Le souvenir de Dieu — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Le souvenir de Dieu

Dimanche 2 octobre 2005

Par le continuel souvenir de Dieu, les frères prolongent l’œuvre de Dieu tout au long du jour. Aussi l’abbé doit-il veiller à ce que chacun ait amplement le loisir de vaquer à la lectio et à la prière. Tous ont le souci de rendre l’environnement du monastère propice au silence et au recueillement. (Constitution 20)

 

J’admire la rédaction de cette Constitution pour sa sobriété et la richesse de son contenu. Ce texte très dense mérite d’être regardé attentivement, ne serait-ce que pour le vocabulaire utilisé. On y mentionne le Souvenir de Dieu, l’Office, la Lectio, la Prière, le Silence, le Recueillement, la vigilance de l’Abbé, le souci de tous, ainsi que le Loisir pour Dieu (en latin otium). Dans le texte latin, à propos de ce souvenir de Dieu, il est dit : memoriam Dei constanter colentes cultivant constamment la mémoire de Dieu : il s’agit donc d’une activité de tout instant, d’une vigilance de l’abbé, d’un souci constant de tous, autant d’expressions très fortes. [Enseignement]
Je ne trouve pas la même sobriété ni la même unité dans la Constitution 22 sur la Vigilance du cœur (De intentione cordis) dont le thème est très proche :
En esprit de componction et dans la ferveur d'un désir intense, les moines s'adonnent fréquemment à l'oraison. Demeurant sur terre, ils vivent en esprit dans les cieux, désirant la vie éternelle de toute leur ardeur spirituelle. Que la bienheureuse Vierge Marie élevée au ciel, vie, douceur et espérance de tous les pèlerins sur la terre, ne soit jamais loin de leurs cœurs.

Revenons à la Constitution 20. Vu son importance j’ai préféré y consacrer un chapitre du dimanche. Saint Benoît n’utilise pas le mot memoria mais il recourt souvent au verbe se souvenir. Le plus souvent, c’est pour nous avertir de surveiller notre comportement, de ne pas nous laisser entraîner par des pensées, des passions… Ce souvenir de Dieu nous met en présence de quelqu’un qui nous regarde, qui nous aime. Ils se savent toujours regardés par Dieu à toute heure (7, 13). Aussi faut-il fuir absolument l’oubli de Dieu.

1- Fuir l’oubli : oblivionem omnino fugiat (c. 7, 10)

