Vie de dom Eugène Huvelin - 2 — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Vie de dom Eugène Huvelin - 2

(1742-1828) par l'abbé Clerc - 1841
blason bellevaux             
Vie de dom Eugène Huvelin

(suite)

supérieur de l’abbaye de Bellevaux - Par l’abbé Clerc - 1841

Chapitre neuvième

Le retour des Bourbon fait concevoir à dom Eugène

l’espérance de rentrer dans son monastère

Il se décide à faire l’acquisition de l’ancienne abbaye de Bellevaux

et s’y retire deux ans après

Ses difficultés pour quitter sa paroisse et ses premiers soins en arrivant à Bellevaux

 

Le pouvoir impérial était détruit et les descendants de saint Louis étaient de retour dans le palais de leurs aïeux. Cette restauration fit croire à dom Eugène qu’elle serait suivie du rétablissement des institutions renversées par la Révolution. Il se flattait qu’un des premiers soins du souverain serait de procurer aux anciens religieux le moyen de vivre sous leurs constitutions. Son amour pour son premier état lui faisait illusion et dérobait à sa vue les obstacles insurmontables à l’accomplissement de ses desseins. La Charte, au surplus, était une déclaration authentique des intentions du monarque et sinon l’approbation des événements qui avaient opéré la destruction des monastères, du moins une assurance solennelle que le nouveau gouvernement ne reviendrait pas sur les faits accomplis.

Quelle différence, après tout, entre les dispositions du pouvoir royal et celles de l’empire déchu, à l’égard de la religion et de ses ministres ? Dom Eugène ne put le méconnaître et certain d’une entière liberté pour fonder un établissement où il put reprendre ses habitudes de Sept-Fons, il songea à réaliser ce projet. Il apprit qu’une ancienne abbaye située dans le département de la Haute-Saône et devenue la propriété du général Pichegru était à vendre. L’ayant trouvée propre à ses desseins, il résolut de l’acquérir. Il sonda les dispositions de plusieurs de ses anciens confrères disséminés sur plusieurs points de France et sur leur assurance qu’ils se réuniraient à lui, en présence de deux religieux qui s’étaient hâtés d’accourir à son appel, le contrat de vente fut signé et Eugène Huvelin devint possesseur de l’abbaye de Bellevaux.

Ce monastère avait jadis été célèbre. Fondé au commencement du 12° siècle par les libéralités de l’archevêque Anséric et du seigneur de la Roche sur l’Ognon, il avait reçu depuis des dons considérables de plusieurs familles illustres qui toutes eurent dans l’église de cette abbaye des chapelles et des tombeaux. Elle était de l’Ordre de Cîteaux et de la filiation de Morimond. Elle se glorifiait d’avoir elle-même donné naissance à un grand nombre de colonies qui se sont répandues fort au loin. On n’en sera pas surpris si l’on fait attention qu’à l’époque où Clairvaux réunissait huit cent religieux sous la conduite de saint Bernard, on n’en comptait pas moins de cinq cent à Bellevaux. Cette maison reçut encore un plus grand lustre en devenant le tombeau de saint Pierre archevêque de Tarentaise dont elle hérita des précieuses reliques.

Quel que  fût le désir de dom Eugène de passer le reste de ses jours dans une retraite remplie de si grands souvenirs, deux années s’écoulèrent néanmoins sans qu’il lui fût possible de quitter sa paroisse. Les regrets et les larmes de ses habitants étaient bien capables d’ébranler ses résolutions, il éprouvait un vif chagrin à la pensée de briser des liens devenus si chers par tant d’estime et d’affection. L’autorité diocésaine mettait aussi des obstacles à son départ de Vougécourt, où il n’était pas facile de le remplacer, tant à cause du bien qu’il y faisait, qu’à raison de la pénurie de prêtres qu’éprouvait alors le diocèse de Besançon.

Aucune autre considération ne le retenait comme on pourrait le présumer, en songeant à l’étendue de son sacrifice, beaucoup plus grand que celui qu’il avait fait en entrant la première fois dans le cloître. Il avait pour lui l’expérience des peines attachées à la vie monastique. Il avait goûté, après être sorti du cloître, les commodités d’une vie libre et privée, il était surtout parvenu à cet âge où du repos et des attentions sont devenus nécessaires. Mais rien ne le forçait à prendre ce parti. Il pouvait en toute sécurité se conformer aux décisions du cardinal de la Luzerne dont j’ai fait connaître en rapportant la lettre, le sentiment touchant le séjour dans le monde des religieux expulsés de leur cloître, il avait pour lui la latitude accordée, à cet égard, par le souverain pontife et les services qu’il rendait à sa paroisse.

Mais le désir d’une vie plus conforme à la perfection le décida à suivre l’impulsion qu’il croyait divine [1]. Pour s’épargner les douleurs d’une cruelle séparation, il partit au milieu de la nuit dans le courant d’avril en 1819 et arriva le lendemain à Bellevaux. Il y trouva les deux religieux dont j’ai parlé, revêtus de l’habit de leur Ordre et quelques postulants dont deux sont morts au Val-Sainte-Marie. Ils ont été les prémices. Le premier soin de dom Eugène fut de disposer les lieux réguliers et ces arrangements terminés, il reprit l’habit monastique et en revêtit six de ses frères. Il choisit pour cette cérémonie le 16 juillet, jour de la fête de saint Étienne, troisième abbé de Cîteaux et propagateur de l’Ordre.

Trois jours après, dom Eugène remplit un devoir dont il éprouva beaucoup de consolation et de joie. Ce fut la translation des reliques du saint archevêque de Tarentaise rendues à son abbaye et replacées dans la chapelle qui y est érigée sous son invocation. Rien n’avait été épargné pour la rendre digne de ce précieux dépôt dont les révolutionnaires l’avaient dépouillée, au moment où avaient été dispersés les saints solitaires préposés à sa garde [2] (18). L’abbaye de Bellevaux possédait depuis 600 ans ces reliques conservées sans corruption jusqu’à nos jours. Elles consistaient dans toute la partie inférieure du corps du saint pontife, depuis les reins. Le chef et le reste du corps avaient été transférés à Tarentaise peu de temps après l’époque où il mourut. Un nombreux concours de fidèles venait chaque jour implorer sur le tombeau du saint sa protection puissante et le Seigneur se plaisait souvent à montrer par des grâces signalées, combien ce culte rendu à son serviteur, lui était agréable.

Lorsque les religieux de Bellevaux sortirent de leur abbaye, la translation des reliques se fit à la demande des habitants de Cirey dans leur église où elles ne tardèrent pas à devenir l’objet d’une odieuse profanation. Quelques impies vinrent les arracher et les emmenèrent à Vesoul. Le respect des habitants de cette ville pour les reliques de saint Pierre de Tarentaise déconcerta les profanateurs qui n’osèrent en consommer la destruction. Relégué longtemps dans le fond d’une armoire du bureau du district où il resta jusqu’à la suppression de cette administration, le précieux dépôt en fut retiré alors par deux ecclésiastiques qui le portèrent dans une chapelle de l’église paroissiale de Vesoul et l’y renfermèrent dans une châsse préparée à cet effet.

Dom Eugène à son arrivée à Bellevaux, supplia l’archevêque de Besançon, Mgr Courtois de Pressigny d’ordonner qu’une partie notable des reliques fût rendues à sa communauté. Muni bientôt de l’autorisation du ce prélat, il envoya un de ses religieux recevoir des mains du curé de Vesoul, la cuisse, la jambe et le pied gauches du saint, tous unis ensemble, dans leur état naturel, couverts de leur peau et seulement desséchés par l’effet du temps. Exposés à la piété des fidèles, dans la chapelle de Bellevaux, ces restes vénérables attirèrent bientôt un grand concours. Dom Eugène avec la permission de l’archevêque de Besançon avait institué en mémoire de cette réception, une fête qui se célébrait à Bellevaux le 20 juillet. Le pape Léon XII avait aussi, à sa prière, accordé des indulgences qui devaient enflammer le zèle des pèlerins.

Une fois qu’il eût ainsi placé sous la protection de ce grand saint l’abbaye dont il venait lui-même de prendre possession, dom Eugène s’occupa du genre de vie qu’il ferait suivre à sa communauté naissante. Il hésitait entre la réforme de M. de Beaufort et celle de dom Jalloutz. J’ai montré combien la seconde enchérissait sur la première en austérités de tout genre. Il la crut trop austère pour la plupart des tempéraments. Il en était d’autant plus convaincu que ce régime établi par Augustin de Lestrange à la Valsainte et adopté par plusieurs autres maisons venait d’être abandonné et qu’on était revenu à la règle déjà bien assez sévère de l’abbé de Rancé. Après avoir réfléchi mûrement et consulté Dieu par de ferventes prières, dom Eugène se détermina à prendre pour règle la réforme de M. de Beaufort sous laquelle il avait fait sa profession. Ce fut également l’avis de tous les frères [3] impatients d’être régulièrement constitués.

Tandis qu’il jetait ainsi les fondements de son établissement, la malveillance répandait des bruits fâcheux contre les solitaires de Bellevaux. On les faisait passer pour des gens avides et disposés à tout envahir. Ils pouvaient, il est vrai, regretter pour leur abbaye et leur tranquillité [4], quelques-unes de ces propriétés vendues dans un temps où des envahisseurs beaucoup plus redoutables s’étaient approprié ces biens. Il était loin toutefois de la pensée des nouveaux habitants du monastère de nourrir les projets qu’on leur attribuait. Il arriva pourtant qu’un homme excité par ses préventions lança un jour si violemment des pierres contre une porte de l’abbaye qu’elle en fut enfoncée. On accourut au bruit, on connut le coupable et l’autorité voulait sévir contre lui. Il dut aux démarches et aux prières de dom Eugène de ne subir pour tout châtiment de son délit que la honte de l’avoir commis.

La communauté de Bellevaux était constituée, il ne s’agissait plus que de mettre les règles à exécution. Supérieur malgré lui, car il était seul prêtre alors, et dans l’attente d’un autre à qui il lui tardait de remettre l’autorité, dom Eugène s’efforça d’être le modèle de sa communauté. On vit donc ce vieillard vénérable dont les cheveux avaient blanchi dans l’exil et le ministère pastoral, après de longues années écoulées dans le cloître, on le vit le premier à tous les exercices, animant tout par sa parole et sa ferveur, expliquant chaque jour la règle et ajoutant à cette explication qui doit être courte, une exhortation  pathétique et pleine d’onction. Convaincu qu’une des observances les plus pénibles dans sa profession était de se lever au milieu de la nuit pour le chant des matines, il ne manquait jamais d’arriver à l’office un quart d’heure avant les religieux obligés de s’y rendre seulement à deux heures. Il était de même par rapport à tous les autres points de la règle. Dom Eugène célébrait habituellement tous les jours et ne manquait pas de venir dans le courant de la journée faire son oraison devant le très saint sacrement., continuant ainsi aux pieds des tabernacles une occupation qui était pour lui celle de tous les moments, car il priait sans cesse.

Que dire de ses austérités ? Quand elles se seraient bornées à celles prescrites par la règle, elles auraient déjà eu de quoi surprendre à son âge et malgré ses infirmités. Mais il ne s’en contentait pas. Non seulement il jeûnait tout octogénaire qu’il était, sans aucun adoucissement autorisé pour les vieillards, non seulement il édifiait par le goût qu’il semblait trouver dans des mets insipides, il voulut encore se priver pendant trois ans de l’usage du vin, se contentant de celui du cidre qui lui était contraire. Mais un médecin de Dole étant venu en 1823 passer quelques temps à Bellevaux, lui fit comprendre à quel péril il exposait ses jours et le détermina, non sans peine, à renoncer à cette mortification.

Aucun de ses frères ne put jamais lui faire agréer des services pour les soins qu’exigeaient sa personne et sa cellule. Il la tenait au reste dans un état de grande propreté qu’il regardait comme une vertu. Elle était bien petite et lui tenait lieu de chambre et de cabinet de travail. Si au milieu des froids les plus rigoureux on lui faisait observer qu’il n’avait pas de feu, il répondait que ses péchés méritaient une pénitence bien plus sévère. Au fort même de l’hiver, à son retour des matines, il se tenait assis près d’une petite table dont il se serait bien gardé de se faire un appui, et un livre à la main, conservait pendant une heure et demie la même attitude qu’il quittait tout transi pour aller à prime, n’ayant vu d’autre feu que celui de la lampe. L’excès de ses infirmités et les instances des religieux purent seules le contraindre dans la suite, à permettre qu’on lui allumât un peu de feu au moins pendant la nuit.

Pour le travail des mains, il ne s’abstenait pas d’y prendre part dans les cas extraordinaires. A la tête de la communauté, s’il ne pouvait laver le linge, il l’étendait, mais s’il n’éprouvait de répugnance pour aucun genre de travail, il affectionnait de préférence celui de la moisson. On voyait bien qu’il s’y était livré dans sa jeunesse et le poids de ses quatre-vingts ans n’empêchait pas qu’il y trouvât encore du goût. Il servit même de modèle aux plus jeunes qui le voyaient, inondé de sueur, les dépasser par son activité. Il y eut même une années où il fit ainsi la moisson, à Bellevaux, au sortir d’une maladie grave et dont ses traits portaient encore les traces. Quelques uns de ses frères pleuraient de compassion en le voyant dans cet état.

Mais les représentations les plus puissantes ne pouvaient rien sur dom Eugène lorsqu’elles avaient pour objet des ménagements envers lui-même. Les personnes qu’il révérait le plus n’en obtenaient pas davantage et Mgr de Chaffoy, évêque de Nîmes en fut la preuve. Il fit de son côté de vaines tentatives pour décider le supérieur de Bellevaux à recourir à des adoucissements. Ce prélat ne venait jamais dans sa famille dont la résidence était voisine de Bellevaux, sans rendre visite à dom Eugène. Ils s’étaient connus à Soleure. Dans un entretien où Mgr de Nîmes recommandait à dom Eugène de prendre plus de soins de sa santé, il lui conseillait l’usage d’un certain vin qui avait une vertu particulière pour les vieillards et dont lui-même se trouvait bien.

« Votre Grandeur fait très bien, répondit dom Eugène, de soutenir une vie si utile à l'Église, mais nous qui sommes par profession des pénitents publics, devons-nous chercher les moyens d’ajouter à des jours inutiles et ne serait-ce pas un scandale qu’on vît un religieux faire venir des vins délicats pour prolonger une existence qui depuis longtemps devrait être à son terme ? »

L’évêque alors, prenant un ton plus grave et lui faisant envisager non seulement sa vieillesse et ses infirmités, mais son établissement encore à sa naissance et les périls auxquels sa mort le pouvait exposer. Dom Eugène convenait de ces vérités, les écoutait avec respect, mais ne changeait rien cependant à sa vie pénitente. Ces deux vieillards aimaient à se rappeler les divers particularités de leur exil, et les religieux les virent un jour, au moment de se séparer, se disputer l’avantage d’être bénits l’un par l’autre.

C’était évidemment à l’évêque d’user du privilège que lui donnait son rang dans l’Église et cependant il voulait être bénit par dom Eugène. Mais lorsqu’il le vit prosterné avec toute sa communauté : « Que Dieu, s’écria-t-il, vous bénisse et moi aussi ! »

La réputation de dom Eugène attirait à Bellevaux beaucoup d’autres personnes qui venaient se recommander à ses prières. L’humble supérieur, tout en promettant de ne pas les oublier auprès de Dieu, leur faisait observer qu’ils avaient peu à espérer de son intercession et pour détourner les louanges, il se mettait aussitôt à parler de saint Pierre de Tarentaise, racontait ses miracles et tâchait d’exciter une grande confiance en sa protection. Plusieurs personnes ont certainement éprouvé d’heureux effets de leurs démarches auprès de dom Eugène. Il appelait des blasphèmes les témoignages de reconnaissance qu’on lui donnait. Comme tout ce qui tient du miracle exige des précautions pour être raconté, je ne citerai aucun des faits arrivés dans la chapelle, ou par l’intercession du saint archevêque, dans le cours des années que dom Eugène passa dans l’abbaye de Bellevaux, quoique l’authenticité de ces faits n’eût rien à redouter du plus rigoureux examen, si l’on voulait s’y arrêter.

La correspondance de dom Eugène prouvait aussi jusqu’où s’étendait la réputation de sa vie. Des ecclésiastiques de différents diocèses et des personnes même du monde s’adressaient à lui pour recevoir des conseils et demander des prières. Parmi les laïques, je citerai seulement le maréchal Moncey. Il avait appris que le monastère de Bellevaux avait souffert une perte considérable. Il y envoya, avec l’expression de ses regrets, une voiture chargé de sacs de farine et une pièce de vin. L’illustre maréchal reçut en échange de ce don une lettre par laquelle dom Eugène, en lui exprimant toute sa reconnaissance, l’associait aux mérites des bonnes œuvres de sa maison.

