L'espérance, le désir qui nous pousse vers l'avenir — Abbaye de Tamié

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L'espérance, le désir qui nous pousse vers l'avenir

Par dom Bernardo Olivera - OCSO

Interview de dom Bernardo Olivera  Abbé général  de l'Ordre cistercien de la stricte Observance (OCSO)

 

Recueillie par Isabelle de GAULMYN

- Depuis que vous êtes abbé général de tous les cisterciens, moines et moniales, vous avez beaucoup voyagé, à travers vos communautés. Avez-vous le sentiment  d'un déclin de la religion? 

- Dom Bernardo Olivera : Non !  Dire que la religion est en crise  serait faux. Nous, comme moines, avons souvent l'expérience  de rencontres qui montrent combien l'homme reste ouvert à ce  que l'on ne peut toucher. Et même si l'Église est en crise ici, en Occident, ce n'est pas le cas au Nigeria ou en Corée du Sud par exemple,  le nombre de séminaristes ne  cesse d'augmenter. En Chine,  nous pensions, dans les années  cinquante, que la religion avait  disparu. Mais les chrétiens étaient  là, et nous avons aujourd'hui quatre communautés, qui ont survécu pendant cinquante ans...  Cependant, les institutions religieuses, elles, sont mises en cause.  La culture postmoderne a créé une personne différente, qui veut moins de «credo», moins de dogmes. C'est un mouvement qui touche tout, y compris l'art. Lorsque je suis entré au monastère, il fallait apprendre à bien penser. Aujourd'hui, les jeunes savent beaucoup de choses, et il faut commencer par mettre de l'ordre dans les idées. Je dirais même, par ordonner le désir. Ce qui veut dire, subordonner le désir de plaisir physique au désir de joie interpersonnelle et ce dernier au désir ardent de Dieu. Ou pour le dire en d'autres mots : le sexe sans éros c'est la danse sans partenaire; mais ensuite l'éros sans désir, c'est la danse sans musique et enfin le désir sans mystique, c'est danse sans savoir danser ! Il s'agit donc de remettre en cause l’ordre actuel avec ses frontières de peurs pour laisser place à la vie réelle qui nous pousse vers le haut. Les institutions se renouvellent à partir de l’intériorité basée sur la réalité. Ainsi, Frère Christophe de Tibhirine, qui était un jeune de 1968, une  génération qui pourtant a été beaucoup critiquée, est un exemple de « l'homme désirant » qui a su donner sa vie jusqu'au martyre afin de rendre un témoignage d'amour à l'Amour. 

- Comment jugez-vous le besoin de spiritualité des nouvelles générations ?

- Pour moi, ce besoin s'explique comme une réaction face à un excès de raison manipulatrice de la création, face à la banalisation de l'amour ou un dualisme trop marqué entre matière et esprit. Une ascèse basée sur un ordonnancement des désirs peut justement être très utile pour orienter le boom de spiritualité que nous constatons dans le monde d'aujourd'hui. 

- Mais où trouver l'espérance ?

- L'espérance, c'est le désir qui nous pousse vers l'avenir. La source de vie est en nous, Dieu habite en nous. Saint Bernard part toujours de l'expérience. II ne commence pas par définir l'acte de foi ou d'amour. Que dit-il? Je m'aime moi-même, et pour cela je dors et je mange. Puis je vois mon voisin. Qui me manque, dont j'ai besoin, et l'amour de soi s'ouvre alors à l'amour de l'autre. Je constate que mon voisin est égoïste. Mais moi aussi, je le suis. Je ne peux donc pas juger mon voisin... Là, on commence à s'ouvrir à Dieu. Mais on aime l'aide de Dieu, pas Dieu lui-même. Puis on se rend compte que Dieu est bon, et alors on aime Dieu non pour son aide, mais parce qu'il est bon. C'est le plus difficile, et chacun est appelé à connaître un jour cette étape-là. Aimer les autres, parce que les autres sont bons, c'est crucial. Nous sommes tous dans ce bateau-là...

- La solitude de la vie monastique favorise-t-elle ce chemin vers Dieu ?

- On croit souvent que le moine et la moniale sont en relation directe avec Dieu, par opposition aux laïcs mariés, qui le seraient par l'intermédiaire du mariage et de la famille. Mais c'est oublier que nous, moines et moniales, avons fait voeu d'obéissance à un supérieur et de stabilité dans une communauté, que nous sommes enracinés aussi avec d'autres. Saint Benoît conclut sa Règle en disant que le Christ nous conduit tous ensemble à la vie éternelle ! Seuls, la foi, l'espérance, la charité et le don de l'Esprit nous unissent à Dieu: ce sont des vertus propres à tous les baptisés. Même la solitude monastique peut être peuplée pour le meilleur et pour le pire; pour le meilleur lorsqu'elle permet l'union avec Dieu et de devenir solidaires de tous, pour le pire lorsque notre immaturité affective nous centre sur nous-mêmes. Après ce qui vient d'être dit, on peut aussi ajouter que le moine ou la moniale cherche la solitude de "l'auto-présence" afin de se connaître lui-même, de s'unir à Dieu qui l'habite et de se solidariser avec toute l'humanité. La solitude physique et géographique est une aide pour vivre cette solitude personnelle et existentielle.

- Le risque, c'est de se couper du monde...

- Au contraire, la vie religieuse monastique est à cheval sur l'histoire! Toute évolution du monde, tout changement nous affectent. Regardez comment les moines de Tibhirine ont été pris par l'histoire, jusqu'à en devenir les victimes. Ou encore, nos communautés qui ont été bouleversées dans la région des Grands Lacs par les conflits, en 1996: notre monastère à Goma a été détruit. C'est la même chose en Bosnie-Herzégovine, nous nous sommes trouvés au centre du conflit, à Banja-Luka. Les moines quittent le monde, mais pour retrouver ses problèmes. Une vie spirituelle est toujours incarnée dans un lieu : nous faisons un voeu de stabilité, et nous restons dans ce lieu. Il n'y a pas d'autre choix : saint Antoine le Grand avait ainsi quitté Alexandrie pour le plus profond du désert. Mais dès qu'il a eu connaissance des hérésies, il est revenu. Tel était déjà le modèle de la vie monastique la plus primitive. Saint Bernard de Clairvaux était plongé dans les affaires du monde, puisqu'il a prêché la première croisade. Nous quittons le monde, mais pour le rencontrer dans le coeur de Dieu. Dans ses joies et dans ses souffrances.

Publié dans le journal La Croix du dimanche 12 novembre 2006