L’oubli peut devenir une situation qui rend le souvenir de Dieu impossible. Notre culture fait tout pour nous faire vivre dans l’oubli de Dieu et, pour entretenir cet oubli, elle nous distrait, nous éparpille par la publicité, ‘ce culte obscène de l’envie’ comme l’appelait, je crois, Maurice Bellet. L’homme d’aujourd’hui vit dans l’oubli de Dieu et s’efforce de s’oublier lui-même par différentes drogues ; le bruit en est une.
Or, le début de toute vie spirituelle pour saint Benoît est de sortir de cet oubli. Cette étape précède celle qui nous est présentée dans le Prologue où le disciple est déjà à l’écoute. Écouter c’est être sorti de l’oubli, c’est avoir perçu une présence. L’environnement de silence d’un monastère favorise cette écoute : tous nos hôtes en sont très frappés et nous le disent. Mais dans le monastère même on peut de nouveau, sans toujours s’en rendre compte, retomber dans un certain oubli : chaque fois que nous évitons la prière par une fuite dans le travail, les études, l’accueil, son emploi… Peu à peu on en vient à perdre le goût de prier. Fuir l’oubli c’est retrouver le silence intérieur, se poser les vraies questions : d’où je viens, où je vais, pourquoi je suis ici, (Bernarde, ad quid venisti?)…
Dans la Bible il y a plusieurs textes qui parlent du souvenir : le Deutéronome, les Prophètes ou les Livres de Sagesse comme le Siracide insistent sur cette attitude. Ceci est tout à fait normal puisque que ce sont précisément des livres qui relisent l’histoire du Salut. Aussi demandent-ils de se souvenir de Dieu, de sa tendresse et de sa miséricorde, de sa parole, de son Alliance et de ses commandements mais aussi de nos infidélités.
Toutefois, plutôt que de nous souvenir de nos péchés il me semble préférable, comme nous y invite l’Apocalypse, de se rappeler les moments où nous avons perçu la Parole de Dieu : Rappelle-toi d’où tu es tombé (2,5) Rappelle-toi comment tu as reçu et entendu la parole (3, 3). Déjà le Deutéronome tenait ce langage : Ne va pas oublier ces choses que tes yeux ont vues, ni les laisser aucun jour de ta vie sortir de ton cœur… au jour où tu te tenais en présence du Seigneur (4, 9-10) et surtout saint Paul à Timothée : Souviens-toi de Jésus-Christ ! (2 Tm 2,8) Plusieurs Psaumes nous invitent aussi à nous souvenir des merveilles de Dieu pour son Peuple, les deux grandes merveilles étant la Création et la Rédemption. On se souvient de Dieu parce que Dieu s’est souvenu de son Peuple, on se rappelle l’Alliance faite avec nos Pères en faveur d’Abraham et de sa race à jamais. Mère Monica nous disait que nous lui rappelions la fascination des commencements de sa vie monastique !
Cultiver le souvenir de Dieu n’est autre que vivre sous le regard de Dieu : se savoir regardé, aimé. St Benoît y revient souvent : L’homme doit être tout à fait sûr qu’à chaque instant Dieu le regarde du haut des cieux. Partout Dieu voit ce que l’homme fait et sans arrêt les anges lui en rendent compte… Le prophète nous en donne la preuve lorsqu’il nous montre Dieu toujours présent à nos pensées en disant ‘Dieu, tu scrutes les reins et les cœurs’ et de même ‘le Seigneur connaît les pensées des hommes’. Il dit encore ‘de loin tu as pénétré mes pensées’  et ‘la pensée de l’homme te célèbre’ (7, 14-17). Les anges sont chargés de veiller sur nous présentant sans arrêt tous nos actes au Seigneur, le jour et la nuit (v. 28) Croyons que Dieu est toujours là près de nous (v. 23) [Citations des Ps 7 ; 93 ; 138 ; 75 ; 37].

 

2- Prière et lectio


Pour retrouver le souvenir de Dieu il faut renoncer à tout ce qui a pris dans notre vie la place de Dieu. Un certain radicalisme est nécessaire. Mais la prière chrétienne n’est pas une recherche du vide. Aussi le meilleur moyen pour cultiver le souvenir sera la lectio pour nourrir la mémoire et entrer ainsi dans le dessein de Dieu… La prière de Jésus aussi a ce grand avantage de meubler la mémoire, de l’habiter continuellement. Mais une fois retrouvé le goût pour la prière il faut demeurer vigilant.
Soyons très attentifs surtout à tout ce qui grignote les temps de prière. Personne ne décide d’abandonner la prière, mais on prend facilement 5 ou 10 min. pour terminer une lecture, un travail, un entretien. J’apprécie pour cela le quart d’heure au milieu des Vigiles. C’est un temps sur lequel on ne peut rien grignoter. La demi heure d’adoration du dimanche soir peut être plus facilement raccourcie. L’empressement  pour se rendre à l’Office montre qu’on garde ce souvenir de Dieu.
L’Abbé doit veiller à ce que chacun ait suffisamment de temps, la Constitution parle plutôt de loisir, otium, pour pouvoir s’adonner à la prière et à la lectio. Il n’est pas demandé à l’Abbé de contrôler si chacun prie et fait sa lectio mais il doit avoir le souci que chacun puisse le faire. La vigilance de l’Abbé ne remplace pas la responsabilité personnelle. C’est chacun qui est responsable de sa prière et de sa lectio.