Le sentiment qui portait à agir ainsi envers le supérieur et les religieux de Bellevaux est facile à comprendre. On voyait une communauté à peine établie et sans autres ressources que celles ménagées par des privations, subvenir à de nombreuses nécessités qui se présentaient au dehors. Les pauvres affluaient de toutes part et dom Eugène ne voulait pas qu’on en renvoyât un seul sans lui avoir donné l’aumône. Il avait même fait imprimer un petit précis de ses règlements où il ordonnait que ses religieux partageraient avec les indigents qui étaient leurs frères et les amis de Dieu, le morceau de pain qu’ils recevaient eux-mêmes de la Providence. C’est à bon droit qu’il appelait ainsi leurs moyens d’existence. On ne comprend pas de quelle manière ils pouvaient subsister, surtout en faisant tans de bien. Quelques faibles revenus de la propriété de Bellevaux, une pension de 800 F dont jouissait dom Eugène et quelques autres moins considérables, affectés à un petit nombre de ses religieux, tels étaient les seuls éléments d’une si grande générosité. Mais ils trouvaient encore dans le travail de quoi suffire à tous ces sacrifices, sans implorer jamais les secours de personnes, excepté cependant une année où ils firent une quête à la suite de la perte dont j’ai parlé et ce fut la seule à laquelle ils se crurent obligés, pendant toute la durée de leur établissement.


Chapitre dixième

Services que dom Eugène rend encore à la religion par

son assiduité au confessionnal et des retraites données à des ecclésiastiques.

Il obtient, au nom de l’archevêque de Besançon,

la rétractation de plusieurs prêtres assermentés.

État de sa communauté à la fin de sa vie. Dernière maladie et sa mort.

Exhumation et translation de ses restes.

 

A la vue d’un vieillard tel qu’apparaissait dom Eugène dans son cloître, il était bien permis de dire qu’il était celui dont la jeunesse se renouvelle comme celle de l’aigle. Élevé continuellement par ses pensées et ses affections vers le Ciel, il semblait en rapporter les trésors de sagesse et de grâces qu’il répandait sur sa communauté. C’est surtout dans ses rapports intimes avec ses religieux qu’il mettait à découvert les qualités et les richesses de son âme. Il était seul leur confesseur, leur guide dans les voies où plusieurs commençaient seulement à marcher et son action imprimait à sa maison un mouvement propre à faire augurer favorablement de l’avenir.

Pendant neuf ans qu’il en fut le supérieur, dom Eugène ne cessa de diriger ainsi les compagnons de sa solitude et de sa pénitence. Assidus à recourir à ses lumières, à rechercher ses consolations, ils trouvèrent constamment en ce bon père tous les secours dont ils éprouvaient le besoin. Une seule de ses paroles portait dans l’âme cette paix qui n’est pas toujours à l’abri du trouble, même au fond du désert et dans la pratique des vertus les plus austères. Par un heureux effet de la douceur inaltérable et de la tendre compassion de dom Eugène, on pouvait dire qu’au milieu de Bellevaux coulait un fleuve de paix où pouvaient se plonger à toute heure les âmes desséchées par l’ennui, l’inquiétude ou le chagrin. Son aspect avait la vertu d’éloigner jusqu’aux tentations dont on allait lui faire confidence. C’étaient des nuages dissipés en présence du soleil : « Non, dit celui de ses fils spirituels que j’ai déjà cité, il n’y avait point de souffrance, de croix intérieure ou extérieure qui résistassent au baume salutaire qui jaillissait de ce cœur uni à Dieu. » Loin donc qu’on se plaignît de n’avoir pas au moins un autre confesseur à qui l’on pût, si le désir en naissait, donner sa confiance, il est certain que personne n’aurait consenti à s’adresser à tout autre qu’à dom Eugène.

Quel bien ne devait-il donc pas faire parmi la foule de pénitents dont il était continuellement environné, car tout concentré qu’il fût dans son monastère, il n’y avait pas peut-être un seul curé qui, dans le temps pascal, eut à entendre autant de confessions. Les fidèles des environs l’assiégeaient, sans parler de la multitude de pèlerins qui pendant l’année venaient prier sur le tombeau de saint Pierre de Tarentaise. Il y avait même en été, certains jours, où il ne trouvait pas un instant pour prendre ses repas. Il est vrai qu’il en laissait aisément l’heure s’écouler. Il faut enfin ajouter à tous ces travaux, la direction de plusieurs personnes qui faisaient profession de piété et de sœurs préposées à l’éducation de l’enfance, enfin un grand nombre de curés auxquels il était possible à raison de leur proximité, de recourir à dom Eugène pour leur direction.

Comme le nombre de pèlerins était plus considérable le dimanche que les autres jours de la semaine, il profitait de ce concours pour faire des instructions. Il ne se bornait pas à parler des vertus et du crédit du saint protecteur qu’on venait invoquer, il montrait aux pécheurs l’inutilité de cette demande et les illusions de leur fausse confiance si un sincère repentir des péchés et leur exacte confession ne les rétablissaient dans l’amitié de Dieu. La sanctification du dimanche, la fuite de la débauche et de l’oisiveté, la pratique des vertus qu’il supposait les plus nécessaires à ses auditeurs et enfin l’enseignement des préceptes de Dieu et de l'Église étaient ses sujets habituels. Préparés par le sentiment qui les avait conduits à Bellevaux, touchés de ce qu’ils y voyaient et plus encore de la sainteté du prédicateur, tous les pèlerins lui prêtaient une oreille attentive et il n’était pas rare d’en voir un certain nombre, après l’instruction, se confesser avec toutes les apparences d’une vraie pénitence et retourner justifiés dans leurs foyers.

Un autre genre de bien s’opérait dans l’intérieur du monastère. Ouvert en tous temps aux ecclésiastiques qui désiraient s’y recueillir et y faire une retraite, il était en quelque sorte un cénacle où descendait l’Esprit du Seigneur sur les dispensateurs de sa parole et de ses mystères. Là ne pénétrait pas le bruit du monde, là son esprit n’avait nullement accès. On y trouvait une vie pénitente, les modèles de la vie selon laquelle on venait se réformer, de sages conseils, des principes sûrs, une charité sans bornes. Les ecclésiastiques les plus distingués du diocèse de Besançon et des autres diocèses circonvoisins venaient ainsi donner à dom Eugène des témoignages de confiance et le nombre en était si considérable que tout vaste qu’était le monastère, il est plusieurs fois arrivé qu’il n’y restât pas une seule chambre dont on pût disposer.

Je ne donnerais pas à ces détails toute l’étendue qui leur convient si je ne parlais pas de l’attention, de la compassion de dom Eugène pour les ecclésiastiques attirés à Bellevaux par des malheurs et la nécessité de s’interdire pendant quelques temps, tout commerce avec le monde, pour réfléchir aux besoins de leur conscience et en cicatriser les plaies. Personne ne possédait mieux que ce charitable samaritain le secret de répandre sur ces plaies l’huile et le vin qui devaient les guérir. Loin de repousser ceux qui recouraient à ses bontés, il leur tendait les bras. Comme le bon pasteur, il aurait tout quitté pour ramener au bercail, par la réconciliation, de tels pécheurs, non les brebis mais les pasteurs mêmes de la maison d’Israël. Dom Eugène était convaincu que s’il n’est pas de faute comparable à celle dont le prêtre se rend coupable à la face des peuples, il n’est pas non plus de scandale plus criant que celui de la dureté qui la condamne au désespoir et donne au monde le hideux spectacle de l’homme de Dieu aux prises avec la misère et sur le front duquel le sceau de l’ignominie paraît à côté de son caractère sacré. Une telle situation peut-être aurait été la cause de nouveaux désordres, dom Eugène en arrêtait le cours, amollissait les cœurs par sa tendresse et les préparait à devenir entièrement souples entre les mains de Dieu. Par ses soins et sa charité le roseau à demi brisé, au lieu de se rompre tout à fait, reprenait sa forme primitive et le flambeau presque éteint recouvrait sa vivacité pour jeter un nouvel éclat dans l'Église de Dieu. Dom Eugène prouvait ainsi que là où la miséricorde a conservé ses droits, la charité n’a pas perdu les siens.

De si belles qualités, une confiance si universelle, déterminèrent l’archevêque de Besançon à recourir à la médiation du supérieur de Bellevaux pour une œuvre bien importante. Il s’était déjà sans doute écoulé un grand nombre d’années depuis que la paix avait été rendue à l'Église de France et cependant il n’était pas possible d’oublier les défections anciennes d’une portion de ses ministres. Pour l’honneur de l'Église et la satisfaction à laquelle elle avait droit, pour la sainteté des sacrements, la sécurité des prêtres appelés à les conférer et enfin pour l’édification des fidèles, les évêques demandèrent à ceux qui avaient prêté le serment à la constitution civile du clergé, une rétractation authentique. Malgré toute la sincérité du retour à l’unité et le plus vif regret d’avoir contristé l'Église, une réparation si solennelle pouvait être un véritable sacrifice. C’était renouveler des plaies sensibles et il fallait pour les toucher, des mains bien délicates. Dom Eugène fut chargé d’obtenir l’assentiment à ces dispositions de ceux des prêtres assermentés qui se trouvaient les plus rapprochés de Bellevaux. Il conjura si humblement ses confrères de ne pas refuser à l'Église ce nouveau témoignage d’affection et de repentir que les accents de sa charité ne trouvèrent nulle résistance. Les fruits de cette mission furent en ne peut plus consolants.

Ces témoignages d’estime et de confiance ne pouvaient consoler dom Eugène de l’abandon auquel il se voyait livré par rapport à l’œuvre qui lui était personnelle. Aucune des promesses sur lesquelles il avait dû compter ne recevait son exécution. Les prêtres, anciens religieux de Sept-Fons qui dès le commencement avaient assuré qu’ils viendraient à Bellevaux, avaient pris une résolution contraire. Ils traînaient en longueur la dernière déclaration qu’ils avaient dessein de faire à dom Eugène et retirèrent enfin la parole qu’ils lui avaient donnée.

Il fallut donc, de toute nécessité, conserver la supériorité. Dom Eugène rencontrait de la part d’autres personnes une indifférence à laquelle il était fort sensible, il eut même à se plaindre quelques fois qu’on détournât d’excellents sujets du dessein qu’ils manifestaient de se retirer à Bellevaux. Les circonstances, il faut en convenir, n’étaient pas favorables au désir d’ailleurs louable de dom Eugène. Il avait contre lui, d’un côté la disette d’un vaste diocèse, l’administration épiscopale avait à peine de quoi subvenir aux pressantes nécessités, d’un autre côté, il ne pouvait lui-même se dissimuler les antipathies manifestées en France et même autour de Bellevaux pour tout ce qui semblaient annoncer le rétablissement des maisons monastiques.

Cependant sa carrière était fort avancée. Il ne l’ignorait pas et son chagrin était de voir sa communauté entièrement dépourvue de prêtre. Dom Eugène prévoyait les inconvénients qui pouvaient résulter de cet état de choses si le monastère venait à le perdre. Il était d’autant plus obsédé par ces pensées qu’il avait essuyé déjà de graves maladies. Il avait même reçu l’extrême onction à trois reprises différentes. Dieu néanmoins voulut le consoler au déclin de sa vie en lui envoyant un bon nombre de novices. On en comptait douze sur ses derniers temps et neuf religieux de chœur, profès dont deux étaient prêtres, mais un des deux, quoique profès de l’Ordre, n’était pas attaché irrévocablement à l’abbaye et lui offrait par conséquent peu de ressources pour l’avenir. Enfin huit frères convers complétaient la communauté à laquelle il ne manquait que des prêtres pour être en état de se soutenir. Il fallait que dom Eugène trouvât des obstacles à l’ordination au moins de quelques uns de ses religieux car on ne peut supposer dans l’extrémité où il était, qu’une telle idée ne lui vînt pas à l’esprit.

Arrivé le carême de 1828. Dom Eugène ne voulut pas qu’on usât envers lui de la moindre indulgence et supporta toutes les austérités pratiquées par ses frères. Mais vers le milieu de la semaine de la Passion, ses forces l’abandonnèrent tout à coup et ce fut le signa d’une dissolution prochaine. Il venait de quitter son confesseur qui était le curé du canton et cette action bien digne de couronner sa vie fut la dernière qu’il fit en santé. Il était déjà arrivé plusieurs fois qu’il tombât dans l’état où on le voyait, état d’assoupissement qui lui ôtait en partie l’usage de la raison et des sens. C’est pourquoi l’alarme ne fut pas sans quelque lueur d’espérance. Cette dernière chute cependant l’avait réduit à une insensibilité presque complète et pendant les trois jours que dura cette situation il demeura si profondément absorbé qu’il put à peine prononcer quelques mots.

Dieu voulut sans doute l’attirer à lui de cette sorte afin de lui épargner à ses derniers instants la crainte de ses jugements. Il avait constamment vécu sous l’impression de cette crainte salutaire. Elle avait été le commencement de sa sagesse, elle en fut la consommation. Dom Eugène voyait la verge qui veille et les flots suspendus sur la tête du pécheur. Ces terreurs avaient pris même un caractère plus marqué à mesure qu’il voyait de plus en plus la cause qui les produisait. Depuis le commencement de l’hiver, à la fin de laquelle il succomba, on l’entendait presque toutes les nuits se relever dans une grande agitation et tantôt marchant, tantôt prosterné, il poussait des soupirs qui rappelaient ceux du roi prophète. Armé tout à coup d’un instrument de pénitence, il joignait à ses gémissements des rigueurs qui jetaient dans la consternation ceux qui entendaient ce qui se passait dans sa chambre, sans qu’il leur fût possible de lui porter quelques consolations.

On lui rappelait bien pendant le jour, les infinies miséricordes du Seigneur. Il opposait aux espérances de la foi, la justice éternelle qu’il ne faut pas en séparer et se proclamait indigne pécheur, avouant qu’il ne pouvait assez redouter la présence du Dieu qui jugera les justices mêmes. Il mettait néanmoins en ce Dieu une espérance entière. En pouvait-il être autrement de celui qui pendant toute sa longue carrière avait médité sur les grandes vérités de la religion ? Il était entré trop avant, soit dans la contemplation, soit en offrant le saint sacrifice de la messe, dans le cœur du divin Rédempteur pour ne pas y avoir découvert des trésors d’infinie charité. Mais il n’ignorait pas non plus qu’il fallait unir sa pénitence au sang du Fils de Dieu pour se le rendre propitiatoire et c’est pourquoi il voulait, avant de mourir, accomplir à ce qui manquait à son égard à la Passion de son Sauveur. Il se jugeait sans pitié, en un mot, pour être jugé avec miséricorde, imitateur en cela des plus saints solitaires dont il avait trop bien retracé la vie pour ne pas avoir avec eux le dernier trait de ressemblance.

Le jour où dom Eugène devait quitter ce monde, il se leva à l’heure ordinaire et sans rien laisser apercevoir de l’extrémité à laquelle il touchait cependant. Vers neuf heures du matin il parut à ses frères qui l’entouraient, moins facile encore que les jours précédents, de le tirer de son assoupissement et l’affaiblissement des organes était sensible. Il s’était confessé et avait célébré deux jours auparavant comme je l’ai dit et son état ne permettant pas qu’on lui administrât le saint viatique, on se borna à l’extrême onction. On avait à peine achevé de fortifier son âme par la vertu de ce dernier sacrement qu’il rendit le dernier soupir, assis sur sa chaise, sans aucun signe d’agonie et digne fils de patriarches, s’endormant tranquillement avec ses pères. Ses yeux, au moment où il expira s’étaient fermés d’eux-mêmes aux choses visibles de ce monde et ses enfants n’eurent pas ce devoir à remplir. Il mourut le 28 mars 1828 âgé de près de 86 ans et dans la 66ième année de sa profession.

Le bruit de la mort de dom Eugène se répandit en un instant et ce fut aussitôt une procession de tous les habitants des environs. Le lendemain surtout, dimanche des Rameaux, l’affluence fut extraordinaire. L’usage de l’Ordre dans lequel dom Eugène venait de mourir est de porter le corps du défunt à l’église après qu’il a été lavé et revêtu de l’habit religieux. On récite près de lui des prières jusqu’au moment de l’inhumation. Ces usages furent suivis religieusement et l’on avait fixé l’heure de l’enterrement au lendemain, dimanche à midi, laquelle était celle précise de sa mort.

Mais il fallut changer d’avis lorsqu’on vit des masses d’hommes et de femmes se précipiter dans les cours du monastère. Les femmes surtout impatientes de ne pouvoir franchir comme les hommes, les limites qui les séparaient de la clôture, menaçaient d’enfoncer le grillage qui était un obstacle à leur entrée dans l’abbaye. Il fallut en doubler la garde, un portier s’efforçait de maintenir l’ordre et la tranquillité tandis qu’un autre allait faire toucher les chapelets et autres objets au corps de dom Eugène qu’un léger coloris, un aimable sourire et un air de piété profonde, auraient fait prendre pour une personne encore vivante et livrée à une haute contemplation.

La foule, au lieu de diminuer, augmentait à chaque instant et des voix se faisaient entendre pour demander qu’on apportât le corps dans la chapelle extérieure avant l’inhumation. Pour éviter les suites d’une effervescence qu’on redoutait, on promit de différer les obsèques jusqu’au lendemain et de porter le corps hors de la clôture avant de l’enterrer. Un des motifs qui décidaient les religieux à prendre cette mesure c’était de satisfaire au désir exprimé par tous les prêtres des environs, d’assister aux funérailles de dom Eugène et la difficulté de lui donner le dimanche ce témoignage de regrets et de vénération.

