne s'efforçât pas de la saisir. Aussi le prieur s'empressa-t-il de répondre au religieux en lui recommandant de mettre tout en oeuvre pour obtenir la cession de la sainte relique. Le moine obéit et alla supplier Mlle Boudot de vouloir bien se dessaisir de son trésor au profit de l'abbaye dirigée autrefois par saint Pierre lui-même. Il faisait observer que cet établissement nouvellement sorti de ses ruines, trouverait la garantie assurée de son avenir dans la possession du chef de son premier fondateur. Mlle Boudot se troubla à cette proposition, versa des larmes et opposa une forte résistance. Cependant, sur la remarque très juste que les honneurs rendus au saint jour et nuit par ses enfants lui seraient plus agréables que des hommages privés venant d'une humble fille, elle se décida à faire le sacrifice qu'on lui demandait. Ainsi, après un séjour d'un peu moins de sept siècles dans le comté de Bourgogne, la tête de saint Pierre de Tarentaise retourna en Savoie où elle fut reçue par les Trappistes avec une joie d'autant plus vive qu'ils la croyaient perdue. Ayant été reconnue authentique par Mgr l'archevêque de Besançon, elle repose aujourd'hui dans l'abbaye de Tamié, illustrée par les premiers miracles du saint pontife. (7)

 [1650 - L'abbaye anéantie par la guerre de Dix-Ans, suite de la guerre de Trente -Ans. Le Prieur reste seul et restaure la communauté. 1762 - Monseigneur de Lezay-Marnésia, évêque d'Evreux, acquiert le monastère, fait rebâtir les communs (1762), le porche (1764), et la façade et ses salons, de 1781 à 1789. Il mourra en 1791. 1790 - Les religieux sont expulsés par la "loi du 13 février", l'Assemblée Nationale décrète " la suppression des ordres monastiques" et "l'interdiction des voeux".]

 Le monastère de Bellevaux n'existe plus. Les membres de la première assemblée révolutionnaire ont signé son arrêt de mort en signant le décret du 13 février 1790 qui supprima les Ordres monastiques dans toute l'étendue du royaume. Les forêts, les prairies, les vignes, les champs, les cloîtres, l'église, les enclos, le mobilier, tout devait être vendu au profit du trésor public. Par conséquent les précieux restes étaient condamnés au bannissement. Mais la commune de Cirey ne put souffrir qu'ils s'éloignassent du pays. Le jour de l'encan, 22 juin 1791, elle acheta pour la modique somme de quatre cents livres, non seulement le tombeau du saint avec l'autel qui le renfermait, mais toutes les décorations de la chapelle, un retable corinthien, de superbes boiseries, sept bustes et huit reliquaires sculptés richement et dorés.
        Deux jours après, l'abbé Bichot qui au titre de curé constitutionnel de Chambornay, réunissait celui de curé de Cirey, transféra tous ces objets dans l'église de sa desserte en vertu d'une délégation de l'évêque départemental. Les boiseries furent adaptées aux murs des deux chapelles latérales où elles produisent un excellent effet. L'autel et le sarcophage trouvèrent place dans celle de gauche qui prit dès lors le vocable de Saint-Pierre. Des reliquaires, quatre seulement subsistent aujourd'hui dans l'église. Ils font l'ornement du maître-autel et de l'autel consacré à la sainte Vierge. Les autres furent donnés ou vendus à la paroisse de Chambornay où ils se trouvent de chaque côté du tabernacle de l'antique église. Tous les bustes ont disparu, sauf celui du thaumaturge, qui s'élève majestueusement dans sa chapelle à Cirey entre deux anges dont les mains lui offrent des couronnes.

