Violation de la clôture de Cîteaux - 1501 — Abbaye de Tamié

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Abbaye de Tamié

Violation de la clôture de Cîteaux - 1501

De Nicolas Cotheret, Annales de Cîteaux

blason cîteaux

 
 
 
Violation de la clôture de l'abbaye de Cîteaux par une femme le 9 mai 1501
De Nicolas Cotheret - Les Annales de Cîteaux

Manuscrit des Archives de Tamié - Folios 140-141
Résumé par P. Louis Lekai in Analecta cisterciensia 41 (1985), p. 42

 

Nicolas Cotheret traduit assez librement le récit de cet événement par dom Jean de Cirey, alors abbé de Cîteaux et directement concerné par l'affaire. Ce texte en latin aux Archives départementale de la Côte-d'Or, a été publié par Joseph Garnier en 1866.
 

Texte de Nicolas Cotheret

   Le Roy Charles VIII décédé le six d’avril 1498, sans  postérité, et le duc d’Orléans lui ayant succédé au trône sous le nom de Louis XII, les trois États du pays de Bourgogne lui envoyèrent en 1500 leurs députés pour lui faire de la part de la Province ces compliments sur son joyeux avènement à la couronne. Dom de Cirey tout caduc qu’il était, fut encore instamment prié de faire ce voyage en faveur de sa patrie, à quoi il acquiesça pour lui donner une dernière preuve de la continuation de son parfait dévouement. Il eut l’honneur dans cette occasion de porter la parole en présence des évêques d’Autun et de Chalon, et de tout ce qu’il y avait de plus qualifié et de plus distingué en Bourgogne.

          L’année suivant, la curiosité d’une femme lui causa un des plus grands chagrins qu’il eût peut-être encore essuyé et dont il a laissé la relation à la postérité. Voici le fait.

          Le 9 de mai 1501, Philippe de Hoeberg, marquis de Ruthelin, seigneur de Seurre et maréchal de Bourgogne envoya dès le matin avertir qu’il viendrait dîner ce jour-là même à Cîteaux avec son épouse.

          Dom de Cirey qui était arrêté par la goutte qui ne lui permettait pas de sortir de son appartement fut d’autant plus troublé à cette nouvelle qu’il craignit que cette dame voulût entrer de gré ou de force dans le monastère et que si on la recevait à la basse cour, où l’usage était de recevoir les personnes de son sexe, son mari qui ne voudrait pas, peut-être, la quitter, n’en prît prétexte de se plaindre et de dire qu’on lui avait refusé l’entrée de l’abbaye, ce qui pouvait avoir de fâcheuses (140v) suites pour Cîteaux, ce seigneur étant assez vindicatif de lui-même.

          Ces considérations ne furent point capables d’engager dom de Cirey à déroger aux usages de la maison et aux statuts de son Ordre. Il fit préparer à manger au marquis dans l’appartement des hôtes, dans l’intérieur du monastère et prit la même précaution pour la marquise, dans l’appartement de la basse cour où l’on avait coutume de recevoir les femmes, duquel cette dame n’aurait pas plus sujet de se plaindre, que n’en crut avoir la Reine Blanche, mère de saint Louis qui n’avait pas été logée ailleurs, en l’année 1244.

          Ces précautions prises, dom de Cirey députa six de ses religieux pour se trouver à la porte de l’abbaye à l’arrivée du marquis, et pour le prier d’engager son épouse à ne point s’obstiner à vouloir entrer dans le monastère, parce que la bulle d’Innocent IV, du 10 de septembre 1247 et toutes les constitutions de leur Ordre leur défendaient, sous peine d’excommunication, d’y laisser entrer les personnes du sexe.

          Il arriva peu de temps après, sur les 9 heures du matin, avec une nombreuse suite, et dès qu’il fut à la seconde porte où les officiers de l’abbaye le reçurent honorablement, il demanda dans quel appartement on recevrait son épouse. Ceux-ci lui répondirent qu’on lui avait préparé celui de la basse cour qui était destiné pour recevoir les dames, à quoi il répliqua qu’il ne voulait point quitter son épouse, ni dîner sans elle, et rebroussant chemin, il entra dans le lieu préparer pour la recevoir.