Le lundi dès le matin, l’affluence commença à se montrer presque aussi nombreuse que la veille. L’office fut célébré par un ancien religieux de l’Ordre et prieur de Morimond à l’époque où la Révolution éclata. Un grand nombre d’ecclésiastiques étaient présents. On crut ne pas devoir porter le corps dans la première cour comme on l’avait promis, quoiqu’elle fût remplie de femmes qui regardaient comme une faveur de contempler celui qu’elles appelaient un saint. Elles virent de loin la procession et l’enterrement. Leurs cris cette fois, étaient étouffés par les lamentations de ceux qui suivaient les dépouilles de dom Eugène et malgré les craintes, l’ordre de la cérémonie ne fut nullement troublé.

Ainsi vécut, ainsi mourut l’homme de Dieu dont il m’a été consolant de retracer les vertus. Chéri du Ciel, il laissait sur la terre, en y montant, une communauté dont il avait été le père, en proie à la plus juste affliction. Je n’essaierai pas de la peindre. Il sera plus facile d’en mesurer l’étendue lorsque je parlerai des funestes effets de la mort trop prompte de dom Eugène qui, du haut du Ciel, devait voir ses enfants bien-aimés persécutés, contraints d’abandonner l’asile qu’il leur avait légué, comme souvenir de sa tendresse et réduits à chercher loin de son tombeau un refuge sur une terre étrangère.


Deuxième partie

Vertus morales et chrétiennes d’Eugène Huvelin

ou sa vie considérée selon la philosophie et le catholicisme

 

Sapientia aedificavit sibi domnum excidit columnas spetem. (Pr 9, 1)

 

Les exemples d’une vie si édifiante que celle d’Eugène Huvelin ne doivent pas passer sous les yeux comme de vaines ombres, amusements des enfants. Les leçons qu’ils renferment sont destinées à nous rendre meilleurs, en nous pénétrant de l’esprit de celui qui les donne. Cette vie est une source permanente de pieux désirs et d’actions généreuses. C’est à chacun d’y puiser selon ses inclinations, sa position et ses besoins.

J’envisagerai les vertus d’Eugène Huvelin sous un autre point de vue, en montrant dans la personne de celui qui les a pratiquées, un vrai sage, un chrétien accompli. Mon intention est de considérer le simple religieux de Sept-Fons, le pauvre exilé de Soleure, le modeste curé de Vougécourt, l’humble et charitable supérieur de Bellevaux, à la lumière de la philosophie et à celle plus éclatante encore du catholicisme.

Il n’est pas facile à la vérité, après avoir exposé toute la suite des actions de dom Eugène, de parler en particulier de ses vertus, sans reproduire des sentiments et des faits déjà loués, mais c’est un hommage auquel il a droit et dont j’essaierai de lui payer le tribut. Il sera plus aisé d’ailleurs d’apprécier ses vertus, en les voyant groupées, pour ainsi dire, autour des règles et des principes auxquels Eugène Huvelin s’est constamment proposé de confondre son existence.

 

 

Vertus morales

 

Mon intention ne saurait être en montrant d’abord à quel degré de perfection Eugène Huvelin a porté la pratique des vertus morales, d’en attribuer le mérite à une vertu purement humaine. Le sceau divin de la religion chrétienne est tellement empreint sur chacune des actions de cet homme de bien, qu’il serait impossible de les isoler tant soit peu du catholicisme. Il s’agit de prouver que la philosophie si elle l’eut eu pour adepte, aurait voulu lui assigner un rang parmi les hommes qu’elle honore.

Qu’importaient d’ailleurs à Eugène Huvelin les leçons données par le Lycée ou le Portique ? En fit-il jamais son étude ? Se montra-t-il jamais admirateur des maîtres ou des disciples dont elles furent la gloire ? On ne trouverait pas néanmoins parmi ces sages anciens, un homme plus prudent et plus juste, un homme dont la force de caractère et la tempérance soient plus dignes d’éloges.

1°- Eugène Huvelin ne fit pas consister la prudence dans une fausse habilité à laquelle des hommes ont recours pour réussir plus facilement dans leurs projets. Né avec une âme droite, il ne connut jamais l’art de tromper en faisant paraître vrai ce qui est faux, en voilant les sentiments et les intentions de discours propres à séduire, l’astuce en un mot et la duplicité flétris par l’Orateur romain qui proscrivait ces vices, du commerce de la vie [5] furent toujours ignorés d’Eugène Huvelin et à plus forte raison n’ouvrit-il jamais son cœur à rien de ce qui en forme le honteux cortège. Pour lui, la prudence consistait dans le discernement du bien et du mal, dans la recherche de l’un et dans la fuite de l’autre et nulle considération n’eut été capable de le détourner des routes tracées par la prudence, la seule digne de ce nom. En pouvait-il être autrement ? Ne voulant rien que Dieu et les bien immortels qu’il promet aux justes, Eugène ne pouvait s’écarter de la vraie prudence en tendant continuellement vers cette fin suprême. A ses pieds venaient se briser comme une écume, ces calculs qui ôtent l’intelligence, obscurcissent le jugement, dégradent les affections, en concentrant toutes les pensées de l’homme dans des désirs terrestres.

Eugène Huvelin posséda la prudence, parce que cette vertu fut en lui la sagesse du Ciel. Averti sans cesse par cette sentinelle attentive, il sut tout prévoir, tout juger, apprécier à leur valeur, les biens comme les maux, se préserver des fatales illusions qui semblables à des feux errants, conduisent à l’abîme et vivre en paix au milieu même des plus grands obstacles à cette paix.

Encore enfant pour ainsi dire, pour ne pas prendre une détermination légère en matière de vocation, il a recours à des lenteurs qui, chez les anciens, étaient réputés les signes non équivoques de la prudence. Il fait essai d’un état dans le monde avant de se décider pour l’état monastique. Se trouve-t-il dans une grande ville, exposé à des périls redoutables à son âge ? Il les évite et trop prudent encore pour se confier à sa propre sagesse, il sait trouver un guide dont les conseils et l’autorité écartent de lui les écueils. Lui fait-on observer à Sept-Fons qu’il ne saurait sans imprudence, user de nouveaux retards qui l’exposeraient à manquer le but qu’il se propose ? Il rompt de suite avec le monde et lorsqu’un jour il lui faudra encore y reparaître, il sortira encore de sa solitude avec la prudence qui l’y avait conduit et ne sera pas, au milieu des tempêtes, un navire sans pilote et sans gouvernail. Il aura, dans son premier pasteur, un guide nature. Il recherchera et suivra ses conseils et conduit ainsi le reste de sa vie par des lumières qui sont celles de la vraie sagesse, il arrivera sans naufrage au terme de sa course.

Est-il besoin de montrer Eugène Huvelin si attentif à ne marcher que selon les avis des hommes sages, l’était bien plus encore à chercher dans la prière et les communications qu’elle établissait entre Dieu et son âme, la sagesse que cet Être souverain ne refuse jamais à quiconque la demande avec sincérité ?

Deux considérations donnent principalement une haute idée de sa prudence. Elle éclate on ne saurait davantage dans le choix qu’il fit de l’état monastique et dans la disposition immuable où il y fut constamment de vivre éloigné de toute fonction qui semblait l’élever au-dessus des compagnons de sa solitude et de sa pénitence.

Eugène imita cet ancien sage qui pour lutter avec plus de succès contre les flots, abandonnait à leur fureur tout ce qu’il portait, comme un poids dangereux et dégagé de ce fardeau, abordait heureusement au rivage. Le monde est-il autre chose, en effet, qu’une mer violemment agitée et secouée par les vents jusque dans ses profonds abîmes ? La vie humaine n’est-elle pas comparée elle-même à un navire assailli par l’orage et que la flamme dévore à l’intérieur tandis que les vagues menacent de l’ensevelir ? C’est pour cela qu’Eugène Huvelin lui préférait la vie et la retraite où rien ne menaçait son innocence.

Mais comme il ne redoute pas moins ce qui peut porter la moindre atteinte à son humilité, sauvegarde et mère des autres vertus, dans l’obscurité même du cloître, il fuira les distractions et les emplois avec le même zèle qu’il les eût évités dans le siècle. Il était sage en préférant la vie humble et soumise à celle que relèvent des emplois. L’égoïsme et non l’humilité eut-il été son mobile ? Il avait dans l’antiquité pour devanciers et pour modèles, des sages qui avaient préféré aux lieux élevés, souvent atteints par la foudre, les bas-fonds où ils étaient sûrement à l’abri de ses coups.

2°- Si la prudence montre à l’homme les voies qu’il doit suivre, la justice le détermine à y entrer. Cette vertu, dont fait partie la bienfaisance, était regardée par la philosophie comme la base de la société. C’est elle, en effet, qui met l’homme dans la disposition de respecter et de rendre effectifs les droits de ses semblables sur ses discours, sur ses actions et même sur ses biens. Par elle il pratique toutes sortes de biens et s’abstient de toutes sortes de mal, par elle, enfin, il rend constamment à Dieu, au prince, à la société, à ses supérieurs, à ses égaux, à ses inférieurs, à chaque individu selon ses droits, l’honneur, le respect, la soumission, la fidélité et les services réels. Conséquence de la justice que j’envisage avec complaisance parce qu’il suffit de se les rappeler pour se rappeler que des actions en tout conformes à ces devoirs ont rempli entièrement la vie d’Eugène Huvelin.

« Nous allons à Athènes. Respectons les dieux. » On a beaucoup loué cette parole de Pline, et certes elle méritait d’être louée. Mais qu’était la religion de ce sage, malgré son beau génie, auprès de la piété d’Eugène Huvelin, adorateur du véritable Dieu, adorateur en esprit et en vérité ? Brûlant de zèle pour sa gloire, dès qu’il put le connaître, il lui fallut en tous lieux des aliments à son amour. Les temples ne lui suffisaient, il dressait des autels jusque sous le toit paternel. Dans le monde et dans le cloître, il se montra toujours le même envers l’Être souverain seul maître de son cœur, reconnaissant pour ses bienfaits, zélateur de sa loi, fervent aux pieds de ses autels, avide de procurer sa gloire, ennemi de l’iniquité qui l’offense, jaloux de lui plaire, heureux d’en être aimé et pour cela inviolablement fidèle à son culte.

Ce sentiment de justice à l’égard de la divinité, en descendant du séjour éternel dans l’âme d’Eugène, en était aussi un modèle de ce que doit être l’homme envers ses semblables. Quelle philanthropie pourrait se comparer à la charité de celui qui faisant de soi-même la plus complète abnégation, préféra toujours le bonheur d’autrui à sa propre félicité, voulut pour les autres les distinctions et les honneurs, pour lui-même la pauvreté et la dernière place ? Il faudrait ici rappeler pour montrer sa parfaite justice envers tous, qui lui rendait si vénérable et si chers ceux dont il avait reçu la vie et cette soumission qu’il témoignait à toutes les personnes qui avaient sur lui quelque supériorité et cette affabilité qui donnait accès, comme elle lui donnait entrée dans tous les cœurs et cette propension à prouver par des dons, l’amitié qui ne consiste pas seulement dans les paroles, et cet empressement à signaler sa gratitude pour les bienfaits qu’il recevait lui-même, et sa fidélité constante à en garder le souvenir, et cette sincérité qui se trouvait inaltérable sur ses lèvres, et cette crainte de causer la moindre offense, et cette facilité avec laquelle il pardonnait. Ô charité! Ô vérité ! Dans quelle âme exerçâtes-vous un plus souverain empire ? En vain voudrais-je effleurer le récit des actes qui ont mérité à Eugène Huvelin le beau titre d’homme de bien. Ne serait-il pas mieux à sa place au reste, là où j’exposerai ses vertus évangéliques ? Oui, réservons cet hommage à la puissance de la croix du haut de laquelle le Juste par excellence a pu seul former Eugène à une justice si parfaite et qui n’a rien qui soit humain.

Peut-être objectera-t-on que la véritable justice prescrit des devoirs envers la société, devoirs auxquels ne se conformait pas Eugène Huvelin en vivant isolé dans un cloître. Il est sans doute ingrat, il est injuste envers la société, celui qui lui refuse les services qu’il lui doit et qu’il est en son pouvoir de lui rendre. Nul homme ne peut lui refuser ni ses lumières pour l’éclairer, ni ses forces pour la défendre, ni sa fortune et même sa vie si elles sont exigées par les nécessités de la Patrie. Eugène Huvelin ne s’attachait pas, en entrant dans le cloître, à l’une de ces corporations qui avaient été, en des temps nébuleux, gardienne des sciences et des lettres, qui durent à ces saintes institutions, d’être préservées des ravages de la barbarie et de reparaître avec tout leur éclat, pour l’honneur de la France, mais il entrait du moins dans l’héritage de ses pères qui, avant lui, avaient défriché le sol qu’il venait à son tout arroser de ses sueurs pour le rendre fécond et y trouver les ressources suffisantes à sa vie pénitente. Il ne laissait dans la société ni une famille qui réclamait son appui, ni un poste qui offrît quelque vide difficile à combler. Il n’emportait enfin avec lui dans sa retraite rien que sa patrie eût intérêt à réclamer.

Une société d’ailleurs, une patrie éprouvent-elles seulement des besoins matériels ? Ne leur faut-il que des lumières pour éclairer leur intelligence, des forces physiques pour défendre le sol ? Non, elle n’était pas perdue pour la société une existence passée dans le cloître. Eh ! Plut à Dieu qu’ils fussent encore ouverts pour une foule d’individus, pour beaucoup de familles, enfin pour la société, ces asiles où tant d’hommes qui de nos jours, fatigués ou dépouillés de tout, ne savent où jeter leur esprit et leur cœur et deviennent un fardeau pour la patrie ! Est-ce lui nuire que de renoncer à une situation où l’on compromettrait par dégoût les intérêts de ses concitoyens ? Est-ce nuire à la société de lui épargner le spectacle d’une existence qui lui serait onéreuse ? Ah ! Plutôt c’est la servir par le sacrifice d’une liberté à laquelle on préfère une servitude volontaire dont les fruits sont : la vertu qu’elle produit, l’édification qu’elle répand, les leçons qu’elle donne à ceux qui vivent esclaves de leurs passions et les bénédictions qu’elle attire du Ciel sur les individus comme sur les empires. Non ! Eugène Huvelin n’était pas injuste envers sa patrie, au contraire, il se montrait pénétré de cette justice qui faisait supposer en lui une force vraiment divine.

3°- Qui pourrait la lui contester ? La force est, au jugement de la philosophie, l’entreprise réfléchie de tous les dangers et le support volontaire de toutes les tribulations, pour tenir ferme dans les voies tracées par la droite raison. Elle est la vertu des grands cœurs, elle maintient l’intégrité de tous les jugements, elle est la sauvegarde acquise par les autres vertus, elle est le fléau de tous les vices. Supérieure à toutes sortes de peines et de combats, aucune mesure ne l’effraye, aucun péril ne la déconcerte. Armée d’une invincible rigueur contre les voluptés, elle en repousse les amorces, elle ne croit digne d’elle enfin que ce qui est élevé, énergique, généreux, ce qui porte des caractères de magnificence et de magnanimité.

On reconnaît Eugène Huvelin à tous ces traits. Non ! qui que ce soit ne porta un cœur plus magnanime, une âme plus sublime, un esprit plus déterminé dans les résolutions. Qu’on étudie sa vie, on le verra déployant ces qualités dans tous les devoirs qu’il eut à remplir, dans les vertus qu’il dût pratiquer, dans les précautions dont il fallut user pour se préserver des atteintes du vice. Il ne crut jamais avoir accompli ses devoirs s’il n’en avait dépassé les limites. Il ne se serait pas cru l’enfant de la vertu s’il n’avait pu se compter au moins parmi les disciples de la perfection. Ardent pour le bien, hautement déclaré contre le mal, s’il évitait avec précaution jusqu’aux apparences de l’un, il cherchait avec ardeur ce qui lui semblait être l’autre. On ne vit jamais enfin, soit qu’il s’agit du bien à pratiquer, soit qu’il s’agit du mal à éviter « réfléchir au gré de l’opinion des hommes, céder à la violence d’une passion, ou succomber [6] sous le poids des difficultés ».

Combien d’entreprises et de démarches dont les entraves et les dangers auraient détourné tout autre qu’Eugène Huvelin sans son courage et sa magnanimité ? Qu’il me soit permis de louer la force qu’il sut opposer, je ne dis pas à de mauvais penchants, car il n’en fit jamais paraître, mais à l’opinion, à l’exemple du grand nombre à cette époque, où jeune encore, il savait donner un libre essor, au milieu d’une grande ville, aux sentiments de sa piété. Les jours, sans doute, n’étaient pas mauvais, mais alors, comme aujourd’hui, remplir ses devoirs religieux et braver tout respect humain, c’était faire preuve de courage. Le moment de sa vie où peut-être il a déployé plus grandement cette noble énergie c’est celui où, arrivé dans le monastère de Sept-Fons, dont il vint seulement essayer les usages, il s’y arrête et fait généreusement à 19 ans le sacrifice de sa liberté, de sa fortune, ou plutôt de sa vie, car vivre à Sept-Fons, c’était plus que mourir ! Oui ! C’était consentir à mourir goutte à goutte et savourer une longue agonie.