Le 7 juillet de la même année, l'évêque Flavigny envoya à Cirey le premier vicaire général de la Haute-Saône, l'abbé Ferréol Xavier Faivre afin de reconnaître la relique et d'y apposer le sceau du diocèse. Le délégué constitutionnel procéda à l'ouverture du tombeau en présence du curé Bichot, de son confrère de Riez, du chevalier Michelot, de frère Germain, carme déchaussé, d'un bourgeois de Besançon, le sieur Ducat, de Jean-Pierre Pescheur, maire du lieu, de plusieurs officiers municipaux et de presque tous les habitants de la paroisse. « Après l'enlèvement du couvercle, dit le procès-verbal, on aperçut une masse de trois pieds trois pouces de longueur, enveloppée dans une toile rayée de bleu, sous ce premier linge, il s'en trouvait un second, qui, lorsqu'il fut déployé, laissa voir les restes d'une étole ou d'un manipule en soie bleuâtre, à demi consumée et la moitié d'un corps humain, depuis la ceinture en bas, couvert même sur les doigts de pieds, d'une peau parfaitement adhérente, mais pareille à du parchemin bruni et crispé en différents endroits. » Les assistants se partagèrent le suaire et fournirent une toile neuve pour ensevelir le saint corps, qui fut replacé comme auparavant dans son sépulcre.
        Cet événement dont la connaissance ne tarda pas à se propager, réveilla dans nos campagnes le zèle religieux un peu endormi par les déclamations du philosophisme. Nos bons habitants, à qui la foi est si naturelle et si utile, virent le doigt de Dieu dans l'incorruptibilité des restes de son serviteur et Pierre de Tarentaise ne reçut jamais de plus nombreux et de plus fervents hommages. En plein 1793, lorsqu'on désorganisait déjà le clergé constitutionnel, que l'on fermait les églises ou qu'on donnait pour marchepied à la déesse Raison les autels du Tout-Puissant, une paroisse importante du Doubs, celle de Verne, se porta tout entière au tombeau du thaumaturge. Une démonstration religieuse de cette nature blessa an vif les autorités de Baume-les-Dames qui en référèrent aussitôt aux administrateurs départementaux , les conjurant de prendre les mesures nécessaires pour empêcher le retour de processions si désavantageuses à la sûreté publique. Quelques jours après, le département de la Haute-Saône était requis par son voisin de couper le mal dans sa racine et un nommé Henri, membre du district partit pour Cirey avec ordre d'enlever l'objet du pèlerinage. La relique fut tirée du sarcophage et entreposée dans une des maisons voisines, celle de Mme veuve Pescheur, sous la surveillance de deux gendarmes, pendant que l'agent révolutionnaire rédigeait son procès-verbal d'enlèvement. Mme Pescheur était une des personnes les plus pieuses de la paroisse et les plus dévouées au culte de saint Pierre de Tarentaise. Elle gémissait amèrement de voir l'église de Cirey dépouillée du son glorieux trésor. Voulant soustraire à la profanation au moins quelques parcelles, elle engagea les gendarmes à passer dans une chambre voisine où elle leur avait préparé de copieux rafraîchissements. Ces militaires acceptèrent d'autant plus volontiers sa proposition qu'il faisait très chaud et qu'ils étaient fatigués. Tandis que les charmes d'un vin blanc parfumé et pétillant, récolté dans le village même, leur faisaient perdre de vue leur consigne et les retenaient dans le piège, Mme Pescheur revenait adroitement auprès des reliques, enlevait les étoffes, tranchait dans le suaire et dans le corps du saint. Elle essaya même de scier une jambe, mais cette opération fit malheureusement du bruit, éveilla l'attention des gendarmes qui accoururent précipitamment et l'arrêtèrent avec force tapage, blasphèmes et menaces, après quoi les précieux restes furent jetés avec insulte dans la hotte d'un portefaix et transférés à Vesoul.

 châsse de saint pierre

Châsse contenant la jambe droite de saint Pierre de Tarentaise à Vesoul
jusqu'au 29 juillet 2008

Église de Cirey, revêts tes habits de deuil et emprunte la voix de Rachel pour pleurer celui qui faisait ta gloire et ta richesse ! Ou plutôt rassure-toi, le saint pontife a laissé son tombeau sous tes voûtes, il y reviendra. Dieu, qui l'a préservé de la corruption, ne permettra pas qu'il soit livré aux flammes. C'est en effet ce qui arriva. La grande majorité de la population vésulienne apprit que le corps de saint Pierre venait d'arriver dans les bureaux du district, alors installé dans l'ancien collège des jésuites, aujourd'hui le lycée et elle demanda impérieusement à le voir et à le vénérer. On craignait une émeute et cependant il n'était pas possible de tolérer à Vesoul ce que l’on se proposait de supprimer ailleurs. On s'empressa de glisser la précieuse relique au fond d'une armoire où les préoccupations politiques la firent perdre de vue et l'on trompa le peuple en lui affirmant qu'elle était déjà brûlée.

Dès qu'il fut permis aux catholiques de reprendre l'exercice de leur culte, un jeune professeur de mathématiques au collège de Vesoul, devenu plus tard curé de Saint-Marcel, le pieux M. Boisson qui avait le secret de la cachette où dormait, oubliée sous des papiers inutiles, la dépouille du thaumaturge, se fit un bonheur de la remettre au jour pour qu'elle retrouvât sur les autels la place qui lui était due. Grande fut la satisfaction du clergé et du peuple de la ville, quand la nouvelle se répandit que les reliques de saint Pierre de Tarentaise étaient retrouvées. On se hâta d'organiser une procession et l'on transporta solennellement le corps saint dans l'église paroissiale, sans trop s'inquiéter des droits de la modeste commune de Cirey. L'illustre archevêque honora cette translation d'un miracle éclatant. Mlle Anne Jobard, âgée d'environ six ans, portait à la main droite une tumeur cancéreuse des plus rebelles. Sa mère, femme d'une piété peu commune et d'une foi ardente, la prenant sur ses bras, lui fit toucher le brancard et l'enfant fut guérie subitement. Plus tard, elle épousa M. l'avoué Joinet et elle jouit pendant le reste de sa vie qui fut longue, d'une santé vigoureuse. C'est à nous qu'échut la douloureuse mission de lui fermer les yeux.

