Homélie Jeudi saint — Abbaye de Tamié

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Homélie Jeudi saint

par Frère Raffaële

lavement des pieds
Terre cuite de Fr. Antoine Gélineau
Jeudi saint


« Il les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1-15)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » Jésus lui répondit : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. »
Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »

 Homélie

 

- Nous voici, frères et soeurs, à l'heure du plus grand Amour. Pour contempler le mystère que nous célébrons aujourd'hui, commençons par écouter un poète. Les poètes savent parfois poser sur les réalités invisibles un regard plus profond, plus clairvoyant, que les théologiens eux-mêmes. Alors, écoutons un poète français, dont nous venons de célébrer le centenaire : Charles Péguy, tombé au front le 5 septembre 1914, la veille de la bataille de la Marne. Dans sa pièce Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, il met sur les lèvres de son héroïne, « la jeune fille de Lorraine à nulle autre pareille », une superbe méditation sur le Jeudi Saint. Selon l'usage de l'époque, Jeanne s'adresse au Christ en le vouvoyant :

« Heureux ceux qui mangèrent un jour, un jour unique, ce jeudi saint, heureux ceux qui mangèrent le pain de votre corps ; vous-même consacré par vous-même ; par une consécration unique ; un jour qui ne recommencera donc jamais ; quand vous-même vous dîtes la première messe ; sur votre propre corps ; quand de ce pain, devant les douze, vous fîtes votre corps ; et quand de ce vin, vous fîtes votre sang ; ce jour que vous fûtes ensemble la victime et le sacrificateur, l'offrande et l'offertoire... Cette fois que vous fûtes l'invention du prêtre, le premier prêtre opérant, sacrifiant pour la première fois. Et vous étiez tout ensemble le prêtre et la victime, la première hostie. Mais dans toutes les paroisses il y a le corps de Jésus-Christ. C'est la même histoire, exactement la même, éternellement la même, qui est arrivée dans ce temps-là et dans ce pays-là et qui arrive tous les jours dans toutes les paroisses de toute chrétienté. Chrétiens, vous ne connaissez pas votre bonheur. »

 L'eucharistie : don merveilleux du Seigneur à son peuple. Le Concile Vatican II et le Catéchisme de l'Église catholique la définissent « la source et le sommet de toute la vie chrétienne ». Don fragile pourtant, car c'est le sacrement le plus vulnérable, le plus exposé. Il est exposé au danger de l'usure : tous les dimanches, voire tous les jours, on célèbre l'eucharistie, et l'on court ainsi le risque de sous-estimer sa valeur, d'en perdre le goût, à cause de l'habitude. Il est aussi le sacrement le plus exposé à la profanation, involontaire ou, hélas, délibérée : pensons aux messes noires. C'est un don de Dieu infiniment précieux, mais marqué par la fragilité. Exactement comme le corps de Jésus-Christ était fragile. Sa chair, don merveilleux du Père aux hommes, a été exposée aux injures de la méchanceté humaine, surtout dans la Passion, que nous célébrons pendant cette Semaine Sainte.

Oui, le sacrement de l'Eucharistie et le mystère de l'Incarnation sont étroitement liés. Le corps du Christ est le lieu de la présence de Dieu parmi les hommes. L'Éternel s'est rendu visible dans le temps grâce à cette chair-là. Dans ce corps, deux réalités absolument hétérogènes se sont unies : la divinité incorruptible et la chair corruptible, la puissance divine et la fragilité humaine. Sans séparation et sans confusion, ainsi que l'a solennellement proclamé le Concile de Chalcédoine au Vème siècle. Dans ce corps et par lui, s'accomplit notre salut.

Et maintenant que le corps ressuscité de Jésus est monté aux cieux dans la gloire, l'eucharistie prolonge la présence réelle et tangible de Dieu dans l'histoire. Une présence qui donne la vie ; qui est nourriture pour notre vie spirituelle ; qui nous introduit dans la vie divine, en réalisant entre l'homme et Dieu la communion la plus intime, la plus profonde : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jn 6,56) Comme nous le disait Charles Péguy, désormais « dans toutes les paroisses de toute chrétienté il y a le corps de Jésus-Christ... Chrétiens, vous ne connaissez pas votre bonheur. » Aujourd'hui, le Christ nous invite à sa table avec les mots de l'Époux du Cantique des cantiques : « Mangez, amis, buvez, / enivrez-vous, mes bien-aimés ! » Sobre ivresse de l'amour divin.

Mais, comme tout don du Seigneur, l'eucharistie est aussi une responsabilité pour nous. C'est un appel à pratiquer dans notre vie de disciples de Jésus le même style de don de soi aux autres que Jésus a pratiqué. Malheur à nous si nous célébrons l'eucharistie en la réduisant à un simple geste rituel. Nous la rendrions stérile, inopérante. Car nous ne pouvons pas nous nourrir de la charité du Christ à la table de l'eucharistie, sans pratiquer à notre tour, dans la mesure de nos forces, la charité du Christ. Sinon, l'eucharistie n'est plus l'instrument de notre salut, mais de notre condamnation. « Jésus quitte son vêtement et prend un linge qu'il se noue à la ceinture ; puis il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu'il avait à la ceinture. » Il leur explique ensuite : « C'est un exemple que je vous ai donné. » Que le Seigneur nous accorde de suivre cet exemple : de quitter notre vêtement - c'est-à-dire, notre égoïsme, notre suffisance, notre indifférence - et de nous laver les pieds les uns les autres, en devenant serviteurs de nos frères. Le Pain eucharistique nous en donne la force : qu'il nous fasse mourir à notre égoïsme et devenir, comme Jésus, du bon pain pour les autres.

Amen.