          Elle arriva presque en même temps et comme elle (fo.141) tirait droit à la porte du monastère, les officiers la prièrent de ne pas aller plus loin parce qu’il leur était défendu de l’y laisser entrer, mais que le dîner l’attendait à la basse cour dans l’appartement des dames où son mari était déjà, qu’elle alla joindre en disant : « Que l’abbé le veuille ou non, j’entrerai aujourd’hui dans le couvent. »

          Mais comme il était déjà heure de manger et que le bon repas qui leur était préparé leur en augmenta l’envie, ils dînèrent bien, après quoi le marquis partit brusquement sans mot dire, laissant son épouse.

          Celle-ci envoya dès lors, des gardes pour s’emparer de la porte de la maison et faignant d’aller visiter la chapelle contiguë à cette porte, elle y courut brusquement à la faveur des gardes et malgré les oppositions des officiers, elle fut introduite dans le monastère, accompagnée de ses gardes et de ses femmes, au nombre de 40 ou de 50 personnes et alla droit à l’église, les religieux y étant qui chantaient les nones, à une heure après-midi, lesquels quittèrent subitement l’office et se retirèrent au dortoir où ils s’enfermèrent.

          Et comme elle trouva les portes de l’église qui communiquent aux cloîtres, fermées, elle en fit briser les serrures par ses gens et y entra, elle parcourut tout le grand cloître, d’où comme un foudre, elle passa dans le petit et rentra dans l’église et de là s’en retourna à la porte du monastère d’où enfin elle partit.

          Dom de Cirey prit cette insulte si fort à cœur qu’il la considéra comme une profanation de son monastère et de son église, raison qui le détermina à les en purger par des processions, par des prières et par certaines (f°.141v) cérémonies qu’il ordonna.

          Aujourd’hui qu’on est moins délicat et moins scrupuleux on traiterait tout ceci de minutie et même de forfanterie. Mais si l’on fait attention que dom de Cirey aimait et voulait le bon ordre, on raisonnera tout autrement. Il était zélé observateur de la discipline monastique et en prenant possession de l’abbaye, il fit une ferme résolution de vivre dans l’exacte observance de cette discipline, d’y faire vivre pareillement ses frères et de réformer son Ordre, à quoi il travailla jusqu’à la mort, sans se relâcher en rien, malgré les plaintes et les murmures de ceux que cette fermeté gênait, et qui dans l’espérance de s’en secouer et de ralentir le grand zèle qu’ils croyaient outré, se joignirent à ce fameux Pierre de Nirey, abbé de Clairvaux, afin qu’étant sérieusement occupé de ce côté-là, il ne songeât plus à les troubler dans leur mollesse, mais les laissât vivre à leur volonté.

          Or, l’un des points de la discipline monastique dans l’Ordre de Cîteaux est de ne point permettre directement ni indirectement l’entrée des personnes du sexe dans les monastères, les statuts y sont formels et au cas que le contraire arrive, il est très expressément ordonné de découvrir les autels et de faire cesser les saints mystères et l’office divin dans les maisons de l’Ordre où des femmes seraient entrées et cela pendant tout le temps qu’elles y resteront.

          Il y a plus, on trouve qu’en 1205 ce Chapitre général punit sévèrement l’abbé de Pontigny qui avait introduit dans son monastère la Reine de France et les dames de sa suite pour entendre les sermons au Chapitre et assister à la procession, et lesquelles il logea pendant (f° 142) deux jours dans son infirmerie, entreprise pour laquelle infailliblement le Chapitre général l’aurait déposé à l’instant si l’archevêque de Reims auquel l’Ordre ne pouvait et ne devait rien refuser et d’autres évêques qui se trouvèrent à portée d’intercéder en sa faveur n’eussent obtenu un adoucissement ou pour mieux dire une commutation de peines, dont l’une, entre autres, fut de ne point se mettre au choeur dans la stalle de l’abbé jusqu’à Pâques, c’était pendant plus de six mois de pénitence.