Le saint a encore daigné se montrer favorable envers beaucoup d'autres personnes qui sont allées invoquer sa puissance dans le lieu de sa nouvelle demeure, mais nous nous contenterons de citer réponse de M. le capitaine Bouvine, instantanément délivrée d'une maladie reconnue incurable par les meilleurs médecins. Après 1803, la paroisse de Cirey qui venait d'être distraite de celle de Chambornay et possédait des titres authentiques de propriété sur la relique, obéissant aux inspirations de M. Mou­gnard, son curé, essaya des réclamations auprès des fabriciens de Vesoul, mais ceux-ci pensant qu'en fait de meubles la possession vaut titre, firent la sourde oreille jusqu'en 1812, encore fallut-il un ordre de M. Claude Lecoz, archevêque du diocèse, pour les décider à transiger en rendant une portion de ce précieux dépôt aux acquéreurs de 1791. Ces restes vénérés reprirent donc le chemin de notre église et furent rendus au sarcophage qui les avait gardés pendant tant de siècles. Ils y reposent sous le sceau de Mgr le cardinal Mathieu. Ce que l'on aperçoit dans les deux châsses servant de piédestal au buste d'évêque qui renfermait encore la tête du saint au commencement de la révolution, c'est d'abord un morceau de chair détaché de la relique par Mme Pescheur avec des restes de ceintures et autres ornements, puis une boîte renfermant un os du thaumaturge, plus bas ce sont les gants qui jadis couvraient ses mains lorsqu'il guérissait les malades et réconciliait les princes, le crucifix qu'il portait sur sa poitrine et une clef, emblème de ce pouvoir qui a ouvert à tant d'âmes les portes du ciel et fermé à tant de moribonds les portes du tombeau, elle contient de la limaille des chaînes de saint Pierre apôtre et on sait que l'archevêque de Tarentaise l'a reçue du pape Alexandre III, en récompense de son dévouement à la cause de l'Église. L'un des reliquaires du maître-autel renfermé une parcelle de son suaire et l'autre une portion de ses entrailles.

Jambe droite et os du bassin de saint Pierre de Tarentaise de la châsse à Vesoul jusqu'au 29 juillet 2008

 

Un pieux cénobite, dom Eugène Huvelin qui avait appartenu à l'austère communauté de Sept-Fons, avant la suppression des Ordres religieux consommée en 1790, ayant acheté des héritiers du général Pichegru ce qui restait des splendides bâtiments de l'abbaye de Bellevaux dont l'église et la moitié du cloître avaient été détruits, essaya d'y rallumer le flambeau monastique au commencement de l'année 1817, en y installant deux de ses anciens collègues, les frères Hippolyte Minet et Sabas Coquard, auxquels vinrent s'adjoindre trois jeunes postulants. Comme il était chargé de desservir Jonvelle, Ameuvelle et Vougécourt, il dut rester à son poste jusqu'à ce que les supérieurs diocésains eussent pu lui trouver un remplaçant. En conséquence, il ne prit la direction de sa communauté qu'en avril 1819. Naturellement il devait éprouver le vif désir de replacer le monastère renaissant sous le glorieux et puissant patronage de saint Pierre de Tarentaise. À peine connut-il  la nomination de M. Cortois de Pressigny à l'archevêché de Besançon, qu'il se hâta de lui écrire pour le supplier de l'aider à obtenir une portion des reliques du grand thaumaturge. La demande du religieux parut si légitime au prélat qu'il crut devoir la transmettre aux vicaires généraux capitulaires. Ces messieurs, ayant décidé que Bellevaux partagerait avec Vesoul ce précieux trésor, chargèrent M. Durand d'en donner avis aux Trappistes. Muni de cette pièce, datée du 6 juillet 1819, le frère Minet se présenta, le 13 du même mois, chez M. Bideaux, curé de la ville, reçut le 19, par décision du conseil de fabrique, la cuisse, la jambe et le pied droit du saint et rentra le 20 au couvent. La relique fut renfermée dans une modeste châsse de bois et déposée dans le premier compartiment des anciennes remises claustrales transformé en chapelle provisoire par les nouveaux cénobites. Mais l'archevêque diocésain n'en autorisa l'exposition que le 1er mai de l'année suivante (1820).

