Un désir qui nous ouvre à la vraie vie — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Un désir qui nous ouvre à la vraie vie

Conférence du 3 juin 2007

- Chaque temps liturgique stimule et relance notre vie spirituelle en la recentrant sur le Christ, que ce soit l’Avent, le Carême ou le Temps Pascal, mais aussi le Temps dit ordinaire qui donne sens à l’ordinaire de la vie. L’attente du Seigneur éclaire le temps de l’Avent, suivre le Christ dans sa montée vers Pâques accompagne le Carême, la joie de la Résurrection illumine le Temps Pascal. Vivre de la présence du Seigneur dans l’Esprit est sans doute le sens que veut donner à notre vie ce temps ordinaire qui dure environ six mois, soit la moitié de l’année.

            - Les conférences du Père Salin nous ont rappelé que le cœur de toute mystique authentique est une vie dans l’amour, l’amour très concret de toute personne rencontrée ou lointaine. Et il nous donnait en résumé l’exemple de Thérèse de Lisieux avec son acte d’offrande à l’Amour. Il a évoqué également Charles de Foucauld qui s’est voulu frère universel.

            - J’ai relu avec intérêt l’interview qu’a donnée notre Abbé général au journal La Croix le 12 novembre 2006 et intitulée ‘L’espérance, c’est le désir qui nous pousse vers l’avenir’.

S’ouvrir à la vie

L’avenir, ce n’est pas seulement le futur mais la vraie vie

            L’avenir, ce n’est pas seulement le futur mais la vraie vie, celle à laquelle nous invite s. Benoît dès le Prologue de sa Règle. Comment s’ouvrir à cette vie qui commence ici-bas et durera toujours ? Comment triompher de notre égoïsme qui a tendance à nous refermer sur nous-mêmes et à nous priver de cette vie ; car l’égoïsme, c’est la mort ? Qui veut garder sa vie, la perdra ! Il y a là un combat continuel, un dur combat. Dominique Davin a tenté de le montrer dans son spectacle. C’est le combat de l’Esprit contre la chair. Comment se laisser transformer par l’Esprit du Christ pour contribuer à transformer le monde ?

            Nous sommes tous de bonne volonté, tous résolus à nous convertir et à mener ce combat contre notre égoïsme, mais la lassitude nous gagne et nous nous arrêtons en chemin. Il est dur le combat de la vie, le combat spirituel ! Il faut le mener jusqu’au bout, jusqu’à notre dernier souffle. Le moteur, le dynamisme de ce combat c’est le désir, désir qui devient progressivement Amour. Aujourd’hui, chez les jeunes, constate dom Bernardo, il faut ordonner le désir : ‘Ce qui veut dire, subordonner le désir de plaisir physique au désir de joie interpersonnelle et ce dernier au désir ardent de Dieu…’

Le désir de l’autre

            Au début, ce désir est imprécis et très orienté vers soi, vers son propre plaisir. On cherche le bonheur et on croit le trouver en se procurant du plaisir. On cherche à se faire plaisir. Très vite on découvre que c’est un chemin sans issue et que le chemin du vrai bonheur se trouve dans l’ouverture à l’autre. Le but premier alors n’est plus la recherche de mon plaisir mais de procurer de la joie aux autres. C’est la première grande conversion qu’une bonne éducation inculque à l’enfant dès son sevrage et que devrait poursuivre tout effort d’ascèse. Ce désir de servir les autres, de vouloir le bonheur des autres, est souvent le début d’une vocation. Ce fut le cas pour Pachôme l’orientant d’abord vers le baptême, puis vers la vie monastique. Tout appel à suivre le Christ est ouverture à l’autre et aux autres : Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres,  puis viens et suis-moi !

