De l'amour de Dieu 12-22 — Abbaye de Tamié

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De l'amour de Dieu 12-22

De saint Bernard

Extrait d'une oeuvre de saint Bernard

Traité de l’amour de Dieu - N° 12 à 22

Vous ne pouvez pas, ô malheureux esclaves de l’argent, vous glorifier dans la croix de Notre Seigneur Jésus Christ et mettre en même temps vos espérances dans les trésors, soupirer après la fortune et goûter combien le Seigneur est doux, aussi trouverez-vous certainement bien redoutable, quand vous le verrez, Celui dont le souvenir ne vous a pas semblé plein de douceur.

12- Quant à l’âme fidèle, elle soupire de toutes ses forces après la vue de Dieu et se repose doucement dans son souvenir; elle se glorifie des ignominies de la croix, tant qu’il ne lui est pas donné de contempler le Seigneur face à face. Voilà certainement le repos et le sommeil que l’Épouse, la colombe du Christ, goûte en attendant au milieu des biens qui lui sont échus en héritage ; elle a dès à présent, par le souvenir de ton ineffable douceur, ô Seigneur Jésus, les ailes blanches et argentées de la pureté et de l’innocence et de plus elle espère d’être enivrée de bonheur quand elle verra ta face répandre l’éclat de l’or sur les plumes de son cou et ta sagesse l’inonder de lumière dans la gloire et dans la félicité des saints. Elle a donc bien raison de se glorifier dès maintenant et de dire : « Son bras gauche sera sous ma tête et il m’entourera de son bras droit (Ct 2, 5) ». Le bras gauche de l’Époux est le souvenir de cet amour dont aucun autre n’égale la grandeur et qui l’a poussé à donner sa vie pour ses amis; son bras droit est la vision béatifique qu’il a promise aux siens et la joie dont ils seront enivrés quand ils jouiront de sa divine présence. Ce n’est pas sans cause que cette vision divine et déifique, cette inestimable félicité de la vue de Dieu est représentée par la main droite, car c’est de cette main qu’il est dit d’une manière ineffable : «Ta droite renferme d’éternelles délices (Ps 15, 10) ». C’est par un semblable motif que la main gauche est comme le siège de cette admirable charité et dont on ne saurait trop se souvenir ; car c’est sur cette main que l’Épouse appuie sa tête et se repose en attendant que l’iniquité passe.

13. Non, ce n’est pas sans raison que l’Époux place son bras gauche sous la tète de l’Épouse, afin qu’elle s’y laisse aller et qu’elle y repose ce qu’on peut appeler sa tête, c’est-à-dire l’attention de son âme, de peur qu’elle ne faiblisse et qu’elle ne s’incline vers les désirs charnels du siècle, car l’enveloppe terrestre et corruptible du corps pèse lourdement sur l’âme et la fait descendre des pensées, auxquelles elle ne peut manquer de s’élever, en considérant une miséricorde à laquelle nous avions si peu de droits, un amour si gratuit et si bien prouvé, un honneur si inespéré, une mansuétude et une douceur si persévérantes et si admirables. Comment la méditation attentive de toutes ces choses, n’élèverait-elle pas jusqu’à elles l’esprit qui s’en nourrit et ne le détacherait-elle pas de toute affection mauvaise ? Quelle impression profonde ne fera-t-elle pas sur lui et comment pourrait-elle ne pas lui inspirer du mépris pour ce dont on ne peut jouir qu’en renonçant à toutes ces grandes choses? C’est à la bonne odeur qu’elles répandent comme autant de parfums délicieux que l’Épouse hâte gaiement le pas et se sent consumée d’amour, quand elle se voit tant aimée, il lui semble qu’elle aime trop peu, lors même qu’elle serait elle-même tout amour et elle a raison de le croire; de quel retour en effet un grain de poussière pourra-t-il payer un amour si grand et venu de si haut, quand même il se consumerait tout entier d’amour et de reconnaissance ? La majesté divine ne l’a-t-elle pas prévenu, ne s’est-elle pas montrée tout entière occupée à le sauver? Car «Dieu a aimé le monde au point de lui donner son Fils unique (Jn 3, 16).» Or c’est évidemment de Dieu le Père qu’il est question ici et lorsqu’il est dit : « Il a livré son âme à la mort (Is 53, 12) » c’est du Fils qu’il s’agit ; quant au Saint Esprit nous lisons: « Le Paraclet que mon Père vous enverra en mon nom vous enseignera toutes choses et vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit (Jn 14, 26) ». Dieu nous aime donc et nous aime de tout son être, car la Trinité nous aime tout entière, s’il est permis de s’exprimer ainsi, en parlant de l’Être infini et incompréhensible dans lequel il n’y a pas de parties.