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Aile sud de l'Abbaye de Bellevaux, construction de 1781

 

Sur ces entrefaites, Pierre-Marie Lécot, de Mercey-sur-Saône, âgé d'environ quinze ans, gémissait sous les étreintes d'une maladie cruelle qui le conduisait lentement vers la tombe. Ses parents, désespérant des secours de l'art dont ils avaient pu constater l'inutilité, s'engagèrent à faire un voyage à saint Pierre de Tarentaise si leur fils recouvrait la santé. Aussitôt le jeune homme entra en convalescence. Mais la promesse tardant à s'accomplir, le mal recommença aussi violent que jamais. La famille comprit alors que Dieu la punissait et malgré le danger de mort dans lequel elle laissait son enfant, la mère partit pour Cirey. À son retour le jeune Pierre-Marie était complètement guéri.
        La fête anniversaire du retour des reliques du thaumaturge à Bellevaux fut fixée au 20 juillet et le pape Léon XII accorda à ceux qui viendraient les vénérer dans l'humble oratoire du couvent, une indulgence plénière à gagner un jour de chaque mois. L'ordinaire diocésain fixa la visite au dimanche pour la plus grande commodité des pèlerins. Cette faveur insigne et les souvenirs d'autrefois ramenèrent les populations vers Bellevaux. Néanmoins, la fête annuelle et populaire du 8 mai continuait à être célébrée dans l'église paroissiale de Cirey. Seulement après l'audition de la sainte messe, la nombreuse assistance se rendait à l'abbaye et comme la chapelle des moines était trop petite pour contenir la foule, on se groupait dans l'avenue, à l'ombre des vieux platanes, pour entendre, à ciel ouvert, le panégyrique, toujours renouvelé et toujours intéressant, de l'archevêque de Tarentaise. On dit que la procession, se développant sur plus d'un kilomètre de longueur, entrait au monastère avant que les derniers pèlerins fussent sortis de Cirey. Quel émouvant spectacle que celui de deux ou trois mille personnes agenouillées dans un hameau, autour d'un sépulcre presque vide et se dirigeant tout à coup, rangées sur deux lignes, vers un autre sanctuaire, par des chemins tortueux, entre une verdoyante campagne et des prés fleuris, dont le parfum, se mêlant à celui de la prière, montait au pied du trône de Dieu !

 

  
Carte postée en 1924
Autel de saint Pierre de Tarentaise avant rénovation

 

 


 
Chapelle de saint Pierre de Tarentaise dans l'église de Cirey, restaurée en 1964
Derrière la grille sous l'autel se trouve le sarcophage de saint Pierre

 

Voilà ce que nous verrions encore tous les ans, si l'exaspération de quelques têtes malveillantes n'eût forcé les religieux à sortir de leur retraite, en 1830 et rejeté l'abbaye entre des mains séculières. Depuis ce moment, le culte de saint Pierre s'est perpétué en divers lieux, mais principalement dans l'église de Cirey. À Vesoul, on voit souvent des personnes agenouillées devant l'autel qui lui est consacré dans l'église paroissiale. Les visiteurs de l'abbaye de la Grâce-Dieu, où les Trappistes se sont fixés après un séjour de dix-neuf ans, tant à Géronde en Suisse qu'au Val Sainte-Marie, s'arrêtent avec respect en passant devant la châsse qui renferme, outre la relique dont il a été question, une partie du manteau du saint, sa mitre et son ciboire, dont les Trappistes ont encore hérité de M. Tharin. Le souvenir du saint commence à renaître à l'abbaye de Tamié, près de Fontenex-sur-Isère, où l'on vénère son précieux chef. Mais les pèlerins affluent surtout dans notre église, parce que le tombeau du saint est toujours la source principale de ses faveurs et qu'on en trouve des preuves palpables dans les objets qui décorent sa chapelle.
        En effet, le grand tableau du retable est un excellent résumé de la puissance miraculeuse de Pierre de Tarentaise. On y voit, à droite de l'image du saint, un furieux qui se débat, un aveugle agenouillé qui réclame le bienfait de la lumière, un mort qui sort de son suaire, une femme presque étendue sur le cadavre d'un enfant mort-né qui entrouvre les yeux, respire et reçoit le baptême, à gauche, une autre femme qui implore à genoux une faveur pour sa jeune fille, prosternée comme elle, deux vieillards, dont l'un paraît radieux, tandis que l'autre semble plongé dans une anxiété profonde, enfin un jeune homme, un ange gardien probablement, qui montre le prélat à une figure lointaine.
        Mais quatre ex-voto suspendus à un pilastre attestent des prodiges récents. Le plus ancien date de 1791 et nous rappelle la main coupée de saint Jean Damascène : c'est une dame de Besançon qui vient de s'endommager fortement le poignet, le tranchant est à ses pieds et le sang s'échappe à flots de la blessure. Elle se jette à genoux, invoque notre saint et la plaie se cicatrise. Un autre, de 1818, nous montre Joséphine Kern, de Schremberg, dans la Forêt-Noire. Épuisée par une longue maladie, elle touche à ses derniers moments, déjà le râle précurseur de la mort se fait entendre, mai voilà qu'une de ses parentes s'avise de réciter auprès de son chevet les litanies de l'archevêque de Tarentaise, à ces mots : « Saint Pierre, mé­decin charitable des malades, priez pour nous » l'agonisante se réveille et déclare qu'elle est parfaitement guérie.
        Nous ne connaissons pas la légende du troisième ni celle du quatrième, qui portent le millésime de 1813. Ce sont des apparitions du thaumaturge à des personnes pieuses humblement prosternées et priant avec ferveur. Un cinquième, indiquant la guérison miraculeuse de Mme Estrayer, commerçante à Besançon, a disparu depuis longtemps. Il représentait la malade pâle et affaissée dans un lit autour duquel six enfants, rangés par ordre de taille, priaient les mains jointes et saint Pierre, en habits pontificaux, ordonnant à la mort de lâcher sa victime.
        Les croix d'or et d'argent, les chaînes, les colliers, les chapelets, les médaillons, les médailles, les coeurs symboliques, les riches vases de fleurs, les chandeliers brillants, les grands candélabres, offerts à saint Pierre par la reconnaissance des pèlerins, ne sont-ils pas la preuve la plus évidente que, du fond de sa tombe, notre puissant protecteur écoute et console les âmes affligées qui viennent, de près ou de loin, prier avec foi devant son autel ? Je ne parlerai pas des bâtons et des béquilles, témoignages encore plus éclatants de sa miraculeuse puissance. Des personnes qui n'ont pas encore atteint leur demi-siècle affirment avoir vu, à l'époque de leur jeunesse, un vieillard appuyé sur deux crosses se traîner péniblement dans notre église et en sortir un quart d'heure après avec la plus grande aisance. Vers 1830, l'épouse d'un professeur du lycée de Besançon, M. Bertrand, présenta devant l'autel de Saint Pierre un enfant de quatre ans qui ne pouvait encore se servir de ses jambes. Rien d'extraordinaire ne se produisit dans la chapelle, mais pendant le retour des pèlerins qui se fit en voiture, la mère remarqua que son fils commençait à se tenir debout et lorsqu'elle fut rentrée à la maison, elle eut la joie de le voir marcher et bientôt courir.

