SB-Saint Martin — Abbaye de Tamié

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Sermon de saint Bernard

Sermon de saint Bernard
pour la fête de saint Martin - 11 novembre

(Extrait)

 

12. Martin ne fut pas le Christ, mais cependant il eut le Christ, non pas à la manière des anges qui ont sa présence pleine de majesté, non pas comme les apôtres qui le virent dans son humanité, non pas même comme les saints à qui il a parlé jadis dans des visions, mais comme l'Église entière l'a maintenant. Par la foi et dans les sacrements. Il n'était pas la lumière, mais il était une lampe bien ardente et bien brillante, disait-on de Jean Baptiste (Jn 5, 35). Mais si je vous parle du précurseur, je prévois que vous allez me dire c'est le plus grand des hommes, un homme plus que prophète, c'était même l'ange de Dieu le Père, comme il le dit lui-même : « Voici que j'envoie mon ange, etc. (Luc 7, 17)». Martin fut aussi une lampe ardente et brillante, lui du moins on peut l'imiter, sinon dans les merveilles qu'il a faites, du moins dans ce qu'il y eut d'imitable en lui. Vous allez aujourd'hui vous asseoir à la table d'un riche. Observez bien ce qui va vous être servi, distinguez entre les mets et les plats qui les contiennent. Vous êtes invités à vous servir des uns, non pas à prendre les autres. Or, Martin est ce riche. Il est riche en mérites, riche en miracles, riche en vertus, riche enfin en prodiges. Faites donc bien attention à ce qui vous est servi à sa table, à ce qui vous est présenté pour que vous l'admiriez et à ce que vous est offert pour que vous l'imitiez. Oui, puisque l'Écriture vous dit un peu plus loin : « Vous aurez à préparer quelque chose de semblable (Pr 23, 1, suivant LXX) » vous devez faire bien attention à ce qui vous est offert. Martin a ressuscité trois morts, autant que le Sauveur lui-même, il a rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, la marche aux boiteux, la santé à des membres desséchés. Par une vertu toute divine, il a échappé aux dangers qui le menaçaient; par sa seule présence, il arrêta la marche des incendies, il a rendu saine, par un baiser, la chair d'un lépreux, avec un peu d'huile il a guéri un paralytique, il a vaincu les démons, il a vu des anges, et il a prédit l'avenir.

13. Qui nous empêche de regarder toutes ces merveilles et beaucoup d'autres encore, comme autant de vases magnifiques placés sur la table de ce riche personnage, comme des plats d'or massif, étincelant de pierreries, et non moins précieux par le fini du travail que par la matière dont ils sont composés? Ne recherchez rien pour le palais dans ces objets précieux, contenez-vous d'en admirer la beauté. Que notre lampe brille de même, si nous voulons dans sa lumière, voir la lumière que nous ne sommes pas encore capables de contempler dans toute sa pureté. Pour lui, il n'est pas la lumière, mais il vient pour rendre témoignage à la lumière, pour que nous voyions la gloire de Dieu dans son saint, puisque nous ne sommes pas encore en état de la contempler telle qu'elle est en lui-même. D'ailleurs, n'allez pas croire que vous trouverez les lampes de Martin ornées seulement, mais vides d'huile non, non, car il n'est pas une vierge folle, il a, au contraire, de l'huile dans sa lampe. Il y a du vin dans ses coupes, une grande abondance de mets divers dans ses plats, je veux dire des délices spirituelles, de sorte que les pauvres non-seulement les voient et soient frappés d'admiration, mais encore mangent et se rassasient. S'ils louent Dieu, dans la bonté des plats qu'on leur sert, ils puisent la vie du coeur dans les mets qu'ils renferment, car les morts ne sauraient te louer, Seigneur. Si donc nous voulons que les louanges que nous adressons à Dieu, dans notre admiration, soient dignes de lui et lui soient agréables, il faut que nous vivions par l'imitation, de même que pour que nous prenions les mets qui nous sont offerts avec plus d'empressement, il faut que nous soyons vivement poussés par la curiosité à contempler la richesse des plats où ils nous sont offerts. Voilà donc comment nous devons nous porter par des sentiments divers, tantôt vers l'éclat, et tantôt vers la chaleur de sa lampe, comment ces deux qualités doivent se faire mutuellement valoir, et par leur action réciproque, acquérir l'une et l'autre de nouveaux charmes à nos yeux. Or, notre Martin fut humble de coeur et pauvre d'esprit, comme on peut s'en convaincre avec la dernière évidence, par les effets de la grâce d'en haut, que Dieu ne lui aurait certainement pas accordée avec cette abondance s'il n'avait trouvé en lui un grand fonds d'humilité.