          Pour revenir à la marquise de Ruthelin, elle perdit dans cette occasion son beau collier d’or enrichi de pierres précieuses qu’un jeune religieux de l’abbaye d’Acey au Comté de Bourgogne trouvé porche la fontaine (elle fut détruite en 1589 par les troupes du comte de Tavanne qui commandait pour Henry IV dans Saint-Jean de Lône) du grand cloître qui était devant le réfectoire et que dom de Cirey fit remettre à l’exprès qu’elle envoya pour le chercher et en demander des nouvelles, lui recommandant très expressément d’avertir sa dame de sa part de ne plus commettre de semblables excès. Il était d’autant plus piquer de cette insulte que c’était une récidive et que cette marquise lui en avait déjà fait une semblable en 1484, car se persuadant qu’elle était de sang royal, elle voulut entre dans Cîteaux, quoi qu’il pût arriver.

          Pour l’exécution se son projet, elle proposa une partie de chasse à son mari dans les forêts de l’abbaye, et le jour pris, ils partirent de la ville de Seurre, qu’ils venaient d’acquérir et vinrent à Cîteaux.

          (f° 142v) Le marquis y arriva le premier avec une suite nombreuse et précédé de tous ses équipages. Dom de Cirey qui en fut averti se trouva à la porte, accompagné de six de ses religieux, afin de le recevoir plus honorablement. Il le conduisit dans l’appartement qu’il lui avait fait préparer et pendant qu’ils s’entretenaient familièrement à la fenêtre qui regardait sur le cimetière, la marquise pendant que la communauté soupait entra brusquement dans la chambre.

          Dom de Cirey que cette arrivée surprit infiniment et que les gardes du marquis avaient favorisée en s’emparant de la porte du monastère, lui dit : « Madame, vous auriez mieux fait de ne point entrer dans cette maison, comme je vous en ai fait prier plusieurs fois. Mais puisque vous avez suivi les mouvements de votre curiosité plutôt que les remontrances que je vous ai faites faire, conformément aux constitutions de mon Ordre, je vous considère comme excommuniée et je me retire de votre compagnie. Je vous prie cependant de recevoir gracieusement le souper que je vais vous faire servir et de sortir demain, de bon matin de la maison. » Après quoi il les laissa et se retira dans son appartement.

          Le lendemain qu’il se promenait à cinq heures et demie du main, dans le petit cloître, l’un de leurs principaux officiers se présenta à lui, auquel il demanda si sa dame ne se disposait pas à s’en retourner chez elle comme il l’en avait priée la veille.

          Celui-ci lui répondit qu’elle ne songeait à rien moins et qu’elle comptait de rester six ou sept jours (f° 143) avec tout son monde à Cîteaux, voulant chasser tout ce temps-là dans les bois de l’abbaye où elle viendrait dîner, souper et coucher tous les jours.

          Cette réponse qui n’accommodait pas dom de Cirey l’engagea à demander encore à cet officier sur quel titre sa dame fondait sa prétention de vouloir établir sa demeure dans Cîteaux pendant un si longtemps. Il lui dit qu’elle en avait le droit, comme d’issue du sang royal et qu’elle en agissait de la même manière dans les autres monastère où elle allait.

          Dom de Cirey répliqua que quand il serait vrai qu’elle fût sortie du sang royal, il suffisait qu’elle ne fût point reine pour n’avoir pas le droit d’entrer dans Cîteaux, que ce privilège était celui de la reine de France et de la duchesse de Bourgogne, privativement à toutes autres princesses et personnes du sexe, ajoutant que l’abbaye de Cîteaux n’avait jamais reçu le moindre bienfait du marquis, ni de la marquise, ni même de leurs ancêtres.

          L’officier pour ne pas demeurer court allégua que sa dame ne demandait rien de nouveau et ne prétendait que ce dont elle était déjà en possession, qu’il y avait 24 ou 25 ans qu’elle était entrée dans le monastère étant dans la compagnie de madame sa mère, autrefois duchesse de Savoie, qu’elle n’était pas d’une pire condition et qu’elle voulait jouir du même droit qu’elle, et demeurer dans la maison, tout autant de temps qu’il lui plairait.