Dans le mois de juillet de l'année 1842, des religieuses de l'hôpital Saint-Jacques amenèrent à Cirey Justine Claude, malheureuse orpheline qu'une maladie de langueur consumait lentement. Cette jeune fille était si faible qu'elle s'évanouit quand on la descendit de voiture devant la porte de l'église, mais avec le secours de l'éther, on parvint à rappeler en elle un souffle de vie. Transportée doucement auprès de la table sainte, elle communia de la main de M. Viard, alors curé de la paroisse, fit l'action de grâce avec un recueillement que les assistants prirent pour une extase, après quoi elle demanda à être conduite dans la chapelle du saint. Elle n'y fut pas plutôt que, sentant un frisson lui traverser le corps, elle exhala un soupir prolongé et s'écria : « Miracle ! Je suis guérie ! » Puis, tombant à genoux, elle embrassa les marches de l'autel, remercia son bienfaiteur avec l'émotion d'une âme ivre de joie, se releva légère et courut d'un pas ferme et rapide apprendre son bonheur au voiturier qui l'avait amenée. La reconnaissance la rappelle souvent au tombeau de saint Pierre. Nous l'avons vue l'année dernière; elle nous a parlé de sa guérison et nous a dit avoir fait à pied, malgré ses cinquante ans, le trajet de Besançon à Cirey.

Des personnes dignes de toute confiance attestent que plusieurs enfants mort-nés, un de Mérey entre autres, ont donné, devant l'autel de saint Pierre, des signes de vie suffisants pour qu'on pût leur administrer sûrement le sacrement de baptême. Un homme déjà courbé sous le poids des ans ne manque jamais de se rendre à la fête du 8 mai, parce que, dit-il, le saint a accordé le même bienfait à l'un des membres de sa famille. Il en est un autre qui a pris l'engagement de venir, pendant dix ans, passer le jour de Noël à Cirey, en souvenir de ce que le thaumaturge a rendu la souplesse à ses membres engourdis.