3- Office et Eucharistie

Par le continuel souvenir de Dieu, les frères prolongent l’œuvre de Dieu tout au long du jour. A l’Office nous nous tenons en présence de Dieu afin que notre cœur concorde avec notre voix. (RB chap. 19) En vivant sous le regard de Dieu il y aura continuité entre l’Office et le reste de la journée. C’est ce que dom Belorgey a développé dans son beau petit livre intitulé Sous le regard de Dieu.
Le souvenir de Dieu prolonge l’Office, mais il me semble qu’il est davantage encore dans le prolongement de l’Eucharistie. Faites ceci en mémoire de moi, en souvenir de moi, en mémorial. Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe vous   annoncez la mort et la résurrection du Seigneur. (cf. 1Co 11, 26)
Quoi que nous fassions, faisons tout en rendant grâce à Dieu, c’est-à-dire faisons de notre vie une eucharistie. Notre célibat, notre obéissance, notre fidélité dans la communauté, notre prière, notre lectio, notre travail, notre accueil doivent se vivre en souvenir de la vie de Dieu parmi les hommes en Jésus de Nazareth. St Benoît ne développe pas une spiritualité de l’Eucharistie et pourtant, comme je le disais, le rite de la profession solennelle situe toute la vie du moine dans une perspective eucharistique. 

 

4- Silence et Recueillement


"Tous auront le souci de favoriser constamment cette mémoire de Dieu par une atmosphère de recueillement." On n’est plus à l’époque des règlements ni des coutumiers trop détaillés. Certaines précisions nous sont données dans les Constitutions elles-mêmes et chaque communauté voit comment les appliquer. Il est bon, de temps en temps, de se le rappeler mais cela ne sert à rien s’il n’y a pas un souci constant de tous de favoriser un climat de recueillement. Or il est rare que celui qui trouble ce climat général s’en rende compte lui-même. C’est un domaine où doit  jouer l’entraide fraternelle.
La parole est souvent nécessaire mais elle ne concerne que celui à qui je m’adresse. Il est normal par conséquent de se mettre à l’écart et de choisir des lieux et un ton de voix qui ne dérange pas l’ensemble. Gardons l’habitude de respecter un silence strict dans les cloîtres ou les escaliers. Ces lieux de communication conditionnent l’atmosphère générale de la maison. Les hôteliers y veillent à l’hôtellerie. En clôture il est normal que le silence soit encore plus religieusement respecté. Un silence bien observé est porteur. J’ai aimé une phrase de Père Lode lorsqu’il parle de sa visite à Tamié. Il écrit : "Les frères expriment beaucoup de spontanéité, mais il y a clairement des règles qui régissent le quotidien". Une communauté d’une trentaine de frères au caractère parfois bien trempé et dans un espace malgré tout réduit suppose un réel art de vivre pour que le cadre demeure porteur. C’est cet art de vivre qu’il nous faut conserver et cultiver, un art de vivre qui favorise à la fois le climat fraternel et le souvenir de Dieu.
De même qu’on ne mange pas spontanément dès que l’envie nous prend, de même on ne parle pas chaque fois que l’envie de placer une parole nous démange. Je dirai qu’une parole qui démange est une parole qui dérange. Elle manifeste un manque de maîtrise de soi. Or saint Benoît a ce très bel instrument du bon travail : Actus vitae suae omni hora custodire, dans tous ses actes et à toute heure, conserver une certaine maîtrise. C’est cette maîtrise qui donne une qualité de vie, un art de vivre ensemble. Les paroles spontanées, les chuchotements à table ou dans un lieu de silence, affectent cet art de vivre qui pour nous s’appelle recueillement. Nous en sommes tous responsables. Ceux qui ont une voix forte, et j’en suis, doivent maîtriser le volume de leur voix en fonction des lieux et des circonstances.
Pour terminer nous pouvons relire la Constitution 24 sur la garde du silence :
Dans l’Ordre, le silence est une des principales valeurs de la vie monastique. Il assure la solitude du moine dans la communauté. Il favorise le souvenir de Dieu et la communion fraternelle ; il ouvre aux inspirations de l’Esprit Saint, entraîne à la vigilance du cœur et à la prière solitaire devant Dieu. C’est pourquoi en tout temps, mais surtout aux heures de la nuit, les frères s’appliqueront au silence, gardien de la parole en même temps que des pensées.
Statut 24 A : Selon la tradition de l’Ordre le silence doit être observé surtout dans les lieux réguliers, tels l’église, le cloître, le réfectoire, le scriptorium.