14. Pour me borner dans le récit de ses vertus, rappelez-vous combien saint Hilaire l'a trouvé pauvre d'esprit, lorsque, voulant l'élever aux fonctions du diaconat, il ne put réussir à les lui faire accepter, tant il protestait avec force qu'il n'était pas digne de les remplir. Il le fit exorciste, et en cela, il semble qu'il lui fit une sorte de violence car il savait bien qu'il ne refusait pas un ordre moins élevé encore. Il fut pauvre, ses vêtements étaient négligés, sa barbe inculte et sa figure fort peu soignée. Des esprits malveillants lui en firent même une sorte de reproche quand on l'élut évêque, mais, après son élection, il ne changea rien à ses habitudes comme on le voit dans son histoire. En un mot, Martin s'étant montré vraiment pauvre d'esprit, a mérité d'être appelé humble autant que pauvre. Quant à sa douceur, écoutez ce qu'en dit son historien Sulpice Sévère. « Il montra une telle patience dans les injures, qu'étant évêque, il souffrit celles des clercs de l'ordre même le moins élevé, sans les punir et sans jamais, je ne dis pas les priver de leur poste à cause de cela, mais même sans leur faire perdre quoi que ce soit de son affection, autant qu'il fut en lui » (Sulpice, Dial. III, chap. 20) comme le prouve bien l'histoire de Brice, que vous n'avez pas oubliée, je pense. Car de tous ces clercs, c'est celui qu'il choisit pour lui succéder, en l'avertissant des adversités qui lui étaient réservées après lui. Il avait fini par le sanctifier par sa foi et par sa douceur (Si 45, 4) car il l'avait entendu faire cette réponse à quelqu'un qui lui demandait où il pourrait le voir. « Vous cherchez ce fou? Regardez là-bas, le voilà qui a les yeux levés au ciel selon son habitude, comme un insensé. » En effet, il arrivait souvent à cet homme de Dieu, qui ne ressentait que du mépris pour la terre, de lever les yeux au ciel, car il savait que ce n'est pas pour une autre raison que l'homme a reçu un corps qui se tient debout. Il savait que c'était là-haut qu'était son trésor, là-haut que le Christ est assis à la droite de son Père et que tant qu'il n'y serait pas lui-même, il n'aurait pas ce qui faisait l'objet de tous ses désirs. Voilà pourquoi il se mit peu en peine qu'on l'appelât fou sur la terre, puisque sa vie tout entière était dans les cieux et que ses yeux étaient dans sa tète. C'est de là aussi que coulaient sur ses joues ces larmes abondantes qu'il versait ordinairement sur les péchés de ceux qui semblaient être ses détracteurs.