En 1858, un enfant de Vellexon, âgé de douze à treize ans, que la petite vérole avait rendu sourd-muet, étant venu prier saint Pierre, a d'abord recouvré la parole, au second voyage qu'il fit l'année suivante, ses oreilles se sont ouvertes et l'ouïe lui a été rendue. Depuis, il n'a jamais manqué de venir fêter le 8 mai dans notre église et pour mieux témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur, il se contente de pain et d'eau,

En 1859, une petite boiteuse de Queutrey, en compagnie de sa mère, vint demander la guérison à notre saint. Ces deux personnes ont longuement prié, mais sans succès. Le moment du retour est venu et pour comble d'infortune, la voiture d'occasion qui les a amenées ne peut les recevoir, faute de place. Que le voyage sera long ! Combien surtout il sera pénible, car la pauvre estropiée ne se traîne qu'à l'aide de deux béquilles ! Il ne lui faut pas moins d'une heure et demie pour atteindre le sommet de la Craie, point culminant de la colline qui sépare Cirey du bourg de Rioz. Les voyageuses s'arrêtent en cet endroit et la mère dit à la fille : «Mon enfant, puisque nous apercevons encore d'ici l'église où repose le bienheureux saint Pierre, mettons-nous à genoux et renouvelons lui nos instances, je n'ai point encore perdu l'espoir qu'il nous exaucera. » Elles se prosternent donc et recommencent leurs supplications avec plus de ferveur que jamais. Cette fois le saint se laisse toucher, l'infirme sent ses reins se fortifier, elle se lève, se dresse, jette ses béquilles et s'écrie : « Mère, je puis marcher sans cela ! » Les deux pèlerines regagnèrent ensuite leur foyer sans fatigue, louant le Seigneur d'avoir exaucé leurs voeux.

L'année 1860 fut encore remarquable par un prodige. Trois personnes de Cambonin, paroisse de Saint-Gand, étaient venues s'agenouiller sur les dalles de la chapelle Saint-Pierre, c'étaient la mère, la fille et la tante. Les deux soeurs lisaient avec une attention soutenue des formules de prières, tandis que la fille, âgée d'environ neuf ans et placée entre les deux, les regardait avec un oeil distrait, laissant pendre ses deux bras atro­phiés. Mais voilà que tout à coup elle aperçoit une image dans le livre de sa mère et la saisit avec rapidité de la main droite, ce que voyant, la tante s'empresse d'en étaler une autre qui est également saisie par la main gauche de l'enfant. Le miracle était complet, les protégées adressèrent au puissant archevêque d'affectueuses actions de grâce et quand la jeune fille fut capable de comprendre l'importance du bienfait reçu elle ne manqua point de venir elle-même remercier le saint qui avait eu pitié de son sort.

Depuis quelque temps il ne se produisait plus de merveilles autour de l'auguste tombeau, qui semblait privé de son ancienne vertu, lorsqu'en 1868, un particulier de Ternuay, horloger à Besançon, nous amena son fils, atteint de la danse de Saint-Guy. Ce petit garçon avait contracté cette cruelle maladie pour avoir été perdu dans les vignes de Bregille où il était resté trois jours sans nourriture, exposé au froid des nuits et aux angoisses de la frayeur. Nous lui avons fait toucher les reliquaires, l'autel et le sépulcre de notre illustre saint et dès lors le calme lui a été rendu.

Qu'on nous permette, avant de clore ces pages, de transcrire une lettre que nous avons reçue de M. l'abbé Bury, curé d'Oiselay.

Très cher confrère et ancien condisciple.
Puisque vous vous occupez d'écrire la vie de saint Pierre de Tarentaise, il me paraît bon de vous donner connaissance d'une guérison merveilleuse opérée sur l'une de mes paroissiennes. Antoinette Pahin est née à Oiselay le 8 mai 1869, jour de la fête établie dans votre paroisse en l'honneur du glorieux archevêque. Cette enfant fit une chute au commencement de 1870 et depuis ce moment, son genou gauche, disloqué, qui lui causait de vives souffrances, se refusa à tout essai de marche. Bien plus, la jambe et la cuisse s'atrophièrent au point que la peau seule resta sur les os. Les parents appelèrent plusieurs médecins qui furent complètement impuissants à enrayer le mal. Après deux mois de médications infructueuses, ils conduisirent leur petite fille à l'un des docteurs les plus expérimentés de Besançon, qui leur traça une ordonnance dont l'application devait amener infailliblement la guérison au dire du praticien. Mais ce nouveau traitement, suivi avec ponctualité pendant quinze jours, ne produisit pas plus de résultat que les autres. Alors la mère, voyant l'inutilité des remèdes, les rejeta tous et voua son enfant à saint Pierre. Elle fit en conséquence le voyage de Cirey avec deux autres personnes pieuses de ma paroisse. Vous avez béni la malade, vous lui avez appliqué les reliques de votre bon saint, et quinze jours après Antoinette ne souffrait plus, commençait à marcher et sa jambe reprenait de la nourriture. Aujourd'hui, c'est la mieux portante et la plus alerte des enfants de notre village. Voilà, cher condisciple, le fait que j'avais à vous apprendre. Reste à vous à en tirer les conséquences que vous jugerez convenir,

Agréez, etc.        Ch.Bury.

