Homélie -Jeudi saint — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Homélie -Jeudi saint

Père Marc Feix
cène
Homélie pour le jeudi saint

 

C’est l’heure de la dernière Cène. Au soir d’une vie humaine, Jésus et les apôtres sont réunis dans la chambre haute pour célébrer la Pâque juive, le mémorial de la sortie d’Égypte : « Tu te souviendras que tu as été esclave en Égypte et que le seigneur, ton Dieu, t’en a fait sortir d’une main forte, d’un bras étendu… » (Dt 5,15). L’événement historique devient une réalité qui s’actualise sans cesse au cours de l’histoire. C’est pour cette raison que la Pâque est le repas que l’on prend debout, en tenue de voyage, pour gagner le pays où l’on vivra libre.

« Sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (Jn 13,1). C’est ainsi que commence l’extrait de l’évangile de Jean qui vient d’être proclamé. Celui qui est devenu semblable aux hommes a pris la condition du serviteur pour prouver son amour indéfectible. Et il les aima jusqu’au bout, malgré « l'inquiétude des disciples, leur peur, leur incertitude, l'heure des magouilles, des petites trahisons, des dénonciations, comme le rappelait Mgr Albert Rouet. Avez-vous pensé un instant que ce Christ qui se met à genoux devant ses douze apôtres sait très bien ce qu’il en est de chacun. Il sait que Judas l’a déjà vendu. Il lui lave les pieds. Il sait que les autres vont le renier, à commencer par Pierre, ils vont fuir et l’abandonner. Seul Jean sera au pied de la croix, impuissant. Il leur lave les pieds. Ce qui compte à cet instant, c’est que le Christ aille au creux de chacun, là où sont les péchés, les trahisons, les infidélités, les fautes, là où nous mourons à notre liberté, là où nous mourons à nous-mêmes. Il plonge encore plus profondément dans cet espace d’espérance. »

Le Christ, qui au jour du baptême reçu de Jean, reçoit l’Esprit Saint, confirmé à la transfiguration, et que certains appellent « Maître » et « Seigneur », manifeste une très grande liberté, malgré l’incompréhension de ses contemporains. Son attitude n’est pas figée, pétrifiée dans des lois votées par un quelconque parlement. Il signifie l’humanité en prenant la place du serviteur pour conférer en quelque sorte à ses disciples un « baptême de renaissance ». Il verse l’eau… mais pas sur la tête ou les mains comme le souhaiterait l’apôtre Pierre, mais sur les pieds. Un baptême de la tête aux pieds ! Pourquoi leur lave-t-il les pieds ?

« Les pieds sont l'objet de soins constants de la part du fantassin », affirme la célèbre recommandation – sous forme de boutade – dans l’armée de terre. Les apôtres devront encore parcourir beaucoup de chemin pour suivre le Christ dans sa passion, mais aussi pour suivre le ressuscité du matin de Pâques, qui les précèdera en Galilée ou qui marchera avec eux au soir de Pâques vers le village d’Emmaüs. Après cette expérience pascale, ils devront encore parcourir beaucoup de chemin pour annoncer la bonne nouvelle qui les habite alors, à travers toutes les contrées connues de l’époque. « Les pieds sont l’objet de soins constants de la part du fantassin » ; il n’est donc pas étonnant que Jésus lave les pieds de ceux qui sont destinés à être les marcheurs de Dieu !

« Ce que le Christ attend de ses apôtres, par conséquent de leurs successeurs, est qu’ils soient des hommes et des femmes de la Parole, poursuit Mgr Rouet. Qu’ils portent une Parole qui les porte, plus grande qu’eux-mêmes, plus grande que nous. Laver les pieds, c’est considérer que ces gens-là, même Judas, sont capables dans leur faiblesse de porter la Parole. Ayant fait l’expérience mortifère, crucifiante de leur impuissance, et celle de se relever au matin de Pâques, à la voix des femmes, comme capables de porter une Parole qui les a reconnus au plus creux de leur détresse » (Mgr Albert Rouet).

Et si cette histoire était la nôtre ? N’avons-nous pas été baptisés pour la plupart ? Ne sommes-nous pas des marcheurs de Dieu à la suite du Christ sur les chemins de notre humanité, sur les chemins d’humanité ? Certains sont peut-être davantage chercheurs de Dieu… qu’importe. Nous ne valons pas beaucoup plus que les disciples qui fréquentaient Jésus. Petites et grandes trahisons, petites ou grandes lâchetés, jalousies, mesquineries ou rancœurs… mais aussi capables d’amour, de joie, de partage, d’amitié.