14. Quand on pense à tout cela, on comprend facilement pourquoi on doit aimer Dieu et quels droits il a à notre amour. S’agit-il de l’infidèle ? Comme il ne connaît pas Dieu le Fils, il est dans la même ignorance sur le Père et sur le Saint Esprit et de même qu’il ne rend pas gloire au Fils, il ne saurait glorifier le Père qui l’a envoyé ni le Saint Esprit qui est un don du Fils, il connaît Dieu moins que nous, il n’est donc pas étonnant qu’il l’aime moins. Toutefois il n’ignore pas qu’il se doit tout entier à celui dont il sait qu’il a reçu l’existence. Mais que sera-ce pour moi car je ne puis l’ignorer, non seulement Dieu m’a donné l’être sans que je l’aie mérité, non seulement il pourvoit avec largesse à mes besoins, il me console avec bonté et me gouverne avec sollicitude, mais encore il est l’auteur de ma rédemption et de mon salut éternel, il est pour moi un trésor et la source de la gloire. Nous lisons en effet : « On trouve en lui une miséricorde abondante » (Ps 129, 7) et « Il est entré une fois dans le Saint des saints après avoir acquis par l’effusion de son sang une rédemption éternelle » (He 9, 12). - « Il nous garde, il n’abandonnera pas, mais il conservera éternellement ses saints » (Ps 36, 48). Il nous enrichit; il est dit en effet : « On versera dans votre sein une bonne mesure bien pressée, bien entassée qui se répandra par-dessus les bords » (Lc 6, 38). Et ailleurs encore : « L’oeil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, le coeur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Co 2 ,9). Il nous comble de gloire car suivant l’Apôtre : « Nous attendons le Sauveur, Notre Seigneur Jésus Christ, qui transformera notre corps, maintenant vil et abject et le rendra pareil au sien qui est plein d’éclat » (Ph 3, 21) et encore : « Les souffrances de la vie présente sont hors de proportion avec la gloire- qui éclatera un jour en nous » (Rm 8, 18). Et ce moment si court, si fugitif des afflictions de la vie actuelle produit en nous, si au lieu d’arrêter nos regards sur les choses visibles nous les reportons sur celles qui sont invisibles, le poids d’une éternité de gloire incomparable » (2 Co 4, 17).

15. Que rendrai-je donc au Seigneur pour tout cela? La raison et la justice naturelle me font une obligation pressante de me donner tout entier à celui de qui j’ai reçu tout ce que je suis et de consacrer tout mon être à l’aimer. La foi me dit aussi d’avoir pour lui un amour d’autant plus grand que je comprends mieux combien je dois l’estimer plus que moi-même, car si je tiens de sa munificence tout ce que je suis, je lui dois aussi le don de lui-même. Enfin le jour de la foi chrétienne n’avait pas lui encore, un Dieu ne s’était pas encore montré revêtu de notre chair, il n’était ni mort sur la croix, ni descendu dans le sépulcre, ni remonté vers son Père; il n’avait pas encore fait éclater toute l’étendue de son amour pour nous que déjà l’homme avait reçu l’ordre d’aimer le Seigneur son Dieu, de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, c’est-à-dire de tout son âtre, de tout l’amour dont il est capable, en tant qu’il est une créature douée de force et d’intelligence. Ce n’était certes pas une injustice de la part de Dieu, de réclamer son oeuvre et ses dons. Pourquoi en effet l’ouvrage n’aimerait-il pas celui qui l’a fait, s’il en a reçu le pouvoir d’aimer et pourquoi ne l’aimerait-il pas de toutes ses forces s’il n’a reçu que de lui toutes celles qu’il a ? Ajoutez à cela qu’il a été tiré du néant sans aucun mérite antérieur, pour être ensuite élevé en dignité, l’obligation d’aimer Dieu vous en paraîtra d’autant plus évidente et ses droits à notre amour d’autant plus fondés. D’ailleurs, n’a-t-il pas mis le comble à ses bienfaits et à ses miséricordes, lorsqu’il nous a sauvés, quand nous étions tombés au rang des animaux (Ps 48,13)? En effet, par le péché nous étions déchus du rang honorable qui était le nôtre, pour devenir semblables au boeuf qui broute dans les champs et aux animaux privés de la raison. Si donc je me dois tout entier à mon Créateur, que ne dois-je pas de plus à mon Réparateur et à un tel réparateur? Il lui fut beaucoup moins facile de me réparer que de me créer, car pour donner l’être non seulement à moi mais encore à tout ce qui existe, l’Écriture rapporte «qu’il n’eut qu’à parler et tout fut fait » (Ps 148, 5). Mais pour réparer l’être qu’il m’avait, d’un seul mot, donné si complet, que de paroles il a dû prononcer, que de merveilles il a dû opérer, que de traitements cruels, ce n’est pas assez dire, que de traitements indignes il lui a fallu souffrir ! « Que rendrai-je donc au Seigneur, en reconnaissance de tout ce qu’il a fait ‘pour moi ? » (Ps 115, 12) Quand il m’a créé, il m’a donné à moi-même, mais il m’a rendu à moi-même quand il s’est donné à moi, donné d’abord, rendu ensuite, je me dois donc pour moi et je me dois deux fois. Mais que rendrai-je à Dieu pour lui? Car si je pouvais me donner mille fois, que serait-ce en comparaison de Dieu ?

