Homélie Jeudi saint — Abbaye de Tamié

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Abbaye de Tamié

Homélie Jeudi saint

Par Frère Raffaele

Il me semble que le passé et l’avenir se conjoignent et se concentrent dans cette heure de la chambre haute où Jésus préside et institue l’eucharistie chrétienne. Oui, tout le passé, depuis la création, et tout l’avenir, jusque dans l’éternité où Dieu nous attend, se concentrent dans ce sacrement de l’amour, dans ce repas d’action de grâce.

 Le passé d’abord. On sait bien que Jésus, ce faisant, n’a pas inventé un rite nouveau. Il a tout simplement célébré le rite et la liturgie du repas pascal juif, en ajoutant seulement deux précisions – mais essentielles. En partageant le pain à ses disciples, il a dit : « Ceci est mon corps » ; puis, en faisant circuler la coupe, à la fin du repas : « Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle. »

 C’est dire combien l’eucharistie s’enracine dans ce mémorial qui célébrait d’année en année, depuis des siècles, l’événement fondateur d’Israël, quand Dieu, à main forte et à bras étendu, a rassemblé son peuple, l’a fait sortir d’Egypte et traverser la mer Rouge. Mais à ce sujet les Juifs non plus n’ont pas tout inventé. Ils ont repris des rites cananéens beaucoup plus anciens : le pain sans levain et l’immolation de l’agneau, et les ont adaptés à cet événement fondateur de leur histoire. Ces rites cananéens célébraient, eux, le retour du printemps et le réveil de la nature.

 De la nature ! Et cela nous invite à remonter plus haut encore : jusqu’à la création. Le psaume 103 qui la célèbre parle, à un moment donné, des prairies que Dieu fait pousser pour les troupeaux et des champs pour l’homme qui travaille. Ce travail de l’homme en tire en particulier le pain et le vin dont le même psaume parle en ces termes : « le pain qui fortifie le cœur de l’homme » et « le vin qui réjouit le cœur de l’homme ».

 On peut dire que, d’une certaine manière, toute la création est symbolisée et résumée dans le pain et le vin que l’on pose sur l’autel pour l’eucharistie : le solide et le fluide, la stabilité et le dynamisme, le sérieux et le rire, le quotidien et la fête. C’est tout cela que Jésus reprend pour se donner à nous. Le pain et le vin, en eux-mêmes déjà, ont pour nous toute une réalité et un sens particuliers et hors du commun. Et Jésus les emmène jusqu’à la plénitude de cette réalité et de ce sens : il en fait son corps et son sang. Voilà pour le passé.

 L’avenir maintenant. Quand il institue l’eucharistie, Jésus pose un acte prophétique, à la lumière duquel nous devons interpréter les événements qui en seront l’avenir immédiat : la Passion, la Croix. Ils ont tout l’air d’une défaite totale, d’un échec absolu. Non, nous dit l’institution de l’eucharistie – comme d’ailleurs le lavement des pieds – ; ils sont la conséquence, hautement logique, de la venue du Seigneur comme serviteur. Il a commencé par donner tout son temps, sa parole, sa miséricorde dans les guérisons et les autres miracles. Et, maintenant, il se donne lui-même jusqu’au bout. Non, on ne lui prend pas sa vie. Malgré les apparences, il l’offre. Il la perd, certes, mais pour « gagner le monde entier », et chacun de nous, au salut, et pour en faire l’offrande à son Père. Il se fait ainsi, au sens le plus absolu, « le pain qui fortifie le cœur de l’homme » et « le vin qui réjouit le cœur de l’homme ».

 Depuis, il y a toutes ces eucharisties, par milliers et milliers, au long des jours, des mois, des années, des siècles, des millénaires, où l’Église qui les célèbre se recrée sans cesse. Mais est-il juste de parler des eucharisties au pluriel ? N’y a-t-il pas, au fond, une seule eucharistie ? Oui, celle que nous commémorons en ce jour. Celle que préside Jésus. Chaque fois que nous la célébrons, l’Esprit Saint, qui se joue de l’espace et du temps, nous rend comme contemporains des apôtres et nous donne place parmi eux dans la chambre haute.

 Au cours de ce repas, Jésus a dit, à un moment donné : « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’à ce que je le boive nouveau dans le Royaume de mon Père. » C’est là une sorte de vœu de sa part, qui nous projette jusque dans l’avenir définitif : ce repas de fête avec Dieu, où Jésus promet de nous faire asseoir à sa table et de nous servir lui-même.

 L’eucharistie en est la préfiguration, et plus encore : les prémices. Oui, mais à condition que nous persévérions jusque là. La communion, tout à l’heure, s’offrira à nous comme le ressort et le renouvellement de cette persévérance et de notre espérance, à la louange du nom du Père. Amen.