          « Il est vrai, dit dom de Cirey, qu’en l’année 1476 que Charles duc de Bourgogne se trouvant avec une armée sur les confins de Savoie, prit la duchesse mezerai (f° 143v) prétend que cette princesse agissait de concert avec le duc, crainte qu’il ne portât les oncles de son pupille à envahir son duché, et ses filles, lesquelles il fit conduire dans son château de Rouvre où elles restèrent pendant un temps et où il les fit traiter selon leur qualité et comme cette princesse n’était pas moins curieuse que les autres personnes de son sexe, elle témoigna un si grand empressement d’entrer dans Cîteaux, que le duc de Bourgogne, pour lui procurer cette satisfaction, ordonna par des lettres patentes, que elle serait reçue dans tous les monastères de la même manière qu’on avait coutume d’y recevoir les duchesses de Bourgogne, qu’elle n’entra dans Cîteaux qu’à la faveur de ces lettres et pendant la vacance du siège abbatial, ce qu’assurément il n’aurait pas souffert si alors il eût été en place et se fût trouvé dans la maison. » Qu’au surplus, il semblait que Dieu, pour punir cette princesse d’un si grand excès l’avait retirée peu de temps après de ce monde et que cette maison avait été, pour ainsi dire détruite, n’y restant aucun enfant mâle et les filles, pour s’établir, ayant été obligées de se mésallier, et de prendre des maris d’une naissance bien inférieure à le leur, comme celle qui était alors dans Cîteaux, que si elle n’en sortait pas dans toute la matinée, il ferait cesser la célébration des messes et de l’office et qu’elle n’aurait pas plutôt passé la porte de l’abbaye pour aller chasser, ou se promener hors la clôture, qu’il saurait si bien faire fermer toutes les portes qu’elle ne rentrerait plus dans la maison à moins (f° 144) qu’elle ne les fît briser ou qu’elle ne fît faire brèche aux murs pour y passer, auquel cas il partirait tout de suite pour en aller porter ses plaintes au roi et lui demander justice et qu’il ne rentrerait dans son monastère qu’après que des évêques l’auraient bénit et purgé de cette profanation, que jusqu’à ce temps il y ferait cesser le service divin, ne craignant point de s’exposer en chemin au péril de la vie, la mort même, lui faisant moins peur que la perte de l’honneur et de la liberté de son église à laquelle il ne pouvait survivre.

          Cet officier, étonné d’une si grande fermeté demanda à dom de Cirey s’il trouverait  bon qu’il informât le marquis et la marquise de ce qu’il venait d’entendre, il lui répondit qu’il le priait de leur répéter exactement, sans en échanger un seul mot, tout ce qu’il venait de lui dire, autrement qu’il irait en personne leur dire lui-même sur tout un autre ton.

          L’officier exécuta fidèlement la commission de l’abbé de Cîteaux ce qui outra et courrouça si extraordinairement la marquise qu’elle s’épancha en une infinité d’injures, d’invectives et de menaces, lesquelles finies, ils allèrent à l’église entendre la messe, d’où ils prirent leur route pour retourner à Seurre.

          Lorsqu’ils furent à la porte de l’abbaye, le marquis dit à son épouse : « Madame, baisez le verrou de cette porte parce que je ne vous ramènerai jamais. » Il ne tint pas pourtant son courage puisque dix-sept ans après, comme nous l’avons déjà dit, il la ramena à Cîteaux, où elle entra par surprise et (f° 144v) par violence et ce fut cette récidive qui indigna si fort dom de Cirey et qui le mis de mauvaise humeur au point que nous avons dit.

 

Une grande partie du manuscrit des Annales de Cîteaux a été publiée par P. Louis LeKai dans Analecta cisterciensia, 40 (1984) p. 150-303 ; 41 (1985) p. 42-315 ; 42 (1986) p. 265-330.
Le document original compte 1162 pages, couvrant la période de 1098 à 1730 environ.
Nous donnons le texte intégral des parties omises ou résumées.