L'hospitalité monastique — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

L'hospitalité monastique

Par dom Victor

Dimanche 10 décembre 2006

            Il est quand même surprenant qu’un texte du 6e siècle soit encore aujourd’hui la base de notre législation et l’inspiration de notre vie monastique, tant ici en Europe, qu’en Afrique ou en Asie. Dans ce texte de saint Benoît qu’est la Règle sont exposées les valeurs fondamentales de la vie monastique. Ces valeurs sont : la vie commune fondée sur l’obéissance, la prière, le travail et l’hospitalité. Ce sont des valeurs qui transcendent toutes les époques, toutes les cultures. Le journal La Croix demande un article sur l’hospitalité monastique.

1) L'accueil au monastère

            Il est difficile de se faire une idée exacte de la vie dans le monde romain du 6e siècle. Nous savons que c’était une période troublée par les invasions barbares, les guerres et les pillages… La Règle laisse entendre qu’il y avait, jusque dans la communauté, des pauvres et des riches, des esclaves et des hommes libres, des barbares et des gens lettrés… Or que dit st Benoît au sujet de l’hospitalité ? Il y consacre un long chapitre, le c.53.

  • D’emblée, dès les premiers mots, il nous dit que « les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ, car il dira un jour : J’ai été votre hôte et vous m’avez reçu. » Avant même de savoir qui est l’étranger qui se présente, on voit en lui le Christ, on le considère comme une visite de Dieu. C’est pourquoi avant toute chose on priera avec lui. Tel est le premier fondement de l’hospitalité monastique : voir le Christ dans tout étranger qui se présente. Ensuit s. Benoît nous demande d’aimer cet étranger :
  • « Dés qu’un hôte est annoncé, le supérieur ou des frères iront à sa rencontre avec l’empressement que requiert la charité…Après quoi on lui témoignera beaucoup d’humanité. » Ce mot humanitas employé par st Benoît est très beau. L’hospitalité est accueil de Dieu dans notre humanité. Il est précisé que « le supérieur rompra le jeûne par égard pour l’hôte ». Après la prière, le geste le plus important de l’hospitalité est le partage de la même table avec le supérieur. L’hospitalité est vécue comme une véritable communion. S’il existe quelque préférence ou un régime de faveur, ce sera principalement en faveur « des pauvres et des pèlerins qu’on montrera un soin tout particulier, car en eux, plus qu’en d’autres, c’est le Christ qu’on reçoit. » Plus on regarde l’hôte avec foi plus on lui manifestera une grande humanité dans l’accueil.
  • « Les hôtes ne manquent jamais au monastère. » Ils font, d’une certaine manière partie intégrante du monastère. Benoît prévoit une cuisine à part pour eux et un ou deux frères qui y seront affectés pour un an. L’hôtellerie sera pourvue de lits en nombre suffisant ; il ne s’agit donc pas d’un simple abri comme on en trouve dans les gîtes de montagne.
  • Le supérieur se comporte comme un serviteur devant l’hôte : « L’abbé versera de l’eau sur les mains des hôtes L’abbé et la communauté entière laveront les pieds de tous les hôtes…Dans l’acte même de les saluer, on témoignera envers tous les hôtes, qu’ils arrivent ou qu’ils partent, une profonde humilité. » Dieu nous avons reçu ton amour (ta miséricorde) dans ton temple. (Ps 47,10) cité ici par st Benoît.
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2) Un paradoxe de la vie monastique

            Présenter l’hospitalité comme une valeur monastique paraît un paradoxe. Les moines sont censés fuir le monde. Saint Benoit, comme toute la tradition, veille à ce que les moines aient le moins de contact possible avec l’extérieur. « S’il est possible, le monastère sera construit de telle façon que tout le nécessaire, à savoir l’eau, le moulin, le jardin, soit à l’intérieur du monastère et que s’y exercent les différents métiers, pour que les moines ne soient pas forcés de se répandre à l’extérieur, ce qui ne convient nullement à leur âme. » (c.66) Et dans le c. 53 il précise : « nul ne se joindra ni ne parlera aux hôtes s’il n’en est prié. Qui les rencontre ou les voit, les saluera avec humilité et, ayant reçu leur bénédiction, il passera, expliquant qu’il ne lui est pas permis de s’entretenir avec un hôte. » Le moine doit à la fois fuir le contact avec les hommes et voir le Christ dans l’hôte qui le rejoint dans sa solitude.