16. Reconnaissez donc d’abord dans quelle mesure Dieu mérite d’être aimé, ou plutôt, comprenez qu’il doit l’être sans mesure. En effet il nous a aimés le premier, lui si grand, nous si petits, il nous aimés avec excès, tels que nous sommes et avant tout mérite de notre part, voilà pourquoi la mesure de notre amour pour Dieu est d’excéder toute mesure ; d’ailleurs, puisque l’objet de notre amour est immense, infini (car Dieu est tel), quels doivent être, je le demande, le terme et la mesure de notre amour pour lui? De plus notre amour n’est pas gratuit, c’est le payement d’une dette que nous avons contractée. Enfin, quand c’est l’Être immense et éternel, l’amour même par excellence, quand c’est un Dieu dont la grandeur est sans bornes, la sagesse incommensurable, la paix au-dessus de tout sentiment et de toute pensée, quand c’est un tel Dieu qui nous aime, garderons-nous à son égard quelque mesure dans notre amour? Je t’aimerai donc, Seigneur, toi qui es ma force et mon appui, mon refuge et mon salut, toi qui es pour moi tout ce qui peut se dire de plus désirable et de plus aimable. Mon Dieu et mon soutien, je t’aimerai de toutes mes forces, non pas autant que tu le mérites, mais certainement autant que je le pourrai, si je ne le peux autant que je le dois, car il m’est impossible de t’aimer plus que de toutes mes forces. Je ne t’aimerai davantage qu’après que tu m’auras fait la grâce de ce pouvoir et ce ne sera pas encore t’aimer comme tu le mérites. Tes yeux voient toute mon insuffisance, mais je sais que tu inscrives dans votre livre de vie, tous ceux qui font ce qu’ils peuvent, lors même qu’ils ne peuvent tout ce qu’ils doivent. J’en ai dit assez, si je ne me trompe, pour montrer comment Dieu doit être aimé et par quels bienfaits il a mérité notre amour. Je dis par quels bienfaits, car pour leur excellence, qui pourrait la comprendre, qui pourrait l’exprimer, qui pourrait la sentir?