           Mais tout renoncement, toute ascèse généreuse peut perdre cette orientation vers l’autre et nous refermer sur nous-mêmes, sur un certain idéal de soi, sur l’image qu’on cherche à donner. Au lieu de s’ouvrir à l’amour du Christ et des autres on poursuit un idéal qu’il soit de pauvreté, de solitude, de silence, de prière…La liturgie elle-même qui a pour fonction de nous faire entrer dans le mystère de Dieu et de nous ouvrir à l’amour fraternel, y réussit-elle toujours ?

Orienter son désir

            La question fondamentale est de savoir où se situe notre désir, notre désir profond et de faire en sorte que ce désir commande mon agir. Je peux nourrir en rêve de grands désirs et agir très égoïstement : je pense aux domaines très concrets du sommeil, de la nourriture, des lectures, de mon emploi du temps, de ma détente…Quand s. Benoît exige le renoncement à la volonté propre, c’est pour nous libérer de cet égoïsme qui étouffe en nous le désir. Orienter son désir et  vivre conformément à ce désir appelle des renoncements : à ses goûts, à son plaisir, à son temps, à sa vie…jusqu’au martyre ! Nous voilà en plein mystère pascal. Ceci est mon corps donné, ceci est mon sang versé, pour vous et pour la multitude…La prière eucharistique IV nous fait dire dans sa longue introduction : afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous, il a envoyé comme premier don fait aux croyants, l’Esprit qui poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification.

            Je reprends le texte de dom Bernardo :

‘La source de vie est en nous. Dieu habite en nous. S. Bernard part toujours de l’expérience. Il ne commence pas par définir l’acte de foi et d’amour. Que dit-il ?  Je m’aime moi-même et pour cela je dors et je mange. Puis je vois mon voisin qui me manque, dont j’ai besoin, et l’amour de soi s’ouvre alors à l’amour de l’autre’.

Mais je fais l’expérience de mon égoïsme et de l’égoïsme de mon voisin. Je constate douloureusement que mon désir butte contre un mur, qu’il ne parvient pas à m’ouvrir à l’avenir ; il ne réussit pas à me faire avancer sur le chemin de l’amour, le chemin de la Vie. Et ma vie perd toute sa fécondité. Je me retrouve comme un randonneur en montagne qui a quitté le sentier et se trouve pris dans des branches et des ronces…  

C’est ce que nous disent beaucoup de paraboles de Jésus :

la parabole de la semence étouffée par les soucis égoïstes de la vie ;
celle du fils prodigue qui n’a rencontré personne à aimer, qui n’a pas découvert l’amour, et qui revient seul, pauvre, blessé, toujours fermé à l’amour de son père qu’il n’envisage que comme un employeur éventuel ; sauf que sa blessure est déjà une ouverture possible…
la parabole des ouvriers envoyés à la vigne où chacun travaille pour son salaire en fermant son cœur à tout sens du partage avec ceux qui ont été embauchés après eux
celle des talents avec celui qui enfouit son talent dans un mouchoir et l’enterre, sans se soucier de le mettre au service des autres
le figuier stérile qui ne porte aucun fruit ; c’était l’évangile de vendredi
les 10 lépreux guéris dont 9 ne pensent qu’à leur propre guérison sans s’ouvrir à la reconnaissance envers Dieu et celui à qui ils doivent leur guérison…

S’ouvrir au Don

            ‘Il s’agit donc de remettre en cause l’ordre actuel avec ses frontières de peurs pour laisser place à la vie réelle qui nous pousse vers le haut’, dit encore dom Bernardo. Je préciserai volontiers pour laisser place à la vie réelle qui nous  pousse vers le haut, vers le Don. Dom Bernardo cite précisément l’exemple de frère Christophe : ‘Frère Christophe est un modèle de l’homme désirant qui a su donner sa vie jusqu’au martyre afin de rendre un témoignage d’amour à l’Amour’.

