De la croyance à la foi pascale — Abbaye de Tamié

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De la croyance à la foi pascale

Par dom Victor, abbé
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De la croyance à la Foi pascale

 Par dom Victor, abbé
 

            Autre chose est la foi, autre chose la croyance. Beaucoup vivent de croyances, de convictions mêmes. Ils reconnaissent la dimension spirituelle de l’homme et admettent l’existence de Dieu, mais sans trop savoir quel visage lui donner. « Ils sont nombreux aujourd’hui ceux qui ne poussent pas leur démarche croyante jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la personne de Jésus Christ, Fils de Dieu incarné et ressuscité » écrivait récemment dom André Louf. Cette affirmation ne rejoint-elle pas celle plus provocante de dom Bélorgey qui parlait des athées du cloître ?

            La foi de Pâques n’est pas une simple croyance. Elle est ce don gratuit qui nous permet de faire l’expérience d’une rencontre personnelle avec le Christ. Cela apparaît assez clairement dans les cas de conversion comme celle d’Augustin ou de Charles de Foucauld. Toute la personne se trouve engagée dans cette expérience. Il y a un avant et un après cette rencontre. Pour ceux qui ont grandi avec la foi, cette rencontre est souvent liée à la vocation. Cette expérience reste personnelle à chacun et difficilement communicable. Toutefois, en lisant ou écoutant le récit qu’en font certains, on peut s’y reconnaître ou au contraire constater que notre foi repose sur une expérience plus diffuse et beaucoup moins repérable. Il y a bien eu quelques moments privilégiés où l’on a pris conscience de la présence de Dieu dans notre vie : Dieu était là et je ne le savais pas ! Mais il ne s’agit pas d’une expérience qu’on peut dater.

            La résurrection du Christ, en elle-même, ne nous renvoie à aucune expérience. Il est impossible de se la représenter ; elle ne peut qu’être évoquée. Il est surprenant de constater comment les apparitions mêmes du Ressuscité rapportées dans les Evangiles sont accompagnées d’une certaine incrédulité : dans leur joie, ils n’osaient pas croire, ils avaient encore des doutes (Lc 24, 41). Comme si une joie trop grande était une difficulté supplémentaire ! Au lever du jour Jésus parut sur le rivage ; mais les disciples ne savaient pas que c’était lui (Jn 21, 4). Et un peu plus loin : Aucun des disciples n’osait lui demander : qui es-tu ? Car ils savaient bien que c’était le Seigneur (21, 12). Ils savent que c’est le Seigneur et cependant ils ne le reconnaissent pas. Le jour de l’Ascension, ils parlaient encore quand Jésus se tint en personne au milieu d’eux ... Saisis de peur et d’effroi ils s’imaginaient voir un esprit. Mais il leur dit : pourquoi tout ce trouble et pourquoi des doutes s’élèvent-ils en vos coeurs ? (Lc 24, 36-38) S. Matthieu dit de même : Quand ils le virent, ils se prosternèrent ; d’aucuns cependant doutèrent. (Mt 28, 17) Marc est encore plus catégorique : Enfin il se manifesta aux onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et leur obstination à ne pas ajouter foi à ceux qui l’avaient vu ressuscité. (Mc 16, 14) Rien d’étonnant si nous éprouvons nous-mêmes des difficultés à croire !

            La foi chrétienne authentique, la foi de Pâques, suppose d’avoir fait l’expérience, d’une façon ou d’une autre, de la miséricorde et du pardon de Dieu. Saint Paul a su exprimer cette expérience qui fut décisive pour lui comme pour l’Eglise. Saint Pierre l’a faite d’une autre façon au bord du lac de Tibériade après la résurrection de Jésus. Sans cette expérience profonde d’avoir été pardonné et de constater que toute notre existence est suspendue à la seule miséricorde de Dieu, peut-on vraiment parler de foi et de rencontre avec le Ressuscité ?

            Cette expérience de la miséricorde infinie de Dieu rend humble et pauvre. On perd ses assurances d’autrefois, on devient modeste jusque dans sa foi comme le père de l’enfant malade qui déclarait à Jésus : Je crois, Seigneur, mais viens au secours de mon manque de foi. On peut en arriver même à subir de fortes tentations d’athéisme comme Thérèse de l’Enfant Jésus ou Mère Teresa. La vraie foi s’accompagne toujours d’une profonde humilité. Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. Même si elle doit être communicative, la foi se propose mais ne s’impose jamais, ce serait oublier qu’elle est don de Dieu.

            L’essentiel de la foi demeure d’avoir reconnu une présence et de vivre en cette présence. C’est le dialogue de Jésus ressuscité avec Marie Madeleine : Marie ! - Rabbouni ! C’est aussi l’expérience des deux disciples d’Emmaüs. Je crois en la présence de quelqu’un qui m’aime personnellement, qui me pardonne et qui me permet d’exister dans la liberté. La foi me fait devenir vraiment fils dans le Fils unique et m’invite à grandir dans cette liberté. Elle m’ouvre un chemin, elle me met en route. Car cette liberté n’est jamais pleinement acquise.