17. Voyons maintenant quel avantage il y a pour nous dans l’amour de Dieu. Oui, voyons, mais quel rapport y a-t-il entre ce que nous verrons et ce qui est ? Pourtant, il ne faut pas le passer sous silence, bien que notre regard ne puisse embrasser toute la vérité. Nous nous sommes demandé pour quel motif et dans quel mesure il faut aimer Dieu et nous avons dit que cette question, pour quels motifs faut-il l’aimer, se présente sous deux points de vue, car on peut l’entendre de cette manière, quels droits Dieu a-t-il à notre amour, ou de cette autre, quel avantage trouvons-nous à l’aimer ? Nous avons parlé, du mieux ‘que nous avons pu, sinon d’une manière digne de Dieu, des droits qu’il possède à notre amour : nous ferons de même pour les avantages que nous trouvons dans cet amour, car si nous devons aimer Dieu, sans nous préoccuper de la récompense, nous n’en sommes pourtant pas moins récompensés pour l’avoir aimé. Le vrai amour ne peut demeurer sans salaire et pourtant il n’est pas mercenaire car il ne recherche pas son intérêt (1 Co 13, 5), l’amour est un mouvement de l’âme et non pas un contrat, il ne s’acquiert pas en vertu d’une convention et n’acquiert rien non plus par cette voie, il est tout spontané dans ses mouvements et il nous rend semblables à lui, enfin le véritable amour trouve sa satisfaction en lui-même. Sa récompense est dans l’objet aimé, car quel que soit l’objet qu’on paraisse aimer, si on l’aime en vue d’un autre, c’est véritablement cet autre qu’on aime et non pas celui dont le coeur se sert pour l’atteindre. C’est ainsi que saint Paul ne prêche pas l’Évangile pour se procurer de quoi manger, mais il mange afin de pouvoir prêcher l’Évangile, car ce qu’il aime, ce n’est pas la nourriture qu’il prend, mais l’Évangile qu’il annonce (1 Co 9, 18). Le véritable amour ne recherche pas de récompense, mais il en mérite une, il est bien certain qu’on ne propose pas à celui qui aime de le récompenser de son amour, mais il mérite d’être récompensé et il le sera s’il continue d’aimer. Enfin, dans un ordre de choses moins élevé on excite à les faire, par des promesses de récompenses, non pas ceux qui s’y portent d’eux-mêmes, mais seulement ceux qui ne s’y prêtent qu’avec peine. À qui la pensée est-elle jamais venue d’offrir à quelqu’un une récompense pour lui faire faire ce qu’il brûle de faire? Assurément on ne donne pas de l’argent à un homme mourant de faim et de soif, pour l’engager à manger ou à boire, non plus qu’à une véritable mère pour lui faire allaiter le fruit de ses entrailles, et on n’emploie ni prières ni promesses pour engager quelqu’un à entourer sa vigne d’une haie, à remuer la terre au pied de ses arbres ou à relever le pignon écroulé de sa maison. À bien plus forte raison, celui qui aime Dieu n’a-t-il pas besoin d’y être excité par l’appât d’une récompense qui n’est pas Dieu lui-même ; autrement ce ne serait pas Dieu qu’il aimerait, ce serait la récompense.

18. Il est dans la nature de tout être raisonnable de désirer, chacun selon sa pente et sa manière de voir, ce qui lui semble mieux que ce qu’il possède et de n’être jamais satisfait d’une chose qui manque précisément de ce qu’il voudrait trouver un elle. Citons des exemples: Si un homme qui possède une belle femme en voit une plus belle, son coeur la désire, son regard la convoite; s’il a un habit précieux il en désire un plus somptueux encore; et quelques richesses qu’il ait, il porte envie à ceux qui sont plus riches que lui. Ne voit-on pas tous les joursdes hommes riches en terres et en propriétés acheter de nouveaux champs, et dans leurs convoitises sans fin reculer continuellement les bornes de leurs domaines? Ceux qui habitent dans des demeures royales, dans de vastes palais, ne cessent d’ajouter tous les jours de nouveaux édifices aux anciens, poussés par une curiosité inquiète, ils ne font qu’édifier et détruire, changer les ronds en carrés. Si nous passons aux hommes qui sont comblés d’honneurs, ne les voyons-nous pas constamment aspirer de toutes leurs forces et avec une ambition de plus eu plus difficile à satisfaire, à s’élever plus encore? Il n’y a pas de fin à tout cela, parce que dans toutes ces choses on ne saurait trouver un point qui fût proprement le plus élevé et le meilleur. Mais faut-il s’étonner que ceux qui ne peuvent s’arrêter tant qu’ils ne possèdent pas ce qu’il y a de plus grand et de plus parfait, ne soient jamais satisfaits de ce qui est moins bon et moins élevé ? Mais ce que je trouve insensé au delà de toute expression, c’est qu’on désire toujours des choses qui ne sauraient jamais, je ne dis pas satisfaire, mois simplement endormir nos convoitises. Quoi qu’on possède, on n’en désire pas moins ce qu’on n’a pas encore, et c’est toujours après ce qui nous manque que nous soupirons davantage. Aussi qu’arrive-t-il de là ? C’est que notre coeur, en cédant aux charmes variés et trompeurs du siècle, se fatigue inutilement dans sa course et n’arrive pas à se rassasier, il est toujours affamé et ne compte pour rien ce qu’il a consommé en comparaison de ce qui lui reste encore à manger, il est bien plus tourmenté par le désir de ce qui lui manque que satisfait de ce qu’il possède. On ne peut tout avoir et le peu qu’on a, on ne l’acquiert qu'au prix du travail, on n'en jouit qu'avec crainte, et l'on a la douloureuse certitude de le perdre un jour, bien qu'on ignore quel sera ce jour. Voilà donc la voie que suit une volonté pervertie qui tend vers le souverain bien ; c'est en suivant cette direction, qu'elle se hâte d'atteindre ce qui doit la satisfaire, ou plutôt, c'est dans ces détours que la vanité se joie d'elle-même et que l'iniquité se trompe. Si on veut ainsi atteindre au but qu'on se propose et acquérir enfin ce dont la possession met le comble à tous les voeux, pourquoi chercher de tant d'autres côtés? C'est s'écarter du droit chemin et la mort arrivera bien avant qu'on ait atteint le but désiré.