La philosophie n’offre point d’exemple de force si sublime et cependant elle a pour apologiste un de ses sages, car on lit dans Sénèque ces paroles qui conviennent admirablement au sacrifice d’Eugène Huvelin : « S’il est un spectacle vraiment sublime et digne de fixer les regard du Très-Haut, c’est celui de l’homme aux prises avec les tourments de la vie, qui les embrasse et sait en triompher, alors même qu’il est lui-même par sa faute ou par son choix, l’artisan de ses maux et la cause de ses infortunes. »

Eugène Huvelin déjà si admirable aux yeux de Dieu, dut l’être plus encore le jour où il le vit renouveler ses sacrifices. S’il avait eu besoin de force pour contracter et remplir dignement les obligations de la vie monastique, il lui en fallut beaucoup plus pour demeurer fidèles à ses serments malgré les tribulations inouïes qu’il eut à supporter, non dans sa solitude, mais lorsqu’il fut dans la nécessité de l’abandonner. Sa conviction avait formé les liens qui l’enchaînaient au service de Dieu, elle fut la force et la victoire par laquelle il triompha du monde, non seulement dans l’exil, mais  ce moment où déjà près du tombeau, Eugène Huvelin voulut comme un des hommes les plus éprouvés par les adversités, voir ses jours se multiplier et une douce mort les terminer dans une retraite semblable à celle qu’il s’était choisie.

4°- Donnerais-je le nom de tempérance au genre de vie qu’y recommença Eugène Huvelin ? Et cette expression employée par la philosophie pour signifier la domination ferme et modérée de la raison sur les élans déréglés de l’âme, domination dont le but est d’affaiblir l’amour que nous portons à la créature pour conserver son ardeur et son intégrité à celui que nous devons au Créateur, convient-elle bien à des austérités, à des privations, à un martyre, en un mot, tels qu’étaient les rigueurs auxquelles se soumettait volontairement un vieillard presque octogénaire ? Elles avaient été, je le sais, les habitudes de sa vie, mais en étaient-elles devenues moins pénibles ? Après avoir subi tant de difficiles épreuves et de vicissitudes, ne devait-il pas coûter beaucoup de faire encore, au terme de sa vie si violemment agitée, le sacrifice du repos, des douceurs dont elle avait besoin ?

L’homme en effet, quelqu’il soit éprouve des besoins de tout âge et dans toute condition il les connaît, il les ressent parce que l’homme est un être intelligent et sensible. Ces besoins font naître des désirs et la délectation que l’on trouve en y satisfaisant devient un motif des actes dans lesquels la nature se complaît. Économie de besoins et de délectations qui ne saurait être séparée d’un ordre admirable ayant elle-même pour acteur le Dieu de sainteté. Il a donné à sa créature intelligente, avec l’usage libre de ce qui est nécessaire à ses besoins, une règle invariable et c’est la tempérance. C’est à l’homme de peser ses besoins, d’y subvenir d’une manière convenable à la fin que s’est proposée l’éternel Auteur de son être.

Sans doute en nous donnant la vie, on y ajoutant ce qui peut la soutenir et même l’embellir, Dieu ne nous a pas défendu d’en savourer les douceurs. L’indispensable soutien de l’existence n’est pas le dernier terme prescrit à nos besoins et l’on ne peut dire que la tempérance exclut les agréments et les charmes de la vie. Mais elle exige que nous ne dépassions jamais les règles de la convenance et cette règle dépend de nos tempéraments, de nos devoirs, de notre fortune, de notre position sociale.

Dans un ordre plus élevé, la tempérance doit se régler sur la vocation que Dieu est toujours le maître d’adresser à une âme et qu’il sait bien trouver le moyen de lui notifier, en lui donnant tout à la fois la connaissance de ses volontés et la force nécessaire pour s’y conformer. C’est cette voix intérieure que suivit dom Eugène à l’exemple de la foule d’autres pieux solitaires qui trouvèrent dans d’incroyables mortifications, des charmes qui nous sont inconnus, la tranquillité de l’esprit, la modération des passions, une vie chaste et pure, une entière liberté de l’âme et tous les biens enfin avec la sagesse et la paix du Ciel qui en est la compagne et le prix, même sur la terre.

Mais pourquoi s’interdire les substances créées par le Dieu maître de la nature pour nous alimenter ? De quel droit attenter en quelque sorte à sa propre existence en s’imposant des privations, des jeûnes, des flagellations, des veilles, toutes sortes d’austérités qui font de la vie un tourment sans relâche et doivent en hâter nécessairement le terme ? Est-ce là cette vertu que les sages ont appelé la tempérance ? N’est-ce pas plutôt la haine de la vie et la violation flagrante des lois de son Auteur ?

Ainsi parle, il est vrai, celui qui sans autres principes que l’opinion vulgaire, ne peut comprendre qu’il soit possible à l’homme de s’arracher si victorieusement à l’empire des sens. Mais le vrai sage, attentif à l’état de son âme, y voit des défauts à corriger, des maux à guérir, des ténèbres à dissiper et peu lui importe des souffrances physiques, dès qu’à l’aide des privations, même les plus sévères, la lumière brille mieux à ses yeux, la vertu lui coûte moins de combats et le bonheur enfin, le bonheur tel qu’il le comprend et qu’il est en réalité, n’échappe pas à ses désirs.

Certes on ne saurait reprocher à Eugène Huvelin d’avoir hâté par ses austérités une carrière qu’il est donné à un petit nombre d’hommes seulement de fournir aussi longue qu’il l’a parcourue. Mais eut-elle dû, cette vie si prolongée et si honorablement remplie, trouver un terme plus prompt dans ses austérités, écoutez les réformateurs qui, en justifiant leurs rigoureuses innovations ont prit eux-mêmes la défense de tous les cénobites appelés comme dom Eugène à une vie selon les règles qu’ils se sont cru le devoir d’établir et de mettre en vigueur (voir note 11). Ces hommes aussi étaient des philosophes législateurs, mais si nouveaux Lycurgues, ils regardaient la tempérance comme la sauvegarde de leur œuvre, ils n’étaient pas du moins, dirigés par la même fin. Une autre philosophie était leur guide et je la trouve dans ces paroles du livre où sont tracées les maximes de la véritable sagesse :

« Les âmes des justes sont entre les mains du Seigneur et les tourments de la mort n’ont aucune prise sur elles. Les insensés ont regardé comme une mort, la vie à laquelle ils s’assujettissaient. Leur entière séparation du monde et leur renoncement à ses biens, comme l’affliction la plus amère et cependant ils sont en paix. Parce qu’ils souffrent selon le monde, au moins leur espérance [7] est pleine d’immortalité. (Sg )

Vertus chrétiennes

 

Donner à la croyance en Dieu toute l’extension qu’elle doit avoir selon l’enseignement de l’Église, mettre en lui l’espérance et l’aimer, voilà en peu de mots, les fondements de la morale et du dogme catholiques. La vie entière de dom Eugène a été, je puis le dire, un acte non interrompu de ces vertus dont il a porté la pratique aussi loin que leurs limites semblent s’étendre.

1°- La foi n’est pas seulement, dans Eugène Huvelin, une adhésion sincère de l’esprit aux vérités de la révélation, elle fut pour lui ce qu’elle avait été sous les pavillons du désert, pour les patriarches qui en firent si merveilleusement éclater la puissance. Persuadés, dit l’auteur de la sublime épître aux Hébreux, qu’il faut pour approcher de Dieu, croire à son existence et aux récompenses réservées à ceux qui le cherchent dans la droiture de leur coeur, on les a vus, l’un construisant une arche pour y trouver le salut qui lui était promis, l’autre immolant son fils objet de ses plus chères affections, celui-ci vendu par ses frères, supportant avec résignation les chagrins de la captivité, celui-là sauvé des eaux, s’éloignant d’une cour où tout flattait ses espérances, pour complaire au Seigneur, tous les autres enfin dont la longue énumération ne trouverait pas de fin, mus et conduits par le sentiment de la foi, firent à Dieu à l’envi, les plus généraux sacrifices [8]. On voit ici la foi et l’espérance intimement unies. Aussi furent-elles inséparables dans toute la vie d’Eugène Huvelin.

Je ne dirai pas qu’il ne fut jamais partisan des opinions nouvelles qui n’avaient pas pour elles l’entier assentiment de l’Église, son horreur profonde pour tout ce qui avait même les apparences de l’erreur lui faisait repousser avec indignation toute doctrine qui lui en paraissait infectée. Le jansénisme, en particulier, eut dans Eugène Huvelin un implacable adversaire, au point qu’il ne mettait aucune différence entre l’hérésiarque qui en fut l’auteur et Luther. Son nom seul le faisait frissonner et l’une de ses joies était d’avoir fait sa profession religieuse dans une maison où les propositions de Jansénius avaient rencontré dès le principe, une opposition invincible.

Tout ce qui concernait la religion et avait quelque rapport avec la foi était, au yeux d’Eugène Huvelin, digne du plus profond respect. C’est ainsi qu’un religieux en parlant des écrit de sainte Thérèse, ayant fait entendre qu’il avait peu de confiance à ses révélations, le vénérable supérieur, animé d’une sainte colère, lui reprocha ses sentiments, l’apostropha le lendemain au chapitre et lui imposa une pénitence sévère.

Plein de reconnaissance pour les dons du Ciel qui l’avaient fait naître dans le royaume de lumière, il la témoignait sans cesse à Dieu,  le conjurant de ne pas permettre qu’un talent aussi précieux que celui de la foi demeurât enfoui dans son âme. Il engageait aussi ses frères à remercier le Seigneur du don inestimable de la foi et à prier pour tant d’âmes encore ensevelies dans les ténèbres de l’infidélité. La prière était, disait-il, la mission confiée aux solitaires, tandis que des hommes apostoliques allaient porter au-delà des mers l’Évangile à des nations lointaines.

Mais la circonstance où dom Eugène montra combien la foi exerçait sur lui son empire, ce fut le moment de sa promotion au divin sacerdoce. Ses alarmes prenaient leur source dans son humilité, je le sais, mais cette humilité elle-même n’était-elle pas un effet de sa foi ? Quiconque l’aura, cette foi, sera véritablement humble et n’envisagera pas surtout sans éprouver, comme dom Eugène une secrète terreur, la grandeur et les périls du sacerdoce. Oui, trembler comme lui, devant le sanctuaire au moment d’y fixer ses destinées, c’est sagesse et nullement pusillanimité. S’éloigner de l’autel à la pensée des fonctions redoutables qu’on y doit exercer, c’est imiter les saints. Enfin, décliner le fardeau du sacerdoce et se croire incapable de le porter, c’est s’en montrer plus digne.

Eugène Huvelin n’ignorait pas pourtant que Dieu ne laisse pas ceux qu’il destine à l’oeuvre de son ministère sans les lumières nécessaires pour discerner ses volontés. Il savait qu’on ne doit plus craindre en s’avançant dans une carrière, où cependant tout est péril, lorsqu’on est dirigé par les hommes établis pour gouverner l’Église et y perpétuer la chaîne des pasteurs, ainsi que leur doctrine et les grâces qui sont le fruit de la Rédemption. C’est pourquoi après avoir usé des droits de son humilité, il s’empressait de respecter ceux de l’autorité en recevant le sacerdoce. Quelle foi il portait au saint autel, avec quelle foi il préparait son âme au divin sacrifice, avec quelle foi aussi il la répandait devant Dieu après avoir offert les saints mystères !

Mais si cette vertu se faisait remarque dans l’exercice de ses fonctions sacerdotales, elles ne brillaient pas moins dans ses autres actions, même les plus communes. Pour être convaincu de la puissance de la foi sur Eugène Huvelin, il ne fallait que le voir et l’entendre. Non, ce n’est pas lui qui vivait, c’était vraiment Jésus Christ qui vivait et agissait en lui. Il vivait dans sa foi, il ne vivait que par sa foi, soutenue par l’espérance des biens dont elle est la source.

 

2°- L’espérance en effet est la compagne de la foi. Eugène n’ignorait pas que si Dieu l’avait illuminé de la connaissance certaine de sa divinité, de ses mystères et de ses promesses, c’était afin que découvrant à cette clarté céleste sa fin suprême et les routes qui devaient l’y conduire, la perspective d’un avenir si magnifique lui en inspirât le désir et lui fît prendre les moyens nécessaires pour se l’assurer. Le Ciel avait atteint son but et l’espérance de ses biens inspira à Eugène Huvelin la confiance héroïque qui ne l’abandonna dans aucune circonstance de sa vie.

Ne montra-t-il pas en effet un abandon sans réserve à la Providence, soit qu’il embrasse une carrière où les épreuves les plus rudes l’attendent à chaque pas, soit qu’il élève avec des ressources exiguës ces constructions qui rappellent encore sa hardiesse pour entreprendre et son goût dans l’exécution, soit que proscrit et exilé, il distribue ses faibles ressources d’existence à de plus malheureux que lui, sous le prétexte allégué d’ailleurs par Jésus Christ lui-même, « qu’à chaque jour suffit sa peine » et qu’à l’homme qui mourra demain, toute précaution excessive ne doit servir de rien. Il fait encore preuve de sa confiance en Dieu, lorsque de retour dans sa patrie il affronte en son nom les fatigues et les dangers, pour procurer les secours de la religion aux catholiques délaissés et qu’enfin, sans autres ressources, sans autre appui que celui qu’il espère du Ciel, il fait sortir de ses ruines cette antique abbaye à laquelle en peu d’années, il avait assuré déjà un avenir consolant et prospère.

La crainte des jugements de Dieu agita, il est vrai, violemment les dernières années de sa vie, mais qu’on se garde bien de croire qu’il ait été jamais sans espérance. Ah ! Cette ancre divine avait été jetée trop avant dans son coeur pour qu’il pût croire à un naufrage au moment même d’entrer dans le port. Pouvait-il être sans espérance et sans consolation dans l’instant le plus difficile et déjà presque au milieu des ombres de la mort, celui dont toute la vie avait été une préparation continuelle à ce moment suprême ? Pouvait-il se croire délaissé du Ciel, celui qui avait droit de dire avec l’apôtre : « Ma course est achevée, j’ai conservé ma foi, et j’attends la couronne de justice. » Quoi ! Une vie de 80 ans employée sans réserve à servir le Seigneur, une si longue carrière toute vouée à la pénitence et ne laissant après elle, au moins aux yeux des hommes nulle trace d’iniquité, mais celle de toutes les vertus, une telle vie, grand Dieu ! pouvait-elle ne pas être un mobile bien grand d’espérance ?

Dieu jugera les justices mêmes et nul ne sera pur devant lui, je le sais, s’il n’écoute le cri de sa miséricorde. Mais Eugène: Huvelin après tout ne mettait pas en oubli les mérites de la croix qui a sauvé le monde, de la croix dont il avait toujours porté le signe auguste sur sa poitrine et la mortification dans ses membres. Il ne pouvait mettre en oubli ce sacrifice tant de fois offert et dans lequel son rédempteur en descendant en lui avait imprimé à son âme le sceau de l’immortalité. Il ne pouvait oublier ces recours si fréquents au sacrement de pénitence où il portait toujours une douleur amère et d’où son âme sortait purifiée par la vertu d’un sang divin, ces innombrables indulgences dont il avait su d’ailleurs s’enrichir en puisant à chaque instant, pour ainsi dire, dans les trésors infinis mis à sa disposition par Jésus Christ et son Église. Il devait se rappeler enfin qu’elles intercédaient pour lui, les âmes des bienheureux arrachés au purgatoire et introduites dans le séjour de l’éternelle félicité par la vertu de ses prières et les actes multipliés de sa charité pour elles. Car si la reconnaissance est une vertu parmi les hommes, il est bien juste à plus forte raison qu’elle en soit une parmi les habitants du Ciel.

Mais le motif le plus puissant de son espérance après Dieu, c’était le dévouement, la confiance et l’amour de toute sa vie envers la Mère de miséricorde, envers Marie conçue sans péché, Marie notre espérance dans la vallée de larmes, comme il l’avait chanté tous les jours de sa vie monastique, Marie l’étoile de la mer qu’il avait invoquée surtout pour l’heure de la mort, moment suprême où cette étoile peut exercer une si prodigieuse influence sur nos destinées immortelles. Qui ne sait enfin que la charité bannit la crainte et que l’espérance devait donc être dans un coeur où cette vertu exerçait un souverain empire ?

 

3°- Il me faudrait l’âme d’Eugène Huvelin pour parler dignement de sa charité. Il ne pouvait en maîtriser les émotions lorsqu’il parlait de Dieu, de douces larmes attestaient sa sensibilité au récit de toute action d’où il pouvait tirer sa gloire ou qui étaient de nature à contrister son coeur. Cette charité avait pour règle celle proposée par un fervent ami de Dieu, saint Laurent Justinien, et ses instructions dont elle était souvent le texte, avaient pour objet de la graver dans l’âme de ses frères : « Vous aimez Dieu, leur disait-il, si son souvenir vous est toujours présent à la pensée, si vous êtes prodigues envers lui de tous les dons qu’il dépend de vous de lui faire agréer, et si pour témoigner de votre amour vous souffrez volontiers pour lui. »[9] Il n’est pas difficile de prouver avec quelle fidélité Eugène Huvelin suivait lui-même cette maxime comme règle de sa charité.