            Comment approfondir cette vie en présence de quelqu’un qui nous aime et que nous avons rencontré ? Il peut être utile de rappeler les trois lieux privilégiés où nous pouvons entretenir cette rencontre.

            Le premier est certainement la lectio divina ou l’écoute de la Parole de Dieu. Sans cette écoute d’une Parole qui vient d’ailleurs, on risque toujours de se fabriquer une petite idole en son coeur et d’organiser sa religion autour de cette idole qui n’est qu’une projection de nos envies, de nos fantasmes, de nos craintes peut-être... On peut se créer des certitudes, des convictions pour consolider la fragilité de notre foi. De là viennent les fanatismes religieux de toutes sortes dont Paul, avant sa conversion, fut un bel exemple. On met le nom de Dieu jusque sur nos étendards de guerre et sur notre monnaie. La vraie foi, née d’une authentique rencontre de Dieu comporte, bien sûr, des certitudes mais elles sont modestes et humbles. On ne peut plus douter de l’existence et de l’amour de Dieu mais on désire toujours mieux le connaître, on est en quête de son visage, à l’écoute de tout ce que d’autres peuvent nous apprendre de lui. Avez-vous vu celui que mon coeur aime ? Comme je disais le jour de Pâques, on ouvre le livre de la Parole avec toutes nos questions et on y trouve des éléments de réponse toujours neufs, toujours plus riches. Jusqu’au jour où, au terme de l’existence, on pourra s’écrier comme Thérèse d’Avila : « Il est grand temps Seigneur de nous voir ! »

            Cette lecture de la Parole de Dieu doit se compléter par les écrits de ceux qui, avant nous, ont écouté cette Parole et l’ont incarnée dans leur vie. Nous avons la chance d’avoir de vrais maîtres dans la tradition cistercienne. Comme l’écrivait notre abbé général, dans son livre Soleil dans la nuit, nos Pères Cisterciens sont non seulement des mystiques mais des mystagogues, c’est-à-dire non seulement des hommes qui ont fait une véritable expérience de Dieu et de son mystère mais des maîtres qui nous introduisent par leurs écrits dans cette expérience du mystère. En lisant leurs écrits nous sommes comme affectés par leur expérience à la manière dont on l’est par une musique, une poésie ou une peinture... Ils nous attirent vers le mystère et nous en ouvrent l’accès. Je me contente de citer le Bx Guerric dans un de ses sermons sur la fête de Pâques :

            Je vous le demande, mes frères, vous à qui Dieu a daigné parfois en accorder l’expérience : votre coeur n’était-il pas tout brûlant en vous pour Jésus, tandis qu’en chemin il s’entretenait avec vous et vous ouvrait les Ecritures ? Que ceux qui en ont fait l’expérience se la rappellent et qu’ils chantent sur les chemins du Seigneur que grande est la gloire du Seigneur ; que ceux qui ne l’ont pas faite croient et s’efforcent d’expérimenter à leur tour, pour qu’eux aussi puissent chanter quelquefois les justices du Seigneur dans leur lieu d’exil et d’affliction. (Bx Guerric, 3e Serm. sur la Résurrection, n.4)

            Le deuxième lieu privilégié de la rencontre avec le Ressuscité est évidemment la Liturgie. L’épisode d’Emmaüs nous invite à unir lectio divina et liturgie, écoute de la Parole et partage du pain eucharistique. Si l’écoute de la Parole peut se pratiquer à la fois individuellement et de façon communautaire, la liturgie est essentiellement communautaire. Jésus vient à nous là où nous sommes réunis. Thomas n’a pas pu faire cette expérience du Ressuscité tant qu’il n’a pas rejoint le groupe des Onze. Le premier élément de toute liturgie, Mgr Marini le rappelait, est l’assemblée ou la communauté. Le cadre, le mobilier, les gestes sont en fonction de cette assemblée. Mais, évidemment, il ne suffit pas d’avoir une foule pour que ce soit une assemblée d’église, une assemblée de foi et de charité. De plus, l’assemblée ne crée pas la liturgie, elle la reçoit. Mais elle doit se l’approprier, la faire sienne en fonction de ce qu’elle est et de ce qu’elle vit. Une eucharistie de sépulture n’est pas une eucharistie de mariage ; une célébration paroissiale n’est pas celle d’une petite communauté religieuse ; une messe aux J.M.J. n’est pas une messe à la prison d’Aiton.