Les conséquences que nous en tirerons, c'est que ce prodige contribue, avec tous ceux que nous avons déjà signalés, à soutenir notre pèlerinage au milieu de l'affaissement visible de la foi. Les uns viennent au tombeau de saint Pierre de Tarentaise pour y déposer des actions de grâce, les autres pour implorer, dans leur détresse, l'assistance du consolateur des affligés, beaucoup pour gagner l'indulgence plénière accordée aux visiteurs de cette pierre bénie par le prisonnier malheureux du Vatican, l'admirable et bien-aimé Pie IX, enfin tous avec l'espoir d'être guidés dans le chemin du ciel par celui qui a su autrefois démasquer l'époux adultère de l'Église et maintenir nos pères sous la houlette du pasteur légitime.

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(1) - Savoisien est le nom donné aux habitants de la Savoie, le terme savoyard était alors péjoratif.

(2) - Moûtiers, ville métropolitaine de la Tarentaise. Ce fut d'abord un simple évêché fondé au VI° siècle, mais qui au IX° devint un archevêché, illustre par les pontifes qui l'ont occupé. Le siège épiscopal supprimé en 1795 fut rétabli à Moûtiers en 1817 et ses pasteurs portent les titres d'évêques de Tarentaise, princes de Conflans et de Saint-Sigismond.

(3) - Besson, Mémoires pour servir à l'histoire des diocèses de Genève, Tarentaise, Aoste et Maurienne ; l'abbé Chevray, Vie de Saint Pierre II, les auteurs des Vies des saints de la Franche-Comté, prétendent qu'à la mort de Pierre il s'éleva une grande discussion entre les fidèles de la Tarentaise et les religieux de Bellevaux, que ce différend fut porté au tribunal du Saint-Siège qui, pour l'apaiser, ordonna le partage des restes du bienheureux Pontife. Le chef et la partie supérieure du Saint fut adjugée à la cathédrale de Moûtiers, le bras gauche (la main gauche d'après Besson) à l'abbaye de Tamié, le bras droit à celle de Cîteaux et tout le reste à l'abbaye de Bellevaux. Le partage n'a jamais eu lieu et n'est qu'une pure invention des auteurs précités.

(4) - On désigne sous ces noms des compagnies de brigands qui se formèrent en France après la paix de Bretigny (1360). Elles se composaient de gens de guerre licenciés et d'une foule de vagabonds de tous pays, puis d'hommes ruinés qui se joignirent à eux. Ils ravagèrent plusieurs provinces qui furent obligées, pour éviter une ruine totale, de se racheter par des contributions de guerre. Les Tard–Venus défirent en 1361, à Brignais, l'armée du roi Jean, firent trembler Urbain V dans Avignon, après avoir pris Pont-Saint–Esprit. Enfin le margrave de Montferrat, moyennant 400 000 florins d'or que lui donna le pape, en prit une forte partie à sa solde et les disciplina. (Bouillet, Dictionnaire d'Histoire et de Geographie)

(5) - Extrait des Pièces justificatives données par un Moine de Lérins à la suite de la traduction de la Vie de saint Pierre de Tarentaise, par Geoffroy d'Hautecombe, p. 242-243.
Permission donnée à MM. de Bellevaux par Jean de ChâIons, prince d'Orange, lieutenant-général et gouverneur en Bourgogne, de porter où bon leur semble, les reliques de saint Pierre.

Jehan de Châlon , prince d'Oranges, comte de Tonnerre et de Pointheure, seigneur d'Erlay et de Chastelbelin, lieutenant-général du Roi et de monseigneur l'Archiduc nos souverains seigneurs et gouverneurs de leur pays de Bourgoingne, à tous nobles chevaliers, escuyers, bailliz, prévostz, maieurs justiciers, officiers, eschevins, communaultez et autres féaulz catholiques subjetz de nos dits seigneurs et demeurant es dits pays de Bourgoingne auxquels ces présentes seront montrées, salut.
Nous, par advis et délibéracion de plusieurs notables personnaiges, conseillers de mes dits seigneurs, inclinans à l'humble supplication et requeste des religieux, abbé et convent de l'église et monastère de Bellevaulx, de l'ordre de Cisteaulx assis et situés en iceux  pays de Bourgoingne, et vues les lettres de placet octroié naguères à iceux religieux par très révérend Père en Dieu, Monseigneur l'Archevêque de Besançon, de porter par son diocèse les précieuses reliques de leur dite église et monastère et en espécial le saint chief de monseigneur saint Pierre, afin que moïennant le secours et aide des bonnes gens qui par charité et aulmonne voudront élargir de leurs biens, ils puissent restaurer et refaire la dite église au service de Dieu, selon qu'il est contenu plus amplement es dites lectres de placet auxquelles lectres ces présentes sont attaichés soulz notre contrescel. Vous mandons et ordonnons expressément de par nos ditcs seigneurs que souffrez et laissez les dits religieux abbé et couvent ou leurs procureurs et messaigiers quand ils s'adresseront à vous portans et aians les dictes reliques, aler, venir et estre en et par tout les dits pays où ils auront ou dit d'aller de Besançon à besoigner pour la cause que dessus sans leur faire mettre ou donner ne souffrir estre fait, mis ou donné durant le temps et terme déclairé et dites lettres de placet, aucuns destourbier ou empeschement. Et à cette fin avons iceulx religieux abbé et couvent ensemble leur dites reliques or, argent et biens quelqueconques prins et mis prenons et mectons en vertu du povoir à nous donné par nos dits seigneurs en leur protection, seurté et garde espécial  par ces dites présente, moiennant et parmice  (à condition) que les commis à la queste desdits religieux supplians seront à ce nommez et ordonnez, de révérend Père Messire Pierre de Montfort, abbé de Saint-Vincent du dit Besançon et par ces lettres le priant en prendre et accepter la charge es mains du quel abbé et non ailleurs, les dits commis rapporteront précisément les deniers et autres biens qu'ils recevront et viendront d'icelle queste et lui en tiendront compte pour les emploier ainsi advisera le plus nécessaire, à la restauration et refection de la dite église de Bellevaulx, ce que remettons en la confiance du dit abbé, pour ainsi le faire et non en autre usaige.