19. C'est dans tous ces détours que s'égarent les impies qui cherchent par un mouvement naturel, à satisfaire leur appétit et négligent, comme des insensés, les moyens d'arriver à leurs fins, je veux dire, à être consommés et non pas consumés. Or ils se consument en de vains efforts et n'arrivent pas à un bonheur consommé car ils sont plus épris des créatures que du Créateur et ils s'adressent à elles toutes et les essayent les unes après mes autres avant de songer à essayer du Seigneur qui les a toutes faites. C'est là qu'ils en viendraient bien certainement, s'ils pouvaient un jour arriver au terme de leurs voeux, c'est-à-dire à posséder l'univers entier, moins celui qui en est l'auteur et cela se ferait en vertu même de la loi de leurs convoitises, qui leur fait oublier ce qu'ils ont, pour aspirer après ce qui leur manque, maîtres de tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, ils ne tarderaient pas à trouver cela insuffisant et ils rechercheraient enfin celui qui leur manque encore pour qu'ils aient tout, c'est-à-dire Dieu lui-même. Arrivés là, ils goûteraient enfin le repos, car si on ne peut le trouver en deçà de ce terme, on ne saurait non plus éprouver le besoin d'aller au-delà, quiconque s'y trouverait ne pourrait donc manquer de s'écrier : « Mon bonheur c'est d'être attaché à Dieu » (Ps 72, 28) ou bien « Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel et que désirai-je sur la terre, hors de toi, ô mon Dieu? » (Ps 72, 23) et encore: « Seigneur, tu es le Dieu de mon coeur et mon partage pour l'éternité » (Ps 72, 26). Voilà donc comment on arriverait au souverain bien, si on pouvait d'abord goûter de tous les biens qui se trouvent moindres que lui.

20. Mais il est absolument impossible de procéder de cette manière, la vie est trop courte pour cela, les forces nous manquent et le nombre de ceux qui partagent notre sort est trop considérable. Aussi quiconque veut essayer de toutes les créatures, prend-il une peine inutile car dans la longue voie où il s'engage, il ne saurait arriver au terme et goûter à tout ce qui peut exciter ses convoitises. Pourquoi ne pas faire tous ces essais en esprit, plutôt qu'en réalité ? Ce serait plus facile et plus avantageux; l'esprit a reçu une activité et une perspicacité plus grandes que le coeur, précisément afin de pouvoir le devancer en tout et pour que le coeur n'ait pas l'imprudence de s'attacher à ce que l'esprit qui va plus vite que lui n'a pas commencé par trouver utile. C'est pour cela, selon moi, qu'il est écrit : « Éprouvez tout et ne retenez que ce qui est bon » (1 Th 5, 21) afin que le premier prépare le terrain à l'autre et que le coeur ne s'attache qu'en conséquence du jugement que l'esprit aura porté. On ne peut autrement s'élever jusqu'au sommet de la montagne du Seigneur (Ps 23, 3) et se reposer dans son sanctuaire, car c'est en vain qu'on possède une âme, c'est-à-dire une âme raisonnable, puisqu'à l'exemple des bêtes on l'abandonne à l'impulsion venue des sens, pendant que la raison se tait et n'oppose aucune résistance. Ceux dont la raison n'éclaire pas la marche n'en courent pas moins, mais ils sont hors de la voie et en dépit du conseil de l'Apôtre, ils ne courent pas de manière à remporter le prix (1 Co 9, 24) en effet, quand pourraient-ils l'obtenir s'ils n'en veulent qu'après avoir obtenu tout le reste ? C'est prendre une voie bien détournée et s'engager dans un circuit sans fin que de vouloir essayer de tout en commençant par le commencement.