15. On peut juger de sa soif de la justice par toutes les autres actions de sa vie, mais particulièrement par son zèle à poursuivre le culte des idoles, à renverser les temples et les statues des dieux, et à détruire leurs bois sacrés, car il ne craignit pas de s'exposer souvent au danger pour faire disparaître toutes ces occasions d'un péché tel que l'idolâtrie. Quant à sa charité envers les pauvres, le Sauveur même en faisait l'éloge devant les anges, en leur montrant la moitié du manteau qu'il avait reçue de lui. Plaise à Dieu que, auprès du souverain juge qui l'a reçu dans ses tabernacles admirables, il daigne faire preuve pour nous qui sommes des pauvres aussi, de la même charité que celle qu'il montra quand il passa, dit-on, la moitié de la nuit à la porte d'un juge de la terre pour arracher des condamnés aux tourments qui les attendaient et à la mort à laquelle ils étaient destinés. En effet, comment ne serait-il pas entendu aujourd'hui de Celui qui fit autrefois écouter sa voix. On peut reconnaître la pureté de son coeur, surtout à ce fait qu'il n'a pas été confondu lorsque parlant à son ennemi à la porte de l'éternité (Ps 126, 5) il lui disait : « Méchant, tu ne trouveras rien en moi, le sein d'Abraham s'ouvre pour me recevoir. » En effet il eut le bonheur de terminer ses travaux par une oeuvre de pacification car bien qu'il sût que sa fin était proche, il ne se rendit pas moins auprès de clercs que la discorde tenait séparés, les réconcilia et ensuite s'endormit en paix.

16. Quant aux persécutions qu’il souffrit pour la justice, il serait trop long de les rapporter en détail. Avec quelle intrépidité il se montra supérieur à la crainte en face de Julien Auguste, dans la cité de Worms, lorsqu'il fut jeté en prison pour se voir expose le lendemain sans armes et sans défense aux attaques des barbares! Quel sang-froid, un autre jour, quand, au milieu des Alpes, il vit un brigand lever sa hache sur sa tète ! Quelle patience, quand l'arien Auxence, après l'avoir poursuivi avec acharnement et couvert d'injures, le chassa enfin de la ville de Milan ; quand, avant cela, dans un autre endroit, après avoir lutté avec une rare constance contre la perfidie des prêtres il se vit battu de verges dans la place publique et forcé de se retirer ensuite ! Un autre jour qu'il assistait à la destruction d'un temple idolâtre, un païen fond sur lui le glaive à la main. Martin présente sa tète nue au coup qui le menace, mais le païen en levant le bras pour frapper, tombe à la renverse. Une autre fois, un homme s'approche avec la pensée de lui douter un coup de couteau, mais à l'instant le fer lui tombe des mains et il lui est impossible de le retrouver. On ne saurait douter qu'il reçut de nombreuses couronnes pour toutes ces épreuves, puisque s'il ne consomma jamais, en effet, son sacrifice, cependant il n'en fut pas moins un grand nombre de fois véritablement martyr par les pieuses dispositions de son âme. Mangez donc à présent, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés (Ct 5, 1), voilà ce qui s'appelle vivre et c'est en cela que consiste votre vie, à moins que Dieu n'ait appelé bienheureux ceux qui ressuscitent les morts, rendent la vue aux aveugles, guérissent les malades, rendent saine la chair des lépreux, redonnent le mouvement aux membres paralysés, commandent aux démons, prédisent l'avenir; brillent par leurs miracles, plutôt que ceux qui sont pauvres d'esprit, qui sont doux, qui pleurent, qui ont faim et soif de la justice, qui sont miséricordieux, qui ont le coeur pur, qui sont pacifiques et qui souffrent la persécution pour la justice.