Quelle âme fut jamais plus que la sienne unie intimement à Dieu ? Il est attiré dès ses plus jeunes années vers ce souverain Être par les charmes de son amour. Ce sentiment le suit partout. Au sein de sa famille, éloigné de ses proches, il est toujours le même, occupé de Dieu, rempli de son amour, zélé pour la prière et pour la communion, parce que ces saints exercices le rapprochent de Celui qu’il aime. Il pensait à Dieu dans le voyage qui le conduisait à Sept-Fons où il allait se consacrer à lui sans retour, il lui était étroitement uni dans ces courses auxquelles le forçaient les emplois qui le tiraient malgré lui de sa retraite, partageant alors ses loisirs entre de pieuses lectures et l’oraison, entrant dans toutes les églises où il pouvait pénétrer sur sa route, adorant Jésus Christ dont il parlait en toute occasion avec l’effusion de l’amour le plus tendre en même temps qu’il répandait la bonne odeur de ses vertus.

De même aussi la pensée de Dieu ne sortait pas de son esprit au milieu des occupations les plus tumultueuses, ni dans le monde où le jeta la Révolution, ni sur la route de l’exil, ni sur le sol hospitalier où sa consolation était de dire après saint Basile : « La terre entière est au Seigneur et sous ses yeux je ne me croirai jamais banni », ni dans sa patrie où toutes ses affections et ses pensées avaient Dieu pour objet, lorsque la nuit comme le jour il portait sa parole et ses sacrements aux enfants de la foi, ni dans cette paroisse où le nom du Seigneur passait des lèvres du bon Pasteur sur celles des fidèles qu’il formait avec tant de zèle au service de Dieu, ni dans le monastère où tout à la fois solitaire et pasteur, il méditait en secret les oracles divins, pour engendrer à Dieu des serviteurs par la parole de la vérité.

Ce qui prouvait combien la pensée de Dieu était familière à Eugène Huvelin et sa fidélité à marcher en sa présence, c’était le soin avec lequel il s’appliquait à devenir parfait. Quiconque a considéré toutes ses voies ne saurait en douter. Il avait continuellement présent à sa mémoire ces paroles du Seigneur au père des croyants : « Marche devant moi et sois parfait » parce qu’en effet le zèle de la perfection et la pensée constante de Dieu ne auraient être divisée. Non content d’aimer sa propre perfection, il ne désirait pas moins celle de tous ses frères. C’est vers cette fin que tendaient ses instructions, ses prières, ses exemples et comme saint Jean dans sa vieillesse exhortait constamment ses disciples à la pratique de la charité, Eugène Huvelin jusqu’au bord du tombeau ne cessait de dire à ceux dont il était le père : « Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des religieux, mais s’il y a des religieux, il faut que ce soit des saints. » C’est de cette sorte qu’il s’occupait de Dieu.

Il prouvait également son amour par ses dons. La charité, amitié véritable entre Dieu et l’homme suppose une bienveillance mutuelle, une communication réciproque de biens. Prévenu des bénédictions de son Dieu, Eugène Huvelin voulut y correspondre et les reconnaître par tous les sacrifices qu’il put offrir. Il lui en avait offert un, il est vrai, qui était un obstacle à toute profession ultérieure, en oubliant pour son amour la maison de son père, en ne voulant pour héritage que le bonheur de le servir et de le posséder dans le Ciel. Mais si, devenu pauvre pour Jésus Christ, il n’avait plus la faculté de lui prouver sa libéralité, il lui restait au moins son esprit et son coeur et toutes leurs facultés concouraient à procurer sa gloire. Pourquoi faut-il que, tombées sous le marteau des ennemis du culte de Dieu elles soient condamnées au silence les pierres de l’édifice saint dont l’admirable architecture était le fruit du zèle et de l’amour d’Eugène Huvelin ? Il avait employé tant d’art et de richesse dans sa construction parce que le nom adorable de Dieu y devait être béni la nuit et le jour, ses grandeurs exaltées, ses bienfaits proclamés, son amour sans cesse entretenu parmi les anges de la terre, comme il l’est par les anges et des saints dans le Ciel. Ce zèle de la maison de Dieu, Eugène Huvelin le porta partout. Indigent pour lui-même, il ne regarda jamais comme des sacrifices ses offrandes pour la majesté du culte de Seigneur. Si l’on ne vit pas briller dans son église les ornements qui décorent les temples des cités, une simplicité décente embellissait du moins l’autel où il offrait la victime sainte et tout dans la maison de Dieu prouvait qu’il en avait la beauté.

Mais s’il avait la main toujours ouverte alors qu’il s’agissait de la gloire de Dieu, il ne lui témoignait pas moins son amour par sa générosité envers les malheureux. Il savait que les vêtements dont il couvrait la nudité de l’indigent, la nourriture donnée à celui qui avait faim, les consolations et les soins prodigués aux malades, les secours portés aux captifs étaient autant de bienfaits versés dans le sein de Dieu même. Oh ! Que cette conviction fut féconde en toutes sortes de bonnes actions, comme elle dilata le coeur d’Eugène Huvelin et le rendit prodigue ! Qu’il aimait Dieu lorsqu’il préférait à tout autre plaisir celui de visiter les pauvres et les prisonniers, leur portant les consolations et les secours qu’il leur pouvait offrir ! Qu’il aimait Dieu lorsque dans la retraite de Sept-Fons il était pour ses frères en proie à la douleur, l’ange qui leur apportait la parole du salut et de la paix ! Qu’il aimait Dieu lorsque se refusant dans ses voyages les aliments mêmes destinés à ses propres besoins, il les distribuait avec une sainte joie à ceux qui lui tendaient la main au nom de Jésus Christ ! Qu’il aimait Dieu lorsqu’il consacrait les faibles ressources dont il pouvait disposer et méritait par son dévouement digne à jamais d’être loué, le titre de médecin des prêtres français émigrés ! Qu’il aimait Dieu quand au risque même de sa vie il portait aux catholiques les secours de son ministère et s’ils étaient dans l’indigence ceux de l’aumône dont il doublait le prix par sa façon de donner ! Qu’il aimait Dieu au sein de cette population dont il était le pasteur et le père, où toute affliction, toute misère trouvait en lui des adoucissements, où les pauvres ne s’éloignaient jamais de son modeste presbytère sans avoir reçu avec le pain qui nourrit le corps, quelques paroles destinées à la nourriture des âmes ! Qu’il aimait Dieu dont il voulait que les enfants apprissent à bénir le nom et pour cela leur ouvrait, à ses frais, dans sa paroisse, l’école où il veillait lui-même à leurs progrès dans la science chrétienne et dans la piété! Qu’il aimait Dieu puisqu’il voulut, quoiqu’infirme et chargé d’années, perpétuer dans une communauté dont il devint le chef, les traditions d’amour et de fidélité qui lui avaient été léguées, s’environnant pour cela de fervents cénobites auxquels il légua avec le souvenir de son amour pour Dieu, la retraite où il leur avait appris à être ses imitateurs comme il l’avait été lui-même de Jésus Christ.

Il serait injuste de supposer qu’Eugène Huvelin malgré son amour et son zèle envers Dieu n’ait pas eu quelques fois à supporter les peines inévitables dans toute condition humaine et celles mêmes attachées à la sévérité des règles sous lesquelles il vécut. Je ne prétends pas ôter à la douleur ses aiguillons, ni au chagrin ses amertumes, je prétends moins encore qu’Eugène Huvelin n’ait pas eu, comme tous les autres hommes, sa part dans les combats qui constituent leur existence sur la terre. Outre les souffrances attachées à sa profession, il en eut bien d’autres encore à supporter dans le cours de sa longue existence. Elle fut toute semée d’afflictions et de croix, une santé compromise par une cruelle infirmité, le bannissement de son cloître, les chagrins de l’exil, les contradictions de plus d’un genre à son retour dans sa patrie, les obstacles à l’exécution de projets chers à sa piété et le regret de mourir sans avoir pu consolider l’oeuvre de sa prédilection, voilà sans doute bien des épreuves et des tourments, mais ces peines lui donnaient des traits de ressemblance avec son Dieu, elles étaient à ses yeux destinées à purifier son âme, à la rendre plus conforme et plus agréable au Seigneur, dès lors il souffrait sans être confondu, il surabondait même de joie dans les humiliations, dans la tribulation. Il était heureux enfin de pleurer et de souffrir parce que ses larmes et ses douleurs prouvaient à Dieu la vérité de son amour, la constance de sa charité.

C’est en effet à la persévérance qu’on reconnaît le courage de celui qui combat et la fidélité de celui qui aime. « Sans la persévérance, a dit saint Bernard (Lettre 129) celui qui combat se flatterait en vain de vaincre et celui même qui vaincrait, ne pourrait obtenir la palme qui doit le couronner. Elle est la nourrice du vrai mérite, la soeur de la patience, la fille de la constance, le noeud des amitiés, le lien de l’unanimité, le boulevard de la sainteté même. Ôtez la persévérance, l’hommage n’a plus de prix, le bienfait plus de grâce, la force plus de gloire. C’est à elle seule que l’Éternité se rend, ou plutôt, c’est elle seule qui rend l’homme à l’éternité. » Tableau magnifique et par lequel je terminerai l’éloge d’Eugène Huvelin, car à partir de son berceau jusqu’au dernier moment de sa vie, il n’a jamais reculé d’un seul pas dans la pratique d’aucune des vertus dont je l’ai montré le sectateur intrépide et fidèle. Sa vie fut une mort selon le monde, mais elle était cachée en Dieu, selon le terme d’un apôtre, avec celle de Jésus Christ et lorsque lui-même apparaîtra, il sera du nombre glorieux des immortels qui auront part à son triomphe. Cet espoir n’en doutons pas, reposait dans son sein, tandis que lui-même, au milieu des épreuves de son pèlerinage, se reposait en paix dans celui du Seigneur. Il n’appartient qu’à ce juge suprême de placer des uns à sa droite et les autres à sa gauche et sans décerner de nous-mêmes à Eugène Huvelin la couronne d’immortalité, il nous sera permis de dire qu’il fut, comme homme, l’honneur de son pays et de son siècle, comme chrétien la joie et les délices de l’Église catholique, comme religieux l’apologie de son Ordre et comme prêtre enfin, la gloire du sanctuaire, le sel de la terre et la lumière du monde.

A.M.D.G.

 

Chapitre onzième

Appendice sur le Val-Sainte-Marie

 

Dom Eugène Huvelin déplorait avant de mourir les difficultés qu’il prévoyait devoir résulter pour sa communauté de l’extrême pénurie de prêtres à laquelle il la voyait réduite. A mesure que sa fin approchait, ses anxiétés devenaient plus vies. Ces alarmes n’étaient que trop fondées. La maison de Bellevaux ne manquait, sous d’autres rapports, d’aucune des ressources nécessaires à sa conservation. Les religieux assidus au travail et vivant avec toute la parcimonie commandée par leur saint état, n’avaient pas à redouter des besoins physiques. La seule nécessité à laquelle il était urgent, indispensable de pourvoir, c’était celle d’un prêtre au moins qui réunît les qualités propres à la continuation, aux progrès de l’oeuvre entreprise et si bien exécutée par dom Eugène.

Deux années s’écoulèrent sans qu’il pût être remplacé. Dans cet intervalle un mouvement de découragement et de désorganisation se fit sentir. Les dix novices[1] reçus à Bellevaux au moment presque où dom Eugène allait quitter ce monde, n’ayant sous les yeux, après sa mort qu’une perspective peu rassurante, retournèrent dans leur famille. Ce départ fut suivi de celui d’un religieux de choeur et d’un frère convers. Quatre autres dont deux religieux et un novice de choeur, jeunes encore, et un frère convers fort âgé, furent enlevés par la mort [2]. Ils étaient tous remplis de l’esprit et des vertus qui font les saints. Leur perte fut douloureuse pour la communauté dont elle aggravait les embarras et les chagrins.

L’attachement de dom Eugène au souvenir de la maison où il avait fait sa profession l’avait porté à recommander instamment à ses religieux de Bellevaux de rester fidèles à la règle de Sept-Fons et de ne jamais séparer le nom de cette abbaye de celui de Bellevaux. Ils avaient fortement à coeur de se conformer à cette volonté, mais ce témoignage de leur respect filial leur devint impossible. Ils ne tardèrent pas à reconnaître qu’ils étaient hors d’état de se suffire et qu’il fallait faire choix d’une maison à laquelle ils s’attacheraient et qui leur enverrait quelques uns de ses prêtres. C’était le seul moyen de préserver Bellevaux d’une ruine totale et cette mesure fut arrêtée à l’unanimité des suffrages.

Le révérend père Antoine, abbé de La Melleraye aurait bien consenti à envoyer quelques uns de ses religieux, mais on suivait dans ce monastère les règlements de la Valsainte. On désirait adopter à Bellevaux la réforme de l’abbé de Rancé à raison de sa conformité presque entière avec celle de M. de Beaufort introduite à Bellevaux. On eut, pour cela, recours à dom Germain, abbé du monastère du Gard, près Amiens. La demande lui fut adressée par son Em. le cardinal de Rohan, archevêque de Besançon et six religieux quittèrent le Gard pour se rendre à Bellevaux.

Le pieux cardinal les accueillit avec une extrême bienveillance et voulut les installer lui-même. Averti par son Éminence, les ecclésiastiques et les fidèles arrivèrent de toutes parts pour être témoins de cette cérémonie. Elle eut lieu l’un des premiers jours de juillet en 1830 avec un important appareil. L’illustre prélat prononça un discours analogue à cette heureuse circonstance et officia pontificalement. Un de ces nouveaux religieux était sur le point d’être nommé abbé de Bellevaux, mais les événements renversèrent en un instant toutes les dispositions favorables à l’établissement. Une révolution éclata.

Il n’est pas facile d’exposer nettement les causes de la ruine de l’abbaye de Bellevaux et cette difficulté résulte de celle de faire marcher ensemble la vérité et la charité. Sans rien dissimuler, j’exposerai tous les faits, mais avec les ménagements néanmoins que l’on doit attendre dans un récit qui fait suite à la vie du vénérable Eugène Huvelin. Mieux vaudrait sans doute se taire tout à fait, mais ce silence est-il possible ? Après avoir parlé de la vénération des populations voisines de Bellevaux pour cette abbaye et des pieux habitants, je dois faire comprendre les causes d’une subite révolution dans les idées et les procédés de la foule qui en précipita la chute.

Oui, dom Eugène et sa communauté étaient tellement aimés que les cultivateurs des communes circonvoisines se disputaient le plaisir de cultiver leurs propriétés avant qu’ils fussent en mesure de le faire eux-mêmes. Attachement qui, du reste, était bien mérité par les services rendus chaque jour à ceux qui n’avaient pas moins le mérite de se montrer reconnaissants. Des causes peu importantes vinrent troubler cette harmonie.

Il existait devant la porte principale de l’abbaye un chemin assez spacieux. Des allées d’arbres y avaient été plantées par les religieux et personne ne leur en contestait la jouissance et la propriété. Ce terrain quoiqu’il appartînt au monastère, était un lieu de promenade et de rassemblement pour les habitants de la commune. Il servait même le dimanche à des danses, à des gens fort tumultueux et retentissaient fréquemment de blasphèmes. Les solitaires ne pouvaient guère s’accorder d’un tel état de chose, surtout lorsqu’il dépendait d’eux d’y remédier. Le supérieur provisoire, après le décès de dom Eugène, fit mettre cette promenade en culture, mais quand elle fut ensemencée, les habitants la couvrirent de pierres. Les religieux ne portèrent aucune plainte et cependant justice leur fut rendue. Le bruit de l’injure qu’on leur avait faite parvint jusqu’au colonel de la Gendarmerie, M. Picard, alors à sa campagne de Chambornay lès Bellevaux  à une petite distance de Bellevaux. Indigné d’un tel procédé il envoya prendre des renseignements sur les lieux et le résultat de l’enquête fut une condamnation par le juge de paix, à quelques jours de prison et aux frais du procès pour quatre habitants notables de la commune des Granges-Neuves, instigateurs du désordre. Ils jurèrent haine au monastère et l’occasion se présenta bientôt pour satisfaire leur ressentiment.

A l’époque de la révolution de Juillet, on pouvait espérer que la communauté de Bellevaux n’aurait rien à souffrir des effets de l’effervescence des esprits, si vive qu’elle fût dans cette contrée, comme sur les autres points de la France. Quoi de commun entre des événements politiques et des solitaires entièrement étrangers à leurs causes ? Mais ils avaient contre eux les précédents dont je viens de parler et de plus leur maison donnait asile à un homme qui, sous le masque du dévouement, était tout prêt à mettre à profit les circonstances pour son propre intérêt et la ruine de la communauté. Je ne prétends pas qu’il ait eu recours, comme on l’en accusa, à un odieux stratagème pour exciter les passions de la multitude, en les persuadant et même en l’écrivant aux autorités administratives, que le monastère de Bellevaux recelait des personnes alors en butte à l’animadversion des amis de la révolution de Juillet. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une visite, ou plutôt une invasion à main armée, eu lieu dans l’abbaye. La terreur y fut au comble et le personnage dont je parle, abusant de son ascendant sur l’esprit du supérieur, lui persuada de lui vendre sa maison, lui faisant, comme il en avait l’habitude, un pompeux étalage de ses ressources prétendues, à l’aide desquelles il le payerait, achèterait la Valsainte en Suisse et lui promettait de lui restituer, après le temps des épreuves actuelles, le monastère de Bellevaux qu’il regardait comme un dépôt sacré.