            Seule la vie en communauté permet de résoudre cette tension, ce dilemme même. Quelques frères sont chargés de l’accueil au nom de toute la communauté, l’abbé lui-même représentera la communauté auprès des hôtes. Ainsi solitude et hospitalité peuvent s’harmoniser selon le conseil donné par Jésus aux deux sœurs de Béthanie : Marthe peut s’occuper de l’accueil et Marie demeurer assise aux pieds de Jésus.

3) L’hospitalité et la paix

            Il est assez remarquable qu’on ait spontanément désigné comme devise bénédictine le mot Pax, paix. Dans ce c.53, dès le début, il est dit qu’après la prière on échangera la paix. Il faudrait traduire plutôt socientur in pace par ‘les hôtes seront associés à notre paix’, ‘introduits dans notre paix’.  

            Il serait intéressant de suivre, au long de l’histoire, le rôle joué par l’hospitalité monastique en faveur de la paix. Il a sans doute existé quelques moines fanatiques qui ont pu encourager la violence. Mais là où l’hospitalité a été pratiquée comme st Benoît le prévoit, des frères ennemis ont été accueillis avec la même charité et surtout la même foi. Il n’est pourtant pas facile de voir le Christ dans des ennemis qui cherchent à s’entretuer ! C’est cette hospitalité qui tend à transformer les ennemis en frères, au moins dans le cœur des moines qui les accueillent. Comment ne deviendraient-ils pas alors frères dans le cœur de Dieu ? C’est bien ce qu’ont vécu nos frères de Tibhirine appelant frères de la plaine et frères de la montagne les deux groupes ennemis et les accueillant avec la même charité, les soignant comme le Christ. C’est ce que nous avons essayé de vivre à Mokoto (Congo démocratique) en accueillant des gens des trois ethnies en conflit sanglant entre elles en 1993 d’abord puis en 1996. Nous en avons logés et nourris 600 durant six mois en 1993, leur permettant même de passer la nuit dans l’église. Ils vivaient en harmonie, travaillaient ensemble, organisaient la scolarisation pour les enfants, une femme donnait une formation à caractère social, une autre assurait les soins pour les malades et les accouchements, puisque quelques bébés sont nés dans l’église… Grâce à cette hospitalité, les ennemis devenaient frères. L’expérience s’est renouvelée en 1996 jusqu’à ce que nous devenions nous-mêmes la cible des violences.

            La Constitution 3,3 dit : Par leur hospitalité empressée les moines partagent la paix et l’espérance que donne le Christ avec ceux qui, comme eux, sont en marche. La paix n’est possible que si elle s’accompagne d’espérance. Je pense à Etty Hillesum dans le camp qui l’acheminait vers la mort. Elle espère en un monde plus fraternel et veut aider Dieu à construire ce monde de fraternité. Je travaille déjà, écrit-elle, à construire une société qui succèdera à celle-ci. C’est cette espérance active que doit exprimer notre hospitalité. Nous devons, par notre hospitalité, construire la paix.

 

4) L’hospitalité, un critère de civilisation

            J’ai toujours été frappé par le résultat d’une étude du Cal Daniélou sur les vrais critères d’une civilisation. En conclusion il déclare, dans son livre Et qui est mon prochain ? (éd.Stock, 1974), qu’on peut parler de civilisation lorsque l’autre, l’étranger, cesse d’être vu comme ennemi (hostis) et est accueilli comme hôte (hospes). Ainsi peut-on dire qu’un peuple est davantage civilisé non en raison des monuments qu’il nous a laissés, ni à cause de la richesse de sa littérature écrite mais dans sa façon de pratiquer l’hospitalité. L’étranger est-il vu spontanément comme un ennemi, comme chez les animaux en général, ou accueilli comme un hôte et parfois même considéré comme un visiteur divin ?

            On constate dans la plupart des civilisations dites ‘primitives’ un très grand respect pour l’hôte. Il est l’objet de beaucoup de protections et les liens qui unissent à lui sont plus forts parfois que les liens du sang. Dans nos civilisation dites ‘évoluées’ l’étranger est très souvent perçu d’abord comme un danger qu’il faut écarter, refouler et dont en tout cas il faut se méfier. Tous nos exploits techniques traduisent-ils un réel progrès de civilisation ? On est en droit de se le demander.

            Dans le domaine de l’évangélisation aussi la question se pose. Un théologien congolais, Bimwenyi Kweshi, dont l’ai lu la thèse développe l’argument que la tradition africaine devrait accueillir le Christ et son message comme elle sait accueillir l’étranger. L’autre nous apporte toujours quelque chose que l’on n’a pas, une expérience, une histoire, un savoir qui viennent enrichir nos connaissances et féconder notre propre culture. Au début de sa thèse il analyse très bien comment, dans la tradition africaine, l’étranger est perçu sous sa double face de menace et de chance.