            Devant notre difficulté à vaincre notre égoïsme, tel le fils prodigue, nous nous tournons spontanément vers Dieu. Nous cherchons à revenir à Celui dont nous a éloignés la lâcheté de la désobéissance et nous crions avec le Psaume, au début de chaque office : Dieu, viens à mon aide ! Vite à mon secours ! Ou avec le psaume 106 : Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse. Comme constate alors dom Bernardo, ‘on aime l’aide de Dieu, pas Dieu lui-même. Puis on se rend compte que Dieu est aimable et alors on aime Dieu non pour son aide, mais parce qu’il est bon. C’est le plus difficile, et chacun est appelé à connaître un jour cette étape-là’. Cette découverte que Dieu est bon me conduira à cette autre découverte : ‘Aimer les autres parce que les autres sont bons, c’est crucial,’ précise dom Bernardo. On ne peut aimer que ce qui est bon. Pour aimer l’autre il est donc nécessaire de découvrir la bonté cachée en lui. Même les bourreaux ont une âme disait Maïti Girtanner.

Être au cœur de l’histoire

            Dans la mesure où je donne ma vie pour les autres, pour ma communauté d’abord, puis pour l’Eglise et le monde les autres m’apparaissent revêtus de la bonté de Dieu. La bonté de Dieu qui m’habite les transfigure. Un cœur fermé sur lui-même ne peut accéder à cette lumière, que j’appellerais eucharistique, à cette grâce de transfiguration. Pensons à la vision qu’eut s. Benoît à la fin de sa vie lorsqu’il vit le monde entier plongé dans cette lumière divine.

            ‘Le moine ou la moniale, dit encore dom Bernardo, cherche la solitude afin de se connaître lui-même, de s’unir à Dieu qui l’habite et de se solidariser avec toute l’humanité’. Mais il y a toujours danger de manquer le but et de se replier sur soi. La maladie, l’épreuve, l’échec, la démission, la vieillesse comportent toujours ce danger. Ils peuvent nous détacher, nous purifier et nous faire grandir dans l’amour. Ils peuvent aussi nous replier sur nous-mêmes. ‘Même la solitude monastique peut être peuplée pour le meilleur et pour le pire ; pour le meilleur lorsqu’elle permet l’union avec Dieu et de devenir solidaires de tous, pour le pire lorsque notre immaturité affective nous centre sur nous-mêmes’.

            Le critère de notre union à Dieu demeure ce regard que nous portons sur nos frères et sur tous les hommes. Est-ce un regard de miséricorde, de compassion, un regard plein d’amour ? Ou est-ce un regard de jugement, de condamnation, voire de mépris ?

            Plus on est au cœur de l’Amour, plus on se trouve au cœur de l’histoire, comme Jésus lui-même en son mystère pascal, comme saint Bernard et tous les saints. Je vous lis le dernier paragraphe de dom Bernardo. Il répond à la question que lui pose Isabelle Gaulmyn sur le danger pour la vocation monastique de se couper du monde. Voici sa réponse :

            ‘Au contraire, la vie religieuse monastique est à cheval sur l’histoire ! Toute évolution du monde, tout changement nous affectent. Regardez comment les moines de Tibhirine ont été pris par l’histoire, jusqu’à en devenir les victimes. Ou encore, nos communautés qui ont été bouleversées dans la région des Grands Lacs par les conflits en 1996 : notre monastère à Goma a été détruit. C’est la même chose en Bosnie-Herzégovine, nous nous sommes trouvés au centre du conflit, à Banja Luka. Les moines quittent le monde, mais pour retrouver ses problèmes. Une vie spirituelle est toujours incarnée dans un lieu : nous faisons un vœu de stabilité, et nous restons dans ce lieu. Il n’y a pas d’autre choix : saint Antoine le Grand avait ainsi quitté Alexandrie pour le plus profond du désert. Mais dès qu’il a eu connaissance des hérésies, il est revenu. Tel était déjà le modèle de la vie monastique la plus primitive. Saint Bernard de Clairvaux était plongé dans les affaires du monde, puisqu’il a prêché la première croisade. Nous quittons le monde, mais pour le rencontrer dans le cœur de Dieu. Dans ses joies et dans ses souffrances’.