Trompé par ces promesses, ébranlé par la crainte et surtout ne pouvant oublier les recommandations faites en faveur du sieur D…p… [Dulongpray] par un illustre également dupe de sa bonne foi, le supérieur donna dans le piège et la perte de son établissement fut consommée. On reconnut bientôt que le nouvel acquéreur n’était qu’un de ces hommes qui s’appliquent et réussissent à se créer un crédit imaginaire. Des créanciers qui le cherchaient, fondirent sur la propriété qui venait de lui être vendue. Elle le fut une seconde fois par autorité de justice et perdue à jamais pour les légitimes propriétaires.

Telles furent les causes du départ de la communauté pour la Suisse et de l’impossibilité où elle se trouva de revenir à Bellevaux.

Séjour en Suisse

Ce n’était pas assez d’avoir pu pénétrer jusque dans le canton de Fribourg, il fallait pour prendre possession de la Valsainte une autorisation du Sénat. En l’attendant, les religieux fugitifs se réunirent à Posat dans une ancienne maison de Jésuites. Les habitants de cette commune, heureux de posséder les religieux qui leur rappelaient ceux qu’ils avaient perdus en 1812, à l’époque des contradictions de dom Augustin de Lestrange, leur témoignèrent le plus vif désir de les conserver parmi eux et d’adoucir les peines de leur exil.

Cependant la question soumise au grand Conseil fut rejetée dans sa séance du jeudi 26 mai [3]. Une commission avait été chargée de faire son rapport relativement à l’admission des Trappistes à la Valsainte. Le premier orateur qui fut entendu, rejeta la demande proposée, alléguant pour motif de son refus les désagréments dont la communauté d’Augustin de Lestrange avait été la cause et d’esprit d’insubordination dont elle avait fait preuve. (On verra bientôt ce qu’il faut penser de cette allégation.)

Suivant un autre, on donnait beaucoup trop d’importance à cette affaire. Quelques religieux fuyant les secousses politiques dont leur pays était agité et demandant à se confiner dans un désert, ne pouvaient donner lieu de craindre qu’ils y formassent un foyer d’intrigues contre le nouvel ordre de choses établi dans ce canton. Il adoptait donc la proposition, persuadé, ajoutait-il, « qu’il était de la politique de l’assemblée de ne pas refuser en l’écartant, de satisfaire un voeu exprimé par toute une contrée du canton et de ne pas assumer sur elle l’odieux que la malveillance déverserait sur ce refus ».

L’orateur qui succéda voyait dans l’arrivée des Trappistes en Suisse une preuve de leur éloignement pour le nouveau système de gouvernement qui s’était établi en France. Ils avaient fui leur patrie, disait-il, sans qu’aucune persécution fût dirigée contre eux et déterminés seulement par une tendance politique. Sa conclusion fut qu’il y aurait du danger à admettre des individus qui fuyaient leur pays à raison des institutions qu’il s’était données et qui reposaient sur les mêmes bases que celles du canton de Fribourg.

Après l’audition de plusieurs autres, opinant pour et contre l’admission, on mit aux voix la proposition qui fut rejetée par 44 suffrages contre 32.

L’autorité ecclésiastique du canton du Valais, instruite de l’embarras où se trouvaient les religieux de Bellevaux, proposa à la Diète de leur donner un asile. Cette demande fut accueillie et l’évêque diocésain fit savoir aux religieux, de la part du gouvernement, qu’ils pouvaient se rendre immédiatement dans le canton. Ils ne voulurent pas toutefois s’éloigner de celui de Fribourg sans répondre aux attaques faussement dirigées contre eux dans le grand Conseil. Un journal de Fribourg, Le Véridique, ouvrit ses colonnes à leurs réclamations et voici ce qu’on y lit à la date du 2 et 7 juillet 1831. Cet article est intéressant en ce qu’il fait connaître dans toute leur vérité les traitements indignes faits en France aux religieux de Bellevaux et qui provoquèrent leur départ.

Les amis de Dieu s’en vont, dit Le Véridique, et les fléaux s’approchent. Les pieux solitaires de la Trappe, non admis par les représentants du peuple fribourgeois et attaqués en outre par la feuille anti-catholique connue sous le titre de Journal du canton de Fribourg, nous ont adressé les réflexions qu’on va lire.

Les pères trappistes de Bellevaux, sur le point de quitter le canton de Fribourg pour aller se fixer dans celui du Valais, croient devoir, avant de partir, répondre à des griefs qu’on leur a imputés et rendre leur justification publique pour la consolation des amis de la vérité. Des personnes sages et éclairées pensent qu’elle est nécessaire sous différents rapports. Pour déférer à leur sentiment, les Trappistes rendent ici témoignage de leur conduite.

On dit qu’ils n’ont pas été chassés de leur monastère, qu’ils pouvaient y demeurer sans inconvénient, qu’ils n’ont pu supporter l’éclat des nouvelles lumières ni le nouveau régime du gouvernement établi dans leur pays. Ils répondent à ces assertions par des faits dont le public jugera. Les autorités les ont protégés, témoins les certificats qu’elles leur ont délivrés, témoin surtout une lettre que le préfet de Vesoul écrivit au maire de Cirey pour lui enjoindre d’assembler les communes voisines de Bellevaux et de leur défendre, sous peine d’encourir leur indignation, de vexer encore les religieux de ce monastère. Elle se trouve au bureau de la mairie de Cirey, mais cette lettre même prouve évidemment qu’ils étaient vexés par les anarchistes des environs.

Quelques jours après la révolution de Juillet, ils vinrent assiéger le monastère. Ils formèrent le blocus depuis neuf à dix heures du soir jusqu’à cinq heures du matin. Cette troupe se composait d’environ cinq cents personnes. Elle avait enfoncée la porte principale du monastère quoique le supérieur eut obtenu du chef qu’ils ne laisserait entrer que cinq ou six individus. Ils entrèrent avec des fusils, des haches, des piques et des sabres pour faire, disaient-ils, une visite domiciliaire car ils prétendaient que la maison était barricadée. Ils venaient chercher, ajoutaient-ils, des canons, des barils de poudre et des gens suspects qui devaient s’y trouver cachés. Ils parcoururent toute la maison, fouillèrent dans tous les coins, en proférant les blasphèmes les plus horribles. Ils voulaient même enfoncer les planchers parce que ceux qu’ils cherchaient s’étaient peut-être coulés dans les plafonds qui sont doubles dans beaucoup de chambres. Ensuite ils se rendirent à la cave, burent à leur aise puis ôtèrent le robinet des barriques pour faire couler le vin par terre et les vider entièrement.

Ce n’est pas tout. Le chef de la bande avait réuni les religieux dans une salle et placé à la porte deux gardes, avec défense de l’ouvrir à aucun de la troupe. Mais la troupe entière méprisa cette défense de son commandant. Elle ouvrit la porte malgré les effets des gardes pour l’empêcher. La rage peinte sur ces figures sinistres, les paroles que proféraient ces hommes barbares et les armes qu’ils agitaient dans leurs maison, tout cela était bien propre à glacer d’effroi les religieux qui n’avaient jamais vu un spectacle aussi terrible. Cette scène dura bien près d’une heure.

Enfin le maire arriva et les exhorta à se retirer. Alors l’un de ceux qui commandaient déclara que si les religieux ne quittaient pas le monastère dans le délai de huit jours, ils reviendraient pour les chasser et mettre le feu aux bâtiments. Le maire lui témoigna sa surprise d’un tel langage et comme loin de se rétracter il réitéra la résolution de revenir bientôt et de faire partir les Trappistes, « Vous voyez, messieurs, dit le maire en s’adressant à ceux-ci, comme on vous visite honnêtement ! Je vous conseille, si vous voulez vous éviter de nouvelles vexations, de sortir au plus tôt ».

Cette troupe fit à différentes reprises des menaces à deux domestiques de la maison durant la visite. L’un d’eux fut conduit par ces forcenés devant une cheminée où ils voulaient le pendre la tête en bas. Ils avaient déjà les cordes dans leurs mains. C’est ainsi qu’ils voulaient le punir de son opiniâtreté à refuser de dire où était l’argent de la maison qu’ils voulaient à toute force découvrir et emporter, le monastère étant déjà trop riche. Ce domestique fut tellement épouvanté qu’il tomba le soir même en démence. Cet état d’aliénation dura plusieurs jours. On le fit revenir à force de soin et de remèdes, mais il a encore par intervalle des accès de folie et l’on ne peut assurer qu’on parvienne à le guérir entièrement.

Ces détails sont trop vrais pour qu’on puisse les révoquer en doute. Tous les habitants des départements du Doubs et de la Haute-Saône se lèveraient en masse pour protester contre ceux qui oseraient les nier.

Le remplaçant du préfet de Vesoul à qui les religieux demandèrent du secours, leur fit cette réponse bien remarquable : « Je protégerais sans doute les religieux de Bellevaux, la charte est pour eux, aussi bien que pour tous les autres Français. Cependant je ne peux pas répondre du succès de mes démarches auprès de ceux qui les persécutent. S’ils me demandaient un avis, je leur conseillerais de quitter leur maison et d’aller s’établir ailleurs. »

Qu’on juge maintenant s’il eut été possible aux Trappistes de demeurer encore à Bellevaux !

La fin de cet article a pour objet de disculper les religieux de quelques imputations relatives à leurs relations avec le sieur D…p… dont j’ai parlé et qui était connu très désavantageusement à Fribourg, et à leurs opinions politiques.

Les âmes droites, y est-il dit, p… les Trappistes d’avoir été trompés, mais ne leur imputèrent pas l’inconduite de cet individu recommandé par le cardinal archevêque de Besançon qui n’avait pu se mettre à l’abri de ses ruses, non plus que d’autres personnes respectables de Fribourg auxquelles il avait emprunté de l’argent et qui avaient même assisté à des repas qu’il leur avait offerts. Des cas semblables ne sont pas rares et l’on voit tous les jours de mauvais sujets, par leur hypocrisie, surprendre la bonne fois des personnes les plus honnêtes. Il est enfin démontré que les religieux de Bellevaux ont vécu constamment étrangers à la politique et cela d’après la déclaration formelle du maire de Cirey qui, après douze années de relations journalières avec l’abbaye de Bellevaux, où rien de ce qui s’y passait ne lui était inconnu, a assuré qu’irrépréhensibles en tous points, les religieux de cette maison le sont surtout en fait de politique dont ils ne s’occupent jamais. Cet article est signé, de Posat le 30 juin 1831 par le père Jérôme sous prieur, au nom de tous ses confrères.

Les habitants de Posat, de leur côté, ne voulurent pas les laisser s’éloigner de leur commune où ils leur avaient prouvé par leur accueil et leurs bienfaits, le prix qu’ils attachaient à l’avantage de les posséder, sans ajouter à ces témoignages de bienveillance la déclaration authentique de leurs sentiments. La voici :

Nous, habitants de la commune de Posat, croyant devoir céder à l’ardent désir que nous avons de manifester les profonds sentiments d’estime, d’amour et de reconnaissance dont nous sommes et serons toujours pénétrés pour les RRPP trappistes, faisons d’un commun accord la déclaration suivante :

Nos pères instruits par la renommée du genre de vie si édifiant et si extraordinaire des pieux cénobites de la Trappe accueillirent avec transport la demande qu’ils leur adressèrent au commencement de la Révolution de France, de pouvoir se réfugier dans le canton de Fribourg et les autorisèrent à s’aller fixer dans le monastère de la Valsainte. Personne n’ignore les immenses et nombreux avantages qui résultèrent de leur admission. Il nous suffira de dire que tous les malheureux avaient là un asile et des ressources assurées dans leur extrême misère, qu’un grand nombre de familles peu fortunées du canton trouvèrent dans la charité sans bornes des Trappistes de la Valsainte le moyen de donner à leurs enfants une éducation soignée et surtout éminemment chrétienne. Leur départ fut une véritable calamité pour le pays, comme leur arrivée avait été le sujet de la plus grande joie, par les heureuses espérances qu’elle fit naître dans tous les cœurs. Qui peut ignorer qu’elles se réalisèrent bien au-delà de ce qu’on s’était promis !

Nous habitants de cette commune, héritiers de toute la religion de nos pères, avons, comme eux, tressailli d’allégresse lorsque nous avons vu paraître les RRPP trappistes au milieu de nous et surtout lorsque nous les avons vus fixer leur domicile à Posat même. Nous avons appris par nous-mêmes ce que jusqu’alors nous ne savions que par le récit de nos compatriotes, c’est-à-dire que ces bons solitaires portent partout avec eux la paix et tous les dons du Ciel. Dignes enfants des anciens Trappistes, ils sont comme eux pleins de charité, doux, affables, joyeux même au milieu de leurs privations et de leurs sacrifices. Les souffrances et les austérités ne les rendent pas tristes ni mélancoliques, ils n’en sont au contraire que plus contents et plus heureux.

Les premiers jours de leur arrivée nous avons pourvu à leur nécessaire qu’une fuite précipitée ne leur avait guère permis de porter avec eux. Ils nous ont abondamment dédommagés de ces premiers secours que nous leur avons fournis. Les pauvres ont ressenti les heureux effets de leurs libéralités et nous avons tous profité des secours spirituels qu’ils n’ont pas cessé de nous prodiguer depuis qu’ils sont dans cette commune.

Si nous éprouvons un regret, ce n’est pas assurément de leur avoir donné l’hospitalité, c’est au contraire de les voir quitter ce pays qui était heureux de les posséder. Que ne nous est-il donné de pouvoir les retenir et les fixer irrévocablement au milieu de nous ! Que nous ferions volontiers de grands sacrifices pour obtenir d’eux de ne pas nous abandonner ! Hélas ! Pourquoi faut-il les perdre si tôt ? Pourquoi faut-il que notre joie et notre bonheur se changent si vite en une profonde tristesse, en un deuil plein d’amertume et de regret ? Ne pouvant nous consoler autrement de leur perte, pourquoi nous refuserions-nous ce qui peut seul adoucir notre peine, consoler un peu notre affliction ? Oui, nous nous sentons un peu déchargés de ce poids de douleur qui nous accable, à mesure que nous traçons ces lignes, parce qu’elles sont un hommage à la haute vertu des RRPP trappistes, un témoignage de l’estime que nous leur portons et l’expression de nos vifs regrets.

Puisse cette déclaration solennelle de nos sentiments leur être agréable et se graver dans leur souvenir partout où le Ciel voudra qu’ils paraissent, pour bénir son nom et donner des exemples de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Nous prenons la plus grande part à leur entreprise et nous serons toujours comblés de joie en apprenant qu’elles prospèrent malgré les efforts de l’Enfer.

Ajouterons-nous que ces bons pères absolument étrangers aux affaires du monde, aux nouvelles du siècle et aux intrigues de la politique, s’occupent exclusivement des devoirs de leur état ? Tous savent qu’ils ont entièrement oublié la terre pour ne penser qu’à la grande affaire de leur salut et au bonheur qui les attend dans le Ciel. Mais cet abandon paraît si difficile aujourd’hui où chacun ne sait vivre que de nouvelles et d’affaires, qu’on ne peut se lasser de l’admirer dans ceux qui l’ont fait et qui savent jouir du plus grand calme au milieu du trouble et de la confusion qui règnent dans la société et d’en parler comme d’un phénomène du premier ordre.

Et avons les principaux habitants, signé la présente déclaration au nom de toute la commune comme il suit, à Posat le premier juillet mil huit cent trente et un.

Reynaud, député au grand Conseil, Joseph Paris ex-syndic, Baptiste Movel gouverneur, Jacques Paris ex-administrateur, Moullet secrétaire

Vu pour légalisation des signatures ci-dessus, à Farvagny le quatre juillet 1831

Chollet préfet.

 

Comblés de ces bénédictions, les religieux de Bellevaux partirent pour se rendre dans le canton du Valais. Plusieurs familles notables désiraient les établir sur leurs propriétés, mais ils préférèrent à tout ce qu’on put leur offrir un ancien couvent de Carmes, situé sur le Rocher de Géronde, quoiqu’il fût bien aride et qu’on n’y trouvât presque rien pour les besoins de la vie. Il faut même descendre jusqu’au pied du Rocher à près d’une demi-lieue, pour chercher de l’eau. Le jardin était aussi éloigné et la communauté avait plus à souffrir en montant et en descendant, que pour la culture et l’exploitation. Elle endura pendant trois ans ces incommodités avec une admirable patience. Il est vrai qu’elle était consolée par les témoignages continuels d’estime et d’affection qu’elle recevait du gouvernement, du clergé et du peuple si chrétien du Valais. Elle était souvent visitée par les chefs de la République et par les personnes les plus distinguées du pays qui venaient se recommander à ses prières.

Quelle foi, par exemple et quelle piété dans cette lettre écrite par le chef de la République du Valais :

Sion le 7 septembre 1831

Très révérend père prieur

Dans votre solitude vous ignorez peut-être que la fête de demain est spécialement consacrée dans ce canton et dans toute la Suisse à des prières générales pour invoquer sur notre patrie la faveurs du Ciel et implorer ses miséricordes.