17. Pardonnez-moi, mes frères, j'ai un peu négligé de vous parler de ses exemples d'obéissance et pourtant, d'après le dessein que j'avais formé, c'était la vertu que je voulais surtout vous montrer en Martin. Sans doute, je vous retiens ici déjà depuis longtemps, mais il me semble qu'il est bon pour nous que nous nous arrêtions sur ce point; d'ailleurs, j'ai un peu tardé à vous parler de Martin aujourd'hui. « Seigneur, s'est-il écrié, si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne refuse pas de travailler, que ta volonté soit faite (Sulp. Epis. III. ad Bassul). » Quelle âme vraiment très sainte ! Quelle inestimable charité ! Quelle obéissance unique ! Tu as combattu le bon combat tu as consommé ta course, tu as conservé la foi, il ne te reste plus maintenant qu'à attendre la couronne de justice que de te rendre aujourd'hui le juste Juge, et tu t'écries encore : Je ne refuse pas de travailler, que ta volonté soit faite! Tu as offert aussi en entier le sacrifice de ton Isaac et autant qu'il a dépendu de toi, tu as égorgé le fils, unique objet de ton amour, tu as immolé avec une pieuse dévotion ton unique joie, en t'offrant à retourner au milieu des périls, à recommencer la lutte, reprendre ton travail, à souffrir encore les tribulations, à prolonger l'épreuve enfin, à voir différée encore la félicité suprême et la société si ardemment désirée des esprits bienheureux, pour retomber de nouveau, du seuil de la gloire, dans les épreuves de leur vie mortelle; enfin, et c'est ce qui surpasse tout le reste, tu consens à demeurer plus longtemps éloigné de ton Christ, si telle est sa volonté à lui. Qui pourrait jamais douter que celui qui se montre disposé avant même d'avoir reçu aucun ordre, à faire la volonté du maître, ait plus de mérite que celui qui attend de la connaître pour s'y soumettre? Assurément, anges saints, votre obéissance est bien grande mais si vous me le permettez et si j'ose le dire, je ne sais s’il s'en est jamais trouvé parmi vous un seul qui fût disposé à être envoyé un jour pour exercer un ministère pendant lequel il dût cesser de contempler la face du Père. Sans doute, c'était grand à toi ô Pierre, de tout laisser pour suivre le Seigneur; mais je t’ai entendu t’écrier sur la montagne où il se transfigura devant vous : " Seigneur, nous sommes bien ici, faisons-y trois tentes" (Mt 17, 4). Ce n'est pas là dire "si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas de travailler". Ton âme est prête, ô Martin, oui ton âme est prête, soit à demeurer dans son corps, soit à le voir se dissoudre et à aller rejoindre le Christ.

18. Sa sécurité dans les horreurs de la mort fut bien grande, elle fut grande aussi dans son désir de jouir de la vision de Jésus Christ et c'est même dans la ferveur unique avec laquelle il avait ce désir que se trouve la perfection, mais tout cela se trouvait en toi, ô Martin, dans une mesure qui dépassait toutes mesures, car tout en ne craignant pas la mort, que dis-je, en désirant si ardemment jouir de la présence du Seigneur, cependant tu ne refuses pas de vivre et de retomber dans les rudes épreuves de l'attente. En quoi aurait-il pu ne pas se montrer obéissant, celui qui, dans de pareilles conjonctures, s'écriait avec tant de dévotion : «Que ta volonté soit faite ! » Eh bien, mes frères, dans le festin qui nous est servi aujourd'hui, que ce soit là notre lot, regardons d'un oeil attentif ce plat de l'obéissance, servi sur la table de ce pauvre, ou plutôt de ce riche et sachons que voilà le plat qu'on exige que nous rendions à notre tour, que nous avons à préparer, et disons les uns et les autres. «Seigneur, je suis tout prêt, et je ne suis pas troublé, je suis tout prêt à garder tes commandements » (Ps 118, 60). Je ne suis pas prêt seulement une fois, ou à moitié, mais mon coeur est prêt, ô mon Dieu, mon coeur est tout prêt ; oui, il est tout disposé aux choses les plus opposées et ne veut en rien s'imposer ta volonté. Peut-être désiré-je ceci en particulier et avec une grande force, mais je ne refuse pas cela. Que ce que tu veux dans les cieux se fasse ici-bas. Je soupire après le repos, mais je ne refuse pas le travail. Que ta volonté soit faite !

Traduction Charpentier - 1865
OCR : Tamié