L’étranger, celui-qui-vient d’ailleurs est tout d’abord perçu comme menace :

            1° - Il est épiphanie de l’inconnu, apparition de l’étrange. Il est envahissement de la nouveauté pure, irruption de l’inattendu, peut-être de l’indésirable.

          2° - J’ignore ses intentions véritables ou les nouvelles dont il est porteur. Vient-il en ami ? en envahisseur ?

           3° - Sa présence impose à celui qui l’accueille une responsabilité supplémentaire et lui fait courir des risques nouveaux. Si c’est un voleur son hôte sera considéré comme complice, de même s’il importune la femme d’autrui…D’autre part, tout ce qui peut survenir de fâcheux à l’étranger retombe sur son hôte. Aujourd’hui, en France, celui qui signe une déclaration d’accueil d’un étranger est passible de prison si cet étranger passe dans la clandestinité.

Mais l’étranger est aussi une chance :

            1° - Il peut devenir un allié de plus, un ami éventuel. On peut être étranger à son tour un jour et on sera accueilli par celui qu’on accueille aujourd’hui. Qui sait accueillir élargit le cercle de ses amis et accroit son prestige.

            2° - L’étranger est comme de l’air frais qui vient ventiler un système toujours enclin à se replier sur lui-même, il est comme un souffle nouveau, une force de renouvellement. Sur beaucoup de sujets il apporte le point de vue de son pays et son apport peut parfois être considérable.

            L’hospitalité considère cette face positive. Accueillir l’autre, s’ouvrir à l’autre est déjà une richesse. Voir en lui le Christ et l’envoyé de Dieu nous situe sur un tout autre plan et nous fait entrer dans le Royaume. J’étais un étranger et vous m’avez accueilli. L’accueil de l’autre devient accueil de Dieu, chemin nécessaire pour aller à Dieu. Nous retrouvons la parabole du Samaritain et la parole de Jésus, Va et fais de même ! Autrement dit, ne pas attendre que l’autre vienne à moi mais « courir à sa rencontre avec l’empressement de la charité » (RB c.53)

5 ) St Benoît patron de l’Europe

            Pourquoi st Benoît a-t-il été nommé patron de l’Europe ? On pense à l’action civilisatrice des moines, en particulier le défrichage des terres. Aujourd’hui on touche des primes pour mettre des terres en friche ! On pense à leur rôle de conservateurs de la culture ancienne par leurs bibliothèques, leurs écoles… On pense à leur rôle évangélisateur et à la dimension spirituelle qu’ils ont su donner à la culture européenne. Mais pense-t-on suffisamment au rôle profond qu’ils ont joué par leur hospitalité pour fonder une civilisation plus humaine, une vraie fraternité ? L’humanisme chrétien se caractérise d’abord par la valeur qu’il sait reconnaître dans l’autre et surtout dans le pauvre, le faible, le souffrant, le blessé, l’étranger, le pécheur…Quand st Benoît demande à l’abbé de manger avec l’hôte, avec tout hôte, on peut penser à Jésus ne craignant pas de manger avec les pécheurs. La Cène du Jeudi-Saint est un repas d’amitié avec un traître et des disciples qui vont l’abandonner. L’Eucharistie nous rappelle toute l’importance, toute la charge symbolique du repas pris en commun. On ne voit jamais Jésus inviter à sa table mais toujours s’inviter chez l’autre, chez Zachée, Simon le pharisien, Matthieu le publicain, Marthe et Marie. Quand il invite à sa table c’est pour ouvrir le repas sur une dimension qui n’est plus de ce monde, sur le Royaume : le pain multiplié oriente vers l’eucharistie, pain qui donne la vie éternelle, la Cène du Jeudi Saint introduit dans la communion trinitaire, le poisson grillé au bord du lac révèle sa présence de ressuscité.

            Ne laissons pas notre hospitalité monastique être récupérée par les offices de tourisme. Mais gardons un regard de foi, pratiquons la charité en grande humanité et sachons partager avec les hôtes notre espérance et notre paix. Le temps de l’Avent nous rappelle qu’accueillir l’autre est une façon privilégiée d’accueillir Dieu.

Je trouve cette phrase dans Études, déc. 2006, p. 658 : « Le pluralisme serait un malheur si chacune de ses composantes n’avait pas d’hospitalité pour l’autre »  Massimo Cacciari, philosophe italien, maire de Venise.