Comme l’affirme encore par ailleurs l’ancien archevêque de Poitiers, ce qui nous est demandé « ce n’est pas d’abord une attitude de sacré, sauf envers la seule réalité qui soit sacrée sur cette terre, le visage de l’homme. Donc le vrai problème pour notre Eglise, est qu’elle n’aura aucune autre identité évangélique que le service qu’elle rendra humblement, quotidiennement, aux autres. La seule justification de croire, est la vie que nous sommes capables de donner. La seule raison d’être chrétien, est de servir par amour les autres jusqu’au point de donner sa vie, goutte à goutte, pas à pas, jour après jour. C’est la seule exigence que le Christ nous laisse. » N’est-ce pas ce que vos frères de Tibirihne ont vécu – et remarquablement rendu par le film de Xavier Beauvois « Des hommes et des dieux » particulièrement dans la scène où frère Luc apporte deux bouteilles de vin pour l’ultime partage… – signifiant une fraternité en la commune humanité au-delà des différences qui séparent ? « Retrouvons ce qui nous unit, savourons ce qui nous distingue, évitons ce qui nous sépare » disait Boutros Boutros Ghali, ancien secrétaire général des Nations-Unies, en 2002.

Mais le geste du Christ, ne serait qu’un geste parmi d’autres, s’il n’était pas posé au cours d’un repas. Et quel repas ! Le pain rompu et le vin partagé ne symbolisent-ils pas le corps brisé et le sang versé pour la multitude, cette vie offerte pour tous ? Mais là encore, et aujourd’hui encore, la part humaine est essentielle. Sans l’agriculteur, sans le meunier, sans le boulanger, sans le vigneron, sans le maître de chais, sans les transporteurs, les commerçants et les consommateurs, sans quelques banquiers et même les collecteurs d’impôts, autrement dit sans les parties prenantes d’une chaine économique, sans le travail des hommes et des femmes, il n’y aurait ni pain, ni vin. Nous participons ainsi à ce qui est transmis de génération en génération. Nous transmettons à notre tour ce que nous avons reçu. Porteurs d’une parole, elle se donne à voir dans le partage fraternel du pain et du vin. Voilà ce que Dieu veut. Il n’est pas un Dieu qui se garde, mais un Dieu qui se donne… et nous sommes invités à notre tour à ne pas nous garder, nous retenir, mais nous donner… Ainsi par notre vie, personnelle, familiale, sociale, professionnelle, communautaire, nous donnons à voir de cette Vie de Dieu qui est pour tous. Nous donnons à voir, nous révélons, que quelque chose de la liberté de Dieu qui se donne, s’accomplit, grandit au cœur même de l’humanité.

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Et cela nous dépasse, dépasse nos petites communautés chrétiennes, ou même les différentes Églises chrétiennes dans leur ensemble. Cela transcende nos différences et nos divisions. C’est cela que voulaient signifier les responsables des Églises chrétiennes d’Europe (1), il y a 10 ans, à Strasbourg le 22 avril 2001, en signant le jour de Pâques la Charte œcuménique européenne, décrivant des lignes directrices pour un travail œcuménique en Europe, approfondissant la communion avec le judaïsme (n°10), cultivant les relations avec l’Islam (n°11), rencontrant d’autres religions et idéologies (n°12). Les signataires écrivaient en préambule : « De nombreuses formes de collaboration œcuménique ont déjà fait leurs preuves. En fidélité à la prière du Christ : "Que tous soient un…" (Jn, 17, 21), nous ne devons […] pas en rester à la situation actuelle. Mais, ayant conscience de nos fautes et en étant prêts à nous convertir, nous devons nous efforcer de vaincre les divisions qui existent encore entre nous, pour annoncer ensemble, de manière crédible, la Bonne Nouvelle de l’Évangile parmi les peuples. Dans l’écoute commune de la Parole de Dieu dans l’Écriture Sainte et appelés à confesser notre foi commune, comme à agir ensemble, en conformité avec la vérité que nous avons reconnue, nous voulons témoigner de l’amour et de l’espérance pour tous et pour toutes. Sur notre continent européen, de l’Atlantique à l’Oural, du Cap Nord à la Méditerranée, marqué plus que jamais par une pluralité culturelle, nous voulons, avec l’Évangile, nous engager pour la dignité de la personne humaine comme image de Dieu, et, comme Églises, contribuer à la réconciliation des peuples et des cultures » [fin de citation].

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Le Christ a lavé les pieds de ses disciples. Le Christ a partagé avec eux le pain et le vin. Nous avons été baptisés dans l’eau du même baptême du Christ. Dans un instant reposera en nos mains le corps du Christ. Il nous donne son amour. Il nous donne sa gloire. Il nous donne tout ce qu’il est, pour qu’à notre tour, habité par l’Esprit de notre baptême, nous donnions tout ce que nous sommes, manifestant ainsi la liberté des enfants de Dieu.

Marc Feix
Université de Strasbourg



(1) Conférence des Églises Européennes (KEK) et de Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE), Charte Œcuménique. Lignes directrices en vue d’une collaboration croissante entre les Églises en Europe, Strasbourg, 22 avril 2001.