21. Ce n'est pas ainsi que procède le juste. Frappé du blâme adressé à la multitude de ceux qui se sont engagés dans ces détours, car le chemin qui conduit à la mort est large et fréquenté par la foule, il préfère la voie royale qui ne s'écarte ni à gauche ni à droite, selon ces paroles du Prophète : « le sentier du juste est droit, et le chemin qu'il suit est sans détours » (Is 26, 7). Il prend en effet la voie la plus courte pour éviter sagement les longs et inutiles détours et il goûte un mot aussi simple que simplifiant, ne pas désirer ce qu'on voit, vendre ce qu'on a et le donner aux pauvres car bienheureux sont certainement les pauvres, puisque le royaume des cieux est à eux (Mt 5, 3). Il sait bien que tous ceux qui courent dans le stade n'arrivent pas au même rang (1 Co, 9, 24). Enfin le Seigneur connaît et approuve la voie que suit le juste (Ps 1, 6), il connaît aussi celle du pécheur qui ne peut que périr, l'un est plus heureux dans sa médiocrité que l'autre au milieu de ses immenses richesses (Ps 36, 10) car le Sage l'a dit et l'insensé l'a éprouvé « ceux qui aiment l'argent n'en ont jamais assez (Si 5,9) ceux-là seuls qui ont faim et soif de la justice sont certains d'être rassasiés un jour » (Mt 5, 6) un esprit raisonnable fait de la justice son aliment vital et naturel. Quant à l'argent l'âme ne s'en nourrit pas plus que le corps de l'air du temps. Si on voyait un homme que la faim dévore humer l'air à pleine bouche, en aspirer les bouffées à longs traits pour se rassasier on le regarderait comme un fou, ainsi en est-il de ceux qui pensent rassasier l'âme, quand ils ne font que la gonfler par toutes les choses corporelles qu'ils lui donnent, en effet, qu'importent ces choses-là pour un esprit? Il ne s'en nourrit pas plus que le corps des choses spirituelles. Ô mon âme, bénis le Seigneur qui te comble de biens et remplit tous tes voeux (Ps 101, 1), il te prodigue ses biens et en même temps il t'excite au bien, il te fixe dans le bien. Il te prévient, il te soutient, il te comble; il allume les désirs en toi et l'objet pour lequel il les enflamme, c'est lui-même.

22. Je l'ai dit, le motif de l'amour de Dieu c'est Dieu même et j'ai eu raison de le dire, il est en effet la cause en même temps efficiente et finale de notre amour. Car c'est lui qui fait naître l'occasion de l'amour, lui qui en allume les ardeurs et lui encore qui en comble les désirs. Il fait que nous l'aimions, ou plutôt, il est tel qu'il ne peut pas ne pas être l'objet de notre amour, il l'est aussi de notre espérance : si nous ne comptions avoir le bonheur de l'aimer un jour, nous l'aimerions maintenant en vain. Son amour prépare et récompense le nôtre. Dans sa bonté excessive il commence par nous prévenir, puis il réclame de nous un bien juste retour et dans l'avenir il nous réserve les plus douces espérances. Il est riche pour tous ceux qui l'invoquent, néanmoins dans toute sa richesse, il n'a rien qui vaille mieux que lui. Il est le terme de nos mérites et notre récompense, il est l'aliment des âmes saintes et la rançon de celles qui sont captives. Si tu es déjà, pour l'âme qui te cherche (Lm 3, 25) une source de félicité, qu'es-tu donc, Seigneur, pour celle qui t’a trouvé? Mais ce qui doit paraître étrange, c'est qu'on ne saurait te chercher si déjà on ne t’a trouvé, si bien que tu veux qu'on te trouve pour qu'on te cherche et qu'on te cherche afin qu'on te trouve ; mais si ou peut te chercher et te trouver, nul ne peut te prévenir, car si nous disons : « Dès le matin ma prière te préviendra, Seigneur » (Ps 87, 11) il n'en est pas moins certain qu'elle serait bien tiède, si ton inspiration, ô mon Dieu, ne commençait par la prévenir elle-même.

 Traduction Charpentier, 1866
OCR Tamié - 2014