Homélie - St Bernard — Abbaye de Tamié

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Homélie - St Bernard

Par Frère Raffaele

Homélie pour la fête de saint Bernard

Lecture du Cantique des cantiques (8, 6-7)
Parole du Bien-aimé : « Que mon nom soit gravé dans ton coeur,qu'il soit marqué sur ton bras. »Car l'amour est fort comme la mort,la passion est implacable comme l'abîme.Ses flammes sont des flammes brûlantes,c'est un feu divin !
Les torrents ne peuvent éteindre l'amour,les fleuves ne l'emporteront pas.Si quelqu'un offrait toutes les richesses de sa maison pour acheter l'amour,tout ce qu'il obtiendrait, c'est un profond mépris.

Évangile selon saint Luc (6, 17, 20-26)
Jésus descendit de la montagne avec les douze Apôtres et s'arrêta dans la plaine. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une foule de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon. Regardant alors ses disciples, Jésus dit : « Heureux, vous les pauvres :le royaume de Dieu est à vous !
Heureux, vous qui avez faim maintenant :vous serez rassasiés !Heureux, vous qui pleurez maintenant :vous rirez !
Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous repoussent,quand ils insultentet rejettent votre nom comme méprisable,à cause du Fils de l'homme.
Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie,car votre récompense est grande dans le ciel :c'est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes.
Mais malheureux, vous les riches :vous avez votre consolation !
Malheureux, vous qui êtes repus maintenant :vous aurez faim ! Malheureux, vous qui riez maintenant :vous serez dans le deuil et vous pleurerez !
Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous :c'est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes.

Homélie

- Frères et soeurs, je ne puis m'empêcher de me demander pourquoi a-t-on choisi ce passage d'évangile pour la fête de S. Bernard. Il a plusieurs fois commenté les Béatitudes, c'est vrai, mais toujours selon le texte de S. Matthieu et non selon celui de S. Luc. Peut-être, en choisissant ce dernier, avec sa litanie menaçante de « Malheur à vous », a-t-on voulu faire ressortir le charisme prophétique de Bernard, son franc parler envers les puissants de ce monde. Souvent, il n'hésite pas à leur reprocher leurs torts et à prendre la défense des pauvres, des faibles. D'autre part, quelques controverses retentissantes, assez tardives dans la vie de notre saint, ont favorisé chez beaucoup l'idée qu'il était un violent, sévère jusqu'à l'intransigeance, combatif sans souci de la peine qu'il causait aux autres. Or, était-il habituellement tel ? Si l'on veut connaître le Bernard ordinaire, le Bernard de tous les jours, il faut interroger ses textes les plus intimes, en particuliers ses nombreuses lettres, où il parlait de personne à personne, de coeur à coeur. De plus, n'oublions pas que, même après ses grands conflits, il savait se réconcilier avec ses adversaires : pensons au pardon mutuel si touchant qu'il échangea avec Abélard à Cîteaux en présence de l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable.
Dans les lettres de Bernard, le langage de la tendresse est abondant. Le mot « miséricorde » revient très souvent, maintes fois accouplé au mot « entrailles » dans la tournure suggestive, empruntée à la Bible : les « entrailles de miséricorde ». Beaucoup de beaux textes mériteraient d'être cités. J'en choisis deux qui me paraissent particulièrement significatifs. Le premier se trouve dans la lettre 70, où Bernard plaide auprès de Guy, abbé cistercien de Trois-Fontaines en Champagne, en faveur d'un moine fugitif qui demande à être réadmis dans sa communauté. Ici, le langage de tendresse employé par Bernard atteint une intensité émouvante :
« C'est le malheur de mon proche, la douleur de mon frère, qui me prennent au plus profond de mes entrailles », écrit-il. « La miséricorde est un mouvement du coeur, elle ne se force pas par volonté, ne se soumet pas à la raison. On ne peut se la donner par une décision volontaire, mais c'est elle qui, par un sentiment irrépressible, oblige les âmes aimantes à compatir à ceux qui souffrent. Même si c'était un péché que d'avoir pitié, et si j'y mettais toute ma bonne volonté, je ne pourrais m'empêcher d'avoir pitié. »

Quel contraste entre la description de la miséricorde donnée ici par Bernard, si marqué par la Bible, et la définition qu'on trouve chez Abélard, héritier de la tradition philosophique antique : « La miséricorde, écrit celui-ci, nos anciens disaient qu'elle est, plutôt qu'une vertu, un vice et une faiblesse de l'âme. »

Le deuxième passage que je vais vous citer se trouve dans une lettre au pape Eugène III. Celui-ci, ancien abbé cistercien de Tre Fontane, près de Rome, après son élection au siège de Pierre, avait demandé à Bernard de lui envoyer un supérieur pour sa communauté monastique, restée orpheline de son père abbé, et Bernard lui avait cédé son propre prieur, le jeune Rualène. Hélas, ce fut un désastre. Aussitôt, Bernard écrit au pape, le suppliant de lui renvoyer au plus vite son moine. Ici, le coeur de notre saint s'épanche en des accents d'une tendresse presque maternelle :
« Je brûle, écrit-il, aussi longtemps qu'il est, lui, dans le scandale. Ne vous en étonnez pas : nous sommes une seule âme, à cela près que je suis la mère et lui le fils ; car, pour ce qui est du père, je vous en ai cédé le nom et l'autorité. Seule m'en est restée la tendresse, qui n'a pu se transvaser et qui me torture... Nous vous supplions donc, par les entrailles de miséricorde de notre Dieu, montrez le coeur d'un père, et renvoyez l'enfant, pendant qu'il vit encore, aux seins de sa mère. Peut-être toute sa maladie vient-elle d'avoir été trop tôt sevré. » (Lettre 258)

D'où vient à S. Bernard un tel sentiment de miséricorde, si profond, si poignant ? De la contemplation de la miséricorde de Dieu, révélée dans le Christ crucifié. Dans un vertigineux passage du Sermon 61 sur le Cantique des cantiques, Bernard évoque le coup de lance du centurion qui transperce le coté du Christ afin que, par cette blessure, paraisse à nu « le secret de son cœur », c'est-à-dire, « les entrailles de miséricorde de notre Dieu ».
Frères et soeurs, je vous disais en commençant que S. Bernard a souvent commenté les Béatitudes. Mais je ne crois pas me tromper en affirmant que sa béatitude préférée ou, du moins, celle qu'il a vécue avec une intensité particulière, était celle-ci : « Heureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde. » Qu'il nous obtienne la grâce de le suivre sur ce chemin.