            Dans sa Lettre Apostolique pour l’année de l’Eucharistie, Mane nobiscum, Jean Paul II écrivait : Sur la route de nos interrogations et de nos inquiétudes, parfois de nos cuisantes déceptions, le divin Voyageur continue à se faire notre compagnon pour nous introduire, en interprétant les Écritures, à la compréhension des mystères de Dieu. Quand la rencontre devient totale, à la lumière de la Parole succède la lumière qui jaillit du «Pain de vie», par lequel le Christ réalise de la manière la plus haute sa promesse d’être avec nous «tous les jours jusqu’à la fin du monde» (Mt 28, 20). (Mane nobiscum n.2)

            Il est significatif que les deux disciples d’Emmaüs, bien préparés par les paroles du Seigneur, l’aient reconnu, alors qu’ils étaient à table, au moment du geste simple de la «fraction du pain». Lorsque les esprits sont éclairés et que les coeurs sont ardents, les signes «parlent». L’Eucharistie se déroule entièrement dans le contexte dynamique de signes qui portent en eux-mêmes un message dense et lumineux. C’est à travers les signes que le mystère, d’une certaine manière, se dévoile aux yeux du croyant. (Mane nobiscum n.14)

            Aux disciples d’Emmaüs qui demandaient à Jésus de rester «avec» eux, ce dernier répondit par un don beaucoup plus grand: il trouva le moyen de demeurer «en» eux par le sacrement de l’Eucharistie. Recevoir l’Eucharistie, c’est entrer en communion profonde avec Jésus. «Demeurez en moi, comme moi en vous» (Jn 15, 4). Cette relation d’union intime et mutuelle nous permet d’anticiper, en quelque manière, le ciel sur la terre. N’est-ce pas là le plus grand désir de l’homme ? N’est-ce pas cela que Dieu s’est proposé en réalisant dans l’histoire son dessein de salut ? Il a mis dans le coeur de l’homme la «faim» de sa Parole (Cf. Am 8, 11), une faim qui sera assouvie uniquement dans l’union totale avec Lui. La communion eucharistique nous est donnée pour «nous rassasier» de Dieu sur cette terre, dans l’attente que cette faim soit totalement comblée au ciel. (Mane nobiscum n.19)

            Enfin le troisième lieu est la vie quotidienne, vie de travail, services communautaires, repas, moments de détente ou d’écoute, simples attitudes comme un regard, un sourire... J’aime beaucoup ce 3e sermon du Bx Guerric sur la Résurrection déjà cité : Certains d’entre vous, si je ne me trompe, le savent par expérience : souvent, ayant cherché Jésus auprès des autels des chapelles comme les femmes au tombeau, ils ne l’ont pas trouvé ; et voici que, contre toute attente, il est venu à eux sur le chemin de leurs travaux. Alors ils se sont approchés et lui ont tenu les pieds, eux dont les pieds n’avaient pas été entravés par la paresse, grâce à leur désir de lui.

            L’Eucharistie que Jean-Paul II qualifie d’épiphanie de communion nous renvoie à la communion fraternelle, nourrie par une «spiritualité de communion», qui nous pousse à des sentiments d’ouverture réciproque, d’affection, de compréhension et de pardon. (Mane nobiscum n.21) Pour que cette vie de communion soit vraiment évangélique, elle doit s’ouvrir au monde qui nous entoure et à ses souffrances : L’image de notre monde déchiré, qui a inauguré le nouveau millénaire avec le spectre du terrorisme et la tragédie de la guerre, appelle plus que jamais les chrétiens à vivre l’Eucharistie comme une grande école de paix, où se forment des hommes et des femmes qui, à différents niveaux de responsabilité dans la vie sociale, culturelle, politique, deviennent des artisans de dialogue et de communion. (Mane nobiscum n.27)

            En conclusion, croire en la Résurrection c’est découvrir une possibilité de vie dans tout ce qui nous apparaît sous l’aspect de mort : la mort physique évidemment, mais aussi la souffrance, la diminution physique ou psychologique, l’échec, le manque d’estime et de considération. Croire en la résurrection c’est aussi croire à la puissance de l’amour pour transformer le monde comme l’ont vécu Martin Luther King, Nelson Mandela, Mère Teresa ou Jean-Paul II. Non, la haine n’aura pas le dernier mot, disait Maggy Barankitse[1]. Je pense aussi au combat pascal de Maïti Girtanner[2] pour arriver à pardonner à son bourreau. Les martyrs d’aujourd’hui sont des martyrs de l’amour. Soyons au moins d’humbles témoins d’unité, de bienveillance, de pardon réciproque et de service mutuel. S. Benoît nous invite dans le chapitre 7 à devenir humbles en vue de l’amour et il conclut en disant que cette oeuvre, c’est le Seigneur qui l’accomplira en nous par son Esprit Saint, l’4sprit de Jésus ressuscité. C’est bien là le fruit du mystère pascal.


Tamié, 6 avril 2008

[1] Christel Martin, La haine n'aura pas le dernier mot, Maggy, la femme aux 10.000 enfants, Albin Michel, 2005.
[2]
Maïti Girtanner, Même les bourreaux ont une âme, CLD, 2006.