Déjà toutes les heures de la journée et une bonne partie de celles de la nuit sont dédiées chez vous à des oeuvres de piété dont vous nous partagez abondamment les mérites et c’est presque extraordinaire de venir vous parler d’actes particuliers de dévotion. Il vous sera cependant agréable d’apprendre qu’au même moment où vous obtenez aux pieds des autels ce que vous demandez, la population entière de votre patrie actuelle y est également prosternée pour supplier le Ciel de daigner aussi exaucer les prières qu’elle lui adresse dans les intentions que viennent de lui rappeler et l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle.

Agréez, très révérend père, que je vous transmette un exemplaire de la publication que le conseil d’État a fait faire en cette circonstance.

Agréez aussi que je profite de cette circonstance pour vous réitérer ma vive gratitude de ce que vous avez bien voulu penser à moi et à ma famille en nous associant aux trésors de grâces qui sont la récompense de ces actes d’austérité, de ces jeûnes, de ces prières continuelles et de tant d’autres oeuvres méritoires qui remplissent toute votre existence. Je sais apprécier la faveur que vous nous faites. Plus que jamais je sens combien me sont nécessaires les prières des âmes saintes dans la carrière où il a plu à la divine Providence de me placer.

Recevez…

Au nom du gouvernement du Valais                                               De Courten grand baillif

 

De tels sentiments et de semblables procédés étaient sans doute bien propres à soutenir le courage des religieux. Ils en donnèrent chaque jour de nouvelles preuves car, par leurs soins, le Rocher de Géronde devint bientôt une terre productive et d’un marais malsain ils se firent un jardin dont les produits suffirent à leurs besoins. Les habitants du pays ne pouvaient contempler sans admiration une si infatigable activité, jointe à la fidélité constante aux autres exercices de leur règle.

Une grande calamité vint subitement porter la désolation dans tout le Valais et jusque parmi les solitaires du Rocher de Géronde. En septembre 1834 la fonte extraordinaire des neiges des glaciers des Alpes occasionna des inondations qui ravagèrent tout le pays. Des villages entiers furent engloutis sous les eaux dont furent couvertes les plaines chargées d’une abondante moisson qui fut entièrement ravagée. La désolation était générale. En proie à la douleur universelle à la vue des désastres qu’ils contemplaient du haut de leur Rocher, les religieux conjurèrent le Seigneur de prendre pitié d’eux et des habitants du Valais. Ils perdaient en effet comme eux, leurs espérances et leurs ressources avec les fruits de leurs travaux.

 

Rétablissement en France au Val-Sainte-Marie

 

Au même moment où les religieux de Bellevaux devaient appréhender de voir de nouvelles afflictions se joindre à celles de la persécution et de l’exil, la divine Providence leur préparait au contraire une situation qui allait mettre un terme à leurs longues souffrances. Le diocèse de Besançon ne les avait pas oubliés. Le cardinal de Rohan n’était plus. Ils avaient perdu dans l’illustre pontife un protecteur, un père qui sans doute eut été prêt à réparer leurs désastres de tout son pouvoir. Deux vicaires généraux, M. Gousset aujourd’hui archevêque de Reims et M. Breuillot restaurateur du grand séminaire de Besançon, découvrirent un lieu convenable pour la communauté des religieux dont la présence à Bellevaux avait été d’une si manifeste utilité. Le supérieur, dès qu’il en eut reçu l’avis, vint en toute hâte faire l’acquisition de la propriété destinée à devenir le nouveau monastère. L’acte en fut passé le 8 septembre 1834 et la maison reçut le nom de Val-Sainte-Marie, hommage d’autant plus justement rendu à la Reine du Ciel au jour où l’Église célébrait sa nativité, que toutes les maisons de l’Ordre lui sont consacrées.

La communauté qui n’avait pas encore quitté la Suisse, apprit avec joie cette nouvelle mais ces sentiments ne furent pas partagés par les habitants du Valais. Ils ne s’attendaient pas à voir retourner dans le diocèse de Besançon les solitaires qu’ils avaient accueillis avec un si généreux empressement. La nouvelle de ce départ, en se répandant dans le pays y causa une extrême désolation.

                                    Lettre du grand Baillif au supérieur                 Sion, 27 octobre 1834

Très révérend Père,

J’ai l’honneur de vous transmettre sous ce pli les passeports que j’ai reçus en retour de l’ambassade de France, pour vos révérends religieux. D’après les nouvelles dispositions que cette légation a fait connaître dans le courant de septembre, l’expédition de ces passeports est sorti directement de ses bureaux. S.E. Monsieur le comte de Rumigny, à qui j’avais écrit à ce sujet, a eu l’attention de les faire délivrer gratis.

Je souhaiterais bien, très révérends Père, que vous laissiez couvrir ces papiers de poussière avant d’en faire usage pour nous quitter. Je ne puis, au sujet de cette résolution, que vous répéter ce que j’ai dit au révérend Père Maurice. Plus nous approchons du terme où vous allez la réaliser, plus je sens la peine que j’éprouve d’une détermination dont, il n’y a pas encore fort longtemps, vous reculiez l’époque bien au-delà de celle que vous venez inopinément de lui fixer. Je souhaite qu’elle remplisse vos vœux dès que ceux de vous conserver parmi nous ne peuvent plus se réaliser.

En recommandant de nouveau le Valais à vos prières ainsi qu’à celles de vos vénérables religieux et que je réclame spécialement pour moi, je vous prie très révérend Père, d’agréer les assurances réitérées de mon sincère dévouement et de ma parfaite vénération.

Le grand Baillif                                                                                                     de Courten

P.S. J’attends encore un passeport de la légation de Russie et un de celle d’Angleterre. Je joins à ce pli 13 délivrés ou visés par l’ambassade de France.

 

Outre ce témoignage personnel de ses regrets, le grand Baillif, peu de jours après, adressait au prieur une nouvelle lettre, au nom de tout le canton et lui envoyait une indemnité en dédommagement des pertes qu’ils avaient essuyées par suite des derniers désastres. Voici cette adresse :

Sion le 3 novembre 1834

Très révérends pères, chers frères,

Les voeux du clergé et des fidèles du diocèse de Besançon vous rappellent en France. Les voeux des Valaisans vous retiendraient parmi eux. Ils sont aussi sincères, aussi ardents que peuvent l’être les premiers. L’obéissance, l’attachement à votre patrie vous font céder à ceux-ci. Nous ne pouvons plus ainsi qu’exprimer des regrets de la résolution que vous venez de nous communiquer. Des hommes menant une vie plus angélique qu’humaine, accomplissant toute l’étendue des préceptes de l’Évangile, s’imposant même des devoirs plus sévères, nous rappelant ainsi les premiers pères du désert dont ils retracent l’austérité, s’étaient adressées à l’hospitalité religieuse du peuple valaisan. Celui-ci s’était empressé de les accueillir comme des hôtes tutélaires et des gages de la miséricorde divine dans les jours de tribulations.

Vous étions devenus, très révérends pères et chers frères, l’édification de la contrée que vous habitiez. Vous vous étiez acquis non seulement la vénération, mais vous vous étiez encore concilié une affection générale et c’était une vraie consolation pour le gouvernement de savoir qu’en même temps qu’il implorait les bénédictions du Ciel, vous y éleviez vos mains suppliantes en lui offrant pour le Valais le mérite de jours remplis d’oeuvres de piété.

Vous exprimer ces sentiments, vénérables religieux, c’est vous dire suffisamment avec quelle peine nous vous voyons éloigner nous.

Recevez ainsi le témoignage que nous vous en transmettons. Agréez les voeux que nous faisons. Ils vous suivront partout où vous irez, tout comme le souvenir des vertus dont vous donnez de si grands exemples, ne s’effacera jamais chez nous.

Rappelez-vous dans vos oeuvres méritoires, elles sont celles de tous les instants de votre vie, rappelez-vous des habitants d’un pays dont vous tracez avec tant d’intérêt les impressions que vous avez reçues. Rappelez-vous de son gouvernement, attirez sur ses actes cette bénédiction qui fasse toujours surgir de ses travaux les plus grands biens de la religion, ainsi que la prospérité du canton.

Recevez…

 Au nom du gouvernement,                                                            de Courten, grand Baillif

 

Le grand baillif voulu que la communauté tout entière descendît chez lui lors de son passage à Sion pour retourner en France et lui fit la plus honorable réception. Il l’accompagna avec un autre membre du gouvernement jusqu’aux portes de la ville et lui renouvela au moment de la séparation, tous les voeux qu’il lui avait déjà exprimés dans ses lettres.

Partis de Géronde le 8 novembre 1834, les religieux arrivèrent le même jour à Martigny. Le supérieur des religieux du Mont-Saint-Bernard vint à leur rencontre et leur fit, avec la plus parfaite cordialité, les honneurs de sa maison. Il en fut de même de la part des RRPP de l’abbaye de Saint-Maurice. Aussi lorsqu’ils se virent aux confins du canton du Valais, ils étaient si vivement préoccupés de tant de précieux souvenirs qu’ils tinrent les yeux longtemps arrêtés sur cette terre hospitalière et ne pouvaient se défendre des sentiments qui leur en rendaient l’éloignement pénible.

Avant de rentrer dans le diocèse de Besançon les religieux se firent un devoir de s’assurer du consentement de l’archevêque. Le siège était alors vacant, mais sur le point d’être rempli par Monseigneur Mathieu, évêque de Langres et nommé à l’archevêché de Besançon. Le prieur partit pour Langres et exposa à l’illustre prélat le désir de sa communauté. Une demande de ce genre ne pouvait manquer d’être accueillie avec faveur par le vénérable archevêque qui voulut bien, de suite, écrire en faveur de son exécution à l’autorité diocésaine.

La communauté arriva le 11 novembre au Val-Sainte-Marie. Ce retour satisfit tout le diocèse. A peine installé, les religieux reçurent des autorités civiles l’assurance de leurs dispositions pacifiques et bienveillantes. Elles n’eurent jamais d’ailleurs à les prouver car la tranquillité des religieux ne fut jamais troublée depuis leur installation au Val-Sainte-Marie. Ils n’ont encore aujourd’hui qu’à savoir gré de leurs procédés au clergé et aux populations des environs.

Il était neuf heures lorsque la communauté arriva par un beau clair de lune, à l’habitation qui lui était destinée. Précédée de la croix, elle marchait en procession et chantait le Te Deum en action de grâce de son retour dans un diocèse dont des circonstances malheureuses avaient pu seules l’éloigner. Les religieux y rentrèrent dans le dénuement le plus complet, mais on pourvut à leurs besoins et les choses nécessaires à la vie leur arrivèrent en si grande abondance qu’ils prièrent les prêtres et les fidèles qui les envoyaient de concert, de cesser les envois ou du moins d’en diminuer la quantité.

Mgr l’archevêque de Besançon vint lui-même visiter le Val-Sainte-Marie quelque temps après avoir pris possession de son siège. Il y passa plusieurs jours et n’eut qu’à se réjouir du bon ordre qu’il remarqua dans la communauté. L’illustre prélat applaudit également à la parfaite harmonie dont sa présence et ses bontés devaient être un nouveau gage entre les religieux et les maires des communes voisines qu’il réunit autour de lui, à une table servie du reste avec la frugale simplicité prescrite par les règles et les usages auxquels il ne permit pas qu’on dérogeât en sa faveur.

Il restait beaucoup à faire, il est vrai, dans la propriété du Val-Sainte-Marie. La maison construite dans une ferme dont le corps de logis, quoique solidement construit et assez vaste pour sa première destination, ne pouvait plus suffire à une communauté composée de trente personnes. A quelque distance de la maison se trouve aussi une masure appelée dans le pays l’étable de Bethléem, mais qui n’est pas sans utilité. Le terrain ne manquait pas, au reste et offrait les moyens d’ajouter les constructions jugées nécessaires.

Le lieu où est situé le Val-Sainte-Marie est une solitude profonde, mais le site en est ravissant. Placée sur le territoire de la commune de Malans, à trois lieues d’Ornans, au centre d’un bassin d’une parfaite régularité, la maison des religieux se trouve au large au milieu de rochers, de bois et de fontaines qui donnent à cette vallée un aspect vraiment pittoresque. Un torrent qui se précipite à quelques pas du monastère, semble y couler pour rappeler aux solitaires combien ils sont heureux loin du bruit du monde et sans être emportés par ses vanités fugitives comme les flots qui passent sous leurs yeux.

Il fallait au sol une culture plus soignée que celle qu’il paraissait avoir reçue depuis longtemps, mais les religieux reconnurent qu’avec du courage et de la persévérance ils parviendraient à en tirer un parti avantageux. Les ronces et les épines disparurent bientôt et firent place à des productions utiles, comme la stérilité du Rocher de Géronde avait naguère disparue sous celle qui étaient le fruit du travail des exilés auxquels il servait de refuge.

Déjà la maison elle-même est agrandie, outre les dispositions intérieurs qui étaient de première nécessité, un moulin a été construit et si malgré ces améliorations, le monastère du Val-Sainte-Marie ne contient ni des pièces assez vastes pour les exercices communs des religieux, ni une église où ils puissent célébrer les saints mystères avec une majesté plus conforme à celle même de Dieu, ils ont du moins un asile pour s’abriter et une chapelle pour y vaquer à leurs divins offices.

Une église s’élève, au reste, où ils pourraient payer plus dignement au Seigneur le tribut de la louange qui est une de leurs obligations principales. Ils s’y trouveront eux-mêmes plus commodément pendant les longues heures qu’ils passent aux pieds des autels, le jour comme la nuit. Construite sur un plan large et qui promet un édifice qui correspondra à sa destination, une église au Val-Sainte-Marie ne serait pas un avantage pour les religieux seulement, mais aussi pour toutes les personnes qui se trouvant momentanément dans ce monastère, ont besoin d’être moins à l’étroit et dans un temple qui conviendra davantage à la majesté du Roi du Ciel.

En attendant un devoir qui semblait ne pas comporter les longs retards que peut encore subir l’entière construction de l’église, a été rempli dans la chapelle provisoire, envers les précieux restes de saint Pierre archevêque de Tarentaise et ceux de saint Benoît que possède également en partie les religieux du Val-Sainte-Marie. Ces saints dépôts confiés à leur piété, avaient été conservés avec la plus religieuse attention au milieu même de tous les bouleversements dont j’ai fait le récit. Depuis leur retour dans le diocèse de Besançon les circonstances n’avaient pas encore permis que l’on rendît aux saintes reliques rapportées de l’exil où elles avaient suivi leurs fidèles gardiens, les honneurs qui leur étaient dus. Elles les ont enfin reçus au milieu d’un immense concours de fidèles et avec toute la pompe qu’il a été possible de donner à cette cérémonie, le jour même de la fête du saint patriarche dont on suit la règle au Val-Sainte-Marie, le 21 mars 1841. Dès la veille, on avait déposé les reliques dans une châsse d’un goût et d’une simplicité qui font honneur à celui des frères de la maison qui avait été chargé de sa confection. Des personnes pieuses avaient pourvu aux ornements qui servaient à la décorer. La fête de saint Benoît tombant un dimanche, la cérémonie de la translation eut lieu un peu tard pour ne pas déranger les offices dans les paroisses des environs. On vit en effet, à l’heure indiquée, affluer de tous côtés une multitude de fidèles qui allèrent vénérer les saintes reliques. les habitants de Malans ayant à leur tête leur respectable curé, arrivèrent en procession. Les communes d’Amondans, de Lizine, de Fertans et de Myon, conduites par leur pasteur respectif y vinrent également. On alla chercher les châsses déposées dans une vaste salle convertie en chapelle et après une exhortation adressée à la foule par le RP Genès, prieur du monastère, la procession parcourut un assez long espace aux environs et un salut solennel auquel officia M. Cuenot, curé du canton d’Amancey, termina cette pieuse cérémonie dont les souvenirs porteront les fidèles à venir invoquer dans l’église du Val-Sainte-Marie, comme on allait autrefois à Bellevaux révérer le saint archevêque en l’honneur de qui une chapelle sera construite où tous les fidèles de l’un et de l’autre sexe auront la faculté de pénétrer pour y faire leurs dévotions.

Le bâtiment où la châsse avait été exposée à la piété des fidèles fait partie d’une spacieuse habitation élevée en face du monastère et récemment construite. Ce bâtiment est destiné à recevoir les ecclésiastiques et les laïques qui viennent passer quelques temps en retraite au Val-Sainte-Marie. Les travaux intérieurs ne sont pas terminés, mais ils ne sont pas non plus abandonnés et si Dieu seconde les projets des religieux, les fidèles qui viennent chercher dans leur retraite les consolations de la piété n’auront pas à regretter au Val-Sainte-Marie l’accueil et les avantages qu’ils trouvaient à l’abbaye de Bellevaux.

Dans l’intérêt du public, comme pour le plus grand avantage ou plutôt la nécessité de leur solitude, les religieux ont entrepris de pratiquer auprès du monastère un chemin vicinal. Ils y consacrent tous les instants dont ils peuvent disposer pendant les heures destinées au travail, surtout en hiver. Leur but est d’affranchir leur maison des inconvénients qui résultent du passage continuel des voyageurs à la porte même de cette habitation. Ce chemin une fois terminée ils pourront s’entourer d’un mur de clôture et se trouver ainsi dans le silence et l’isolement hautement réclamés par leur profession et nécessaires à leurs exercices de piété. Le public, de son côté, aura gagné beaucoup en trouvant toute frayée une route plus belle et plus commode. Déjà fort avancée, elle ne doit pas tarder à être livrée à la circulation.