Donné à Nozeroy souls notre scel le XVème jour d'octobre l'an mil quatre cent quatre-vingt et seze.
Signés: J. de Chalon et par mon dit seigneur et prince Lieutenant géneral et gouverneur, F. Vince.

Pour expédition conforme : Le secrétaire général
Collationné par l'archiviste départemental Besson
Extrait des pièces originales déposées aux Archives de la préfecture de la Haute-Saône. (Copie aux Archives de Tamié)

(6) - Bernard de Saxe-Weimar, célèbre général protestant.

(7) - Déposition par devant Charles Xavier Curtel, prêtre, secrétaire de l'archev$eché de Besançon, en présence de MM. Jacques Étienne Pastoureaux, curé de Vitreux, Alexis Vermillet, curé de Pagney et François Joseph Guyétand, curé de Jallerange de Mademoiselle Olympe Boudot, propriétaire domiciliée à Vitreux :

Je m'appelle Olympe Boudot, je suis née à Montbozon, (Haute-Saône), le 25 décembre 1807, je suis la nièce de Monsieur Pierre François Boudot, chanoine honoraire de Montauban, mort à Vitreux en 1849, âgé de 87 ans et successivement vicaire à Labergement-Ste-Marie (Doubs), vicaire à Voray (Hte-Saône), prêtre déporté puis curé à Épeugney (Doubs), curé à Vitreux (Jura) et curé à Saligney (Jura).
Le chef humain que vous me présentez est celui que j'ai confié au sieur François Manière, en religion Frère Grégoire, pour être donné par lui en mon nom à l'abbaye de Tamié. Je le tiens de mon oncle Pierre François Boudot, qui me l'a laissé en mourant. Mon oncle m'a dit maintes fois pendant sa vie que ce chef est celui de saint Pierre de Tarentaise que l'abbaye de Bellevaux possédait autrefois, qu'il l'avait reçu pendant qu'il était vicaire à Voray des mains d'une personne sure, laquelle l'avait sauvé de la profanation et le lui avait donné et qu'il le regardait comme étant véritablement le chef de saint Pierre de Tarentaise. Je me souviens d'avoir vu collées à ce chef deux inscriptions, l'une écrite par celui qui avait donné cette relique à mon oncle et portant seulement ces mots : Vraie tête, cette inscription s'est égarée ; et l'autre écrite de la main de mon oncle, celle présentement encore adhérente au chef et conçue en ces termes, Caput S. Petri Tarentasiensis. L'inscription Vrai tête avait été ainsi faite par celui qui donna le chef à mon oncle à raison des dangers du temps, et tout à la fois pour servie à reconnaître l'authenticité de la relique et empêcher ceux qui d'ailleurs n'étaient pas au courant de savoir ce qu'elle était. Mon oncle avait la plus grande vénération pour cette relique et pendant tout le temps que j'ai passé chez lui, il l'a conservée sur son secrétaire. Je ne sais pas le nom de la personne qui, pendant la révolution a sauvé cette relique et l'a donnée à mon ocle, je crois seulement avoir entendu dire à mon oncle que c'était un homme de Voray qui avait des propriétés à Cirey-lès-Bellevaux, ce que je sais et ce que j'affirme, c'est que mon oncle regardait cette personne comme digne de toute confiance et que quoique n'ayant que son seul témoignage, il n'avait aucun doute que la relique en question ne fût le vrai chef de saint Pierre de Tarentaise.
Vitreux, le 9 juin 1869

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