C’est ainsi qu’en peu d’années par les travaux de ces pieux et infatigables cénobites, un désert devient florissant et un terrain peu productif acquiert une grande fécondité. Des monuments, gages de foi et d’espérance, s’y élèveront où Dieu sera béni, où le voyageur sera certain de trouver une sainte hospitalité, où les ressources ne manqueront pas à ceux qui sentiront le besoin de venir y rafraîchir leur âme à ces sources abondantes de consolation et de grâces.

 

Il n’est pas hors de propos de donner au moins un aperçu du genre de vie des religieux du Val-Sainte-Marie. Le voici :

Depuis pâques jusqu’au 14 septembre exclusivement,

1°- A minuit ou à une heure ou à deux heures, suivant la qualité des fêtes, le lever pour matines ;

2°- Vers quatre heures, l’angélus et l’étude des psaumes ;

3°- A cinq heures et demie, prime suivi du chapitre des coulpes où chacun s’accuse des fautes extérieures contre la règle ;

4°- A six heures et demie environ, le travail. Les faibles et les infirmes s’occupent au laboratoire s’ils le peuvent (éplucher les légumes) ;

5°- A neuf heures environ, tierce, la grand-messe et sexte ;

6°- A dix heures et demie le dîner qui consiste en un potage, une portion de racines ou de légumes et des fruits pour dessert ;

7°- A midi, l’angélus, ensuite la méridienne (sieste) ;

8°- A une heure none, ensuite le travail manuel ;

9°- A trois heures trois quarts la méditation, ensuite vêpres ;

10°- A cinq heures le souper qui consiste en une portion de légumes et du fromage ou des fruits ;

11°- A six heures et demie la lecture spirituelle, ensuite complies ;

12°- A huit heures le coucher.

Nota Après le travail du matin et du soir, ainsi qu’après les repas, il y a une demi-heure de temps libre que chacun emploie à lire ou à prier ou  à voir ses supérieurs pour ses besoins spirituels ou corporels.

Depuis le 16 septembre jusqu’à Pâques tout se pratique comme ci-dessus, excepté ce qui suit :

1°- A sept heures trois-quarts, tierce, la messe, sexte et le travail ;

2°- A onze heures et demie, none, l’angélus et le dîner à midi ;

3°- A une heure trois quarts le travail. A cinq heures la collation qui est de trois onces de pain, avec un demi verre de boisson.

Lorsqu’on se lève à minuit ou à une heure pour l’office les religieux reposent après matines jusqu’à l’office de prime.

Cette règle est la même pour toutes les maisons où l’on suit, comme il a été dit, la réforme de l’abbé de Rancé fondée sur la règle de saint Benoît, à laquelle il est néanmoins dérogé en certains points. La latitude la plus entière est laissée du reste aux diverses maisons de la Trappe par le décret du pape Grégoire XVI d’octobre 1834.

Telles sont les constitutions et les pratiques suivies au Val-Sainte-Marie et dont les autres monastères de la Trappe dont voici le tableau. Il comprend ceux qui sont en France et dans les pays étrangers.

- L’abbaye de Notre-Dame de la Trappe dans le Perche ;

- L’abbaye de Melleraye près Nantes ;

- L’abbaye du Port-du-Salut près Laval ;

- L’abbaye de Bellefontaine près Cholet dans la Vendée ;

- L’abbaye du Gard près Amiens ;

- L’abbaye d’Aiguebelle près Montélimar ;

- L’abbaye du Mont-des-Olives près Mulhouse ;

- L’abbaye de ND des Grâces près Valognes en Normandie ;

- Le prieuré du Mont-des-Cats près Lille ;

- Le prieuré du Val-Sainte-Marie près Besançon ;

- L’abbaye de Westmalle près Anvers en Belgique ;

- Le prieuré de Saint-Sixte près Tournai en Belgique ;

- L’abbaye du Mont-Melleraye en Irlande ;

- Le prieuré du Mont-Saint-Bernard en Angleterre ;

- L’abbaye de Sainte-Anne en Castille (Espagne) ;

- Le prieuré de Tracadie dans le New-Brunswick (Amérique).

 

Monastères de femmes trappistines

- L’abbaye de Sainte-Catherine à Laval ;

- L’abbaye du Mont-des-Olives près Mulhouse ;

- Le prieuré de Maubec près Montélimar ;

- Le prieuré des Gardes près Cholet, en Vendée ;

- Le prieuré de Vaise près Lyon ;

- Le prieuré de Mondaye près Bayeux ;

- Le prieuré de Stape-Hille en Angleterre.

 

Conclusion

Je ne pouvais mieux terminer, ce me semble, une vie telle que celle de dom Eugène Huvelin, qu’en faisant connaître avec exactitude les particularités relatives à sa communauté. Si les enfants sont la gloire de leur père, la conduite de ceux qui regardent et révèrent dans Eugène Huvelin celui qui les a formés à la perfection, la vie du véritable religieux n’est-elle pas une couronne qu’ils ont déposée sur son tombeau et que leur persévérance embellit chaque jour ? Qu’il est consolant pour les enfants de Dieu d’avoir, non seulement dans la multitude des saints qui ont conquis le Ciel, mais même parmi les membres de l’Église qui combat sur la terre, une nuée de témoins qui nous invitent à prendre les armes de la patience et à courir avec eux au combat qui nous est proposé ! Heureux les solitaires dont le maître et le Dieu est uniquement le Seigneur qui règne dans les Cieux ! Heureuses les populations qui, dans un siècles où le matérialisme fait tant de ravages, où l’indifférence est pour toutes les conditions presque une plaie désespérée, ont sous les yeux de si parfaits modèles ! Heureux le prêtre et le simple fidèle auxquels il est donné de s’arracher de temps en temps aux choses de ce monde pour respirer l’air calme et pur d’une solitude où l’on trouve éclose en toute saison les fleurs de la vertu dont l’éclat est aussi ravissant que le parfum en est délicieux !

Pour moi, je garderai comme un de mes souvenirs les plus chers, celui de mon séjour au Val-Sainte-Marie. Comme le navigateur battu par la tempête éprouve une joie bien vive en entrant dans un port où il peut librement radouber son vaisseau endommagé ou brisé contre les écueils, quiconque viendra dans cette sainte retraite, après avoir essuyé des orages plus terribles peut-être que ceux qu’on craint en parcourant les mers, y trouvera tous les secours pour réparer les pertes de son âmes. Il suffit pour cela d’y apporter le sentiment d’une conscience naturellement chrétienne.

Puissent tous ceux qui liront cet écrit, concourir à la prospérité d’un établissement aussi utile qu’il est édifiant. Non, la bienfaisance, inséparable ici de cette communion qu’un apôtre nous avertit de ne pas oublier, ne peut avoir un but plus saint que l’entretien des serviteurs intimes de la foi, dont le bonheur, en s’en montrant eux-mêmes les disciples parfaits, est d’en communiquer les lumières et les consolations à tous ceux qui viennent chercher dans leur retraite l’édification et le salut. Elles seront employées, les aumônes versées dans leur sein, à racheter les péchés de celui qui les aura répandues, en lui donnant part aux oeuvres méritoires d’une prière et d’une pénitence dont les mérites sont grands devant Dieu. Elles serviront à subvenir aux nécessités d’une foule d’autres pauvres qui regardent le Val-Sainte-Marie comme une providence, par elles aussi, le bienfait de la réconciliation des pécheurs pourra s’étendre davantage, en fournissant les moyens de les accueillir et de consolider l’oeuvre de leur conversion ; par elles enfin, arrivera à sa perfection le temple du Seigneur dont les fondements attendent la continuation et la couronne de ce saint édifice, et le monde verra florissante et consolidée une communauté digne de tout intérêt par le vénérable Eugène Huvelin qui en fut le fondateur et l’…, intéressante encore sous le triple rapport de ses vertus, de sa charité et de ses infortunes.

 

Transcription : Fr. Jean-Bénilde
Tamié 15 avril 1999

 



[1] Pierre Deshaye, né le 18 août 1799 ou 1779 à Rouen, PH 26 janvier 1828, Frère Augustin - Sorti pour cause de désobéissance

Louis Lagarde, né  à Bussy en février 1785, PH 24 février 1828, frère Louis, sorti avec grand scandale

Pitois Augustin, né à Remirmont, 18 ans, PH 21 septembre 1828, frère Marie Bernard, sorti 15 octobre 1828

Thomas Philippe Marie, né à Bois le Duc,  24 ans, PH 21 septembre 1828, parti.

Véchambre Jean, né à Dampierre le 9 janvier 1808, PH 16 octobre 1828, frère Jérôme.

Gand Pierre Joseph, né le 15 mai 1806 à Chille, PH 31 mai 1829, frère Marie Bernard

Adam André, né à Fermance le 3 octobre 1807, PH 24 mars 1830, frère Marie Augustin, sorti le 12 juillet 1830.

Marguet Emmanuel, PH 25 avril 1830, frère Marie Joseph

Dubret Antoine, né à Plancher Bas, PH 6 juin 1830, frère Maurice, profession : 8 juin 1831, mort au VSM : 21 janvier 1842

F. Louis de Gonzague Joseph Beaufils, convers depuis un an, sorti le 11 mai 1830.

[2] Frère Paul, novice de choeur, Pierre Heimeroth , âgé de 25 ans, PH 15 janvier 1828, mort comme un saint le 23 avril 1829

Frère Benoît, Jean Roche, né à Anglard, PH 23 avril 1836, PS 25 avril 1827, Mort le 28 mai 1829.

F. Albéric, Alexandre Breuillot, né à Ruffoy, PH : 16 juillet 1825, PS : 20 novembre 1826, mort : 21 avril 1830.

[3]



[1] - Peut-être serait-on tenté de blâmer dom Eugène d’avoir quitté sa paroisse où il faisait le bien, pour aller s’ensevelir à Bellevaux. Mais il faudrait, pour cela, méconnaître les temps primitifs et l’esprit de l’Église. Elle a toujours permis aux pasteurs du second ordre de quitter leur troupeau pour se retirer dans la retraite, y faire pénitence et travailler à leur perfection. Aucune loi ne le leur défend. Il n’est est pas de même, il est vrai, par rapport aux évêques. Il leur est défendu de quitter leur diocèse sans l’autorisation expresse du souverain Pontife. On a vu néanmoins dans tous les temps des évêques solliciter et obtenir cette permission, mais la plupart de ceux dont je parle avaient vécu dans le cloître avant d’être élevés à l’épiscopat. Saint Pierre Célestin renonça à la papauté, saint Pierre Damien déposa les insignes du cardinalat et renonça à l’évêché d’Ostie, comme saint Claude à celui de Besançon. Dans des temps plus rapprochés, Barthélemy des Martyrs quitta l’archevêché de Brayne, saint Alphonse de Liguori l’évêché de Sainte-Agathe des Goths. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples qui justifieraient dom Eugène.

[2] - Né près de Vienne en Dauphiné dans la première année du douzième siècle, saint Pierre de Tarentaise, après avoir fait de brillantes études, avait pris l’habit religieux à l’âge de vingt ans dans le monastère de Bonnevaux, diocèse de Vienne. Son père et sa mère et leurs autres enfants l’imitèrent ensuite. Pierre était depuis un an dans son monastère lorsque dix-sept sujets de la plus haute noblesse vinrent prier l’abbé de Bonnevaux de les recevoir dans sa communauté. De ce nombre était Amédée, proche parent de l’empereur Conrad III. Ils firent tous leurs voeux. Amédée fonda quatre monastères de son Ordre et de ce nombre fut celui de Tamié, diocèse de Tarentaise. Il en fit nommer premier abbé, Pierre, son intime ami qui n’avait pas encore trente ans accomplis. Le siège archiépiscopal de Tarentaise étant devenu vacant, le saint abbé de Tamié fut élu en 1142 pour la remplir. Il refusa cette dignité mais saint Bernard et le Chapitre général de son Ordre le contraignirent de l’accepter. La vie de l’archevêque fut ce qu’avait été celle du religieux humble et mortifié. Son zèle renouvela la face de tout son diocèse.

Les honneurs qu’il recevait de toutes parts alarmèrent sa modestie et il disparut tout à coup en 1155. Toutes les recherches furent vaines et on le crut perdu. Mais il arriva qu’un jeune homme qui l’avait connu se trouvant un jour dans un monastère de Bernardins en Allemagne, y reconnut le saint prélat qui y vivait caché. Il le fit connaître aux religieux qui, à l’instant, se jetèrent à ses pieds. Quoiqu’il fît pour échapper et trouver une autre retraite, on le ramena dans son diocèse où son retour causa la plus vive allégresse. Il édifia de nouveau son troupeau par des prodiges de charité, de pénitence et de ferveur. Ne pouvant concentrer dans son diocèse l’ardeur qui le dévorait, il annonça la parole de Dieu en Alsace, en Lorraine, en Bourgogne et en diverses contrées de l’Italie. Ses miracles mettaient le comble au succès de ses prédications.

La guerre s’étant allumée en 1170 entre les rois de France et d’Angleterre, le pape chargea le saint prélat de réconcilier ces deux princes. Il réussit à leur faire conclure un traité de paix. Quelque temps après le pape lui donna de nouveau la mission de réconcilier le roi d’Angleterre avec son fils, mais elle n’eut pas le même succès que la première. Le serviteur de Dieu tomba malade en retournant en Savoie et se retira dans l’abbaye de Bellevaux où il mourut le 6 mai 1176, âgé de 73 ans. Le pape Célestin III le canonisa en l’an 1191.

[3] - L’abbaye de Bellevaux, quoiqu’elle fût encore une fort belle maison, n’était plus tout à fait dans son ancien état. Le général Pichegru en avait fait démolir l’église, ainsi qu’une aile du bâtiment. Une nef était restée dont les arcades avaient été murées ce qui empêchait qu’on s’aperçut de la démolition. De nouvelles voûtes construites entre le sol et la voûte supérieure formaient de belles caves et des greniers dont on pouvait faire de superbes dortoirs. Quant aux deux ailes nullement endommagées elles offraient un très bel emplacement pour les lieux réguliers. La moitié seulement en fut occupée et quoiqu’on eût établi dans cette même partie une imprimerie où deux presses fonctionnaient sans interruption, il y restait encore un espace assez vaste pour diverses utilités. Les bâtiments servant d’ateliers et la chapelle de saint Pierre de Tarentaise étaient à quarante pas de la principale habitation. Le terrain au milieu duquel elle est située est d’une étendue de seize journaux environ, est partagée en jardins, prés et terres labourables.

 

[4] - Les acquéreurs de l’abbaye de Bellevaux ne firent pas attention qu’elle avait perdu, comme maison religieuse, un précieux avantage. Les biens qui l’entouraient avaient été vendus. Or, situé dans un vallon resserré et contigu à des pièces de vignes par lesquelles il est dominé, le monastère ne jouissait plus de l’indépendance et de la liberté si nécessaires à une communauté religieuse. Il était aisé d’y jeter des pierres et même d’entretenir conversation avec les personnes qui se trouvaient dans le cloître. Un autre inconvénient était celui de la grande route, actuellement sous les murs de l’abbaye. Elle est très fréquentée et c’était l’occasion d’un bruit continuel. Ce chemin avait une autre direction avant la Révolution. Il traversait le bois et l’on voit encore dans la forêt assez loin du monastère, les restes des anciens murs de clôture. Il résultait de ces soustractions faites au domaine de Bellevaux et de ces changements, que les religieux ne pouvaient plus s’écarter du monastère tant soit peu pour le travail des mains sans se trouver confondus parmi les séculiers. En pesant ces divers inconvénients on sentira que Bellevaux, malgré ses agréments et sa grandeur, laissait néanmoins à désirer tout ce qu’il avait perdu, pour réunir les commodités indispensables à un établissement monastique.

[5] - En parlant de la philosophie et en rappelant ses principes auxquels mon intention est de prouver qu’a été conforme la vie d’Eugène Huvelin en ce qu’elle offre de plus extraordinaire et de plus incompréhensible pour un grand nombre de personnes, je crois devoir m’attacher de préférence aux règles établies par Cicéron dans ses traités de morale, attendu qu’il fut un des plus éloquents et des plus sages philosophes de l’Antiquité. C’est lui dont il s’agira toujours lorsque je parlerai de la philosophie, sans désigner un autre sage, en rappelant ses exemples ou ses maximes. Pour éviter de longues et fatigantes citations, je me borne à cette note qui indique à quelle source on peut chercher les preuves de mes allégations. Cicéron De Inven. id. De Officiis etc.

[6] - 2 ligne de citation de Cicéron, de Offic. lib. 1 cap 10.

[7] - 3 lignes de Sénèque

[8]-  2 lignes de (Job 19, 18)

[9] - 5 lignes de latin - Voyez le chapitre 9 tout entier de l’épître aux Hébreux - 2 lignes de saint Laurent Justinien,

[9] - Je tire tous les détails concernant les affaires des religieux de Bellevaux à Fribourg et dans le Valais des journaux de la Suisse. Il m’a paru intéressant de donner quelque étendue à ces détails qu’on peut regarder comme officiels étant extraits des feuilles publiques qui rendaient exactement compte des délibérations du Sénat et de tout ce qui se rapportait à la communauté.

Je vais en peu de mots les rappeler